Michel Agier arpente les villes d’Amérique latine et d’Afrique depuis des années. Cet anthropologue chaleureux s’intéresse notamment aux camps et campements comme nouvelles formes urbaines. Dans la tradition des travaux de l’École de Chicago, il renouvelle la définition de la ville.
Entretien à la veille d’un départ.
Pouvez-vous expliquer ce qu’est l’anthropologie urbaine ?
Si l’anthropologie veut rester antropos – s’occuper de l’homme en société – , il lui faut s’adapter au monde, qui est à plus de 50 % urbain… Les ethnologues ont suivi les gens qui migraient vers les villes ; ils ont pris pour objet d’étude ces nouveaux espaces, ces agglomérations plus grandes que des villages. Cela reste un changement important pour la discipline. Je défends l’idée qu’il faut aussi « urbaniser » l’anthropologie, faire une anthropologie de la ville. Réfléchir à de nouveaux concepts, à de nouvelles méthodes d’enquête. S’installer dans un fauteuil et voir défiler les chefs de lignage raconter leur généalogie ne marche plus. Il n’y a plus tellement de chefs de village et, surtout, il y a d’autres modèles de parenté que les sept ou huit recensés dans l’ethnologie classique. Ma question plus générale a été : « qu’est ce qui fait ville ? ». Il peut y avoir de la ville quand il n’y a pas d’immeubles de vingt-cinq étages, quand il n’y a pas de voitures. Partout dans le monde, les gens font des villes. Ils arrivent quelque part et commencent à créer des relations, de l’interconnaissance – c’est un peu la tour de Babel. Au bout d’un moment quelque chose se compose et de cette composition-là, on peut dire : c’est de la ville. Dans ce cas, on est dans l’anthropologie de la ville.
Vos recherches vous ont conduit dans les grandes villes d’Amérique latine et d’Afrique… Comment les avez-vous étudiées ?
Pour connaître une ville, il faut d’abord s’y perdre. Il faut marcher, chercher des lieux, comprendre comment les gens font leurs propres circuits, pourquoi ils se sentent bien dans certains endroits et étrangers dans d’autres. À Bahia, j’ai réalisé que des personnes d’un quartier n’étaient jamais allées dans d’autres parties de la ville où moi je circulais tous les jours. Les gens se déplacent et se font leurs propres représentations de la ville. À chacun son hologramme, sa totalité de ville qu’il se compose avec ses propres éléments. Contrairement à l’ethnologie classique où il y a des clans, des lignages, des ethnies, en anthropologie urbaine on ne sait pas à quoi on a affaire. Ça défile. On regarde comment les individus organisent leur existence. On a plutôt affaire à des réseaux, les combiner permet de recomposer le monde social des personnes.
Est-ce que vos observations sur ces terrains diffèrent de celles que l’on peut faire sur les villes européennes ?
Il y a une très grande diversité mais j’essaie justement de chercher les invariants dans les logiques d’organisation. Évidemment, la part d’économie informelle est sans commune mesure. La puissance de l’État est également très différente. J’ai principalement travaillé dans des favelas, des « quartiers spontanés » comme on dit en Afrique, toutes sortes de campements et de camps où la puissance publique est beaucoup moins présente. L’initiative privée, associative, communautaire prend une place considérable en comparaison. Il y a quand même des logiques comparables mais avec ce qui, en Europe, peut paraître marginal ou polémique. Les campements roms représentent 17 000 personnes dans toute la France, ce n’est rien. Mais, on peut les comparer avec les favelas ou des occupations qui sont au principe même de l’extension urbaine en Amérique latine. Ce principe est reconnu depuis maintenant une vingtaine d’années : des migrants arrivent, occupent un sol vacant et, au bout d’un certain temps, ils obtiennent la reconnaissance de leur établissement. Ce sont trois phases : l’invasion, l’occupation et l’établissement, qui sont maintenant presque formalisées dans la politique publique.
Est-ce ce phénomène que vous décrivez en parlant de « la fondation de la ville à partir de ses marges » ?
Absolument. Prendre le point de vue du « fondement de la ville à partir de ses marges » a deux effets. Tout d’abord, prendre acte de la multipolarité des villes ou encore de la centralité des marges. Maria Anita Palumbo a, par exemple, étudié le quartier Barbès, Château Rouge, la Goutte-d’Or. On peut le considérer à partir de l’histoire de Paris comme un lieu marginal, à la marge de Paris au XIXe siècle ou, en se décentrant, le considérer comme un lieu central du point de vue des circulations migratoires. C’est sûrement un des lieux de Paris les plus connus en Afrique du Nord, en Afrique de l’Ouest et Centrale, ou au Moyen-Orient. Ensuite, cette idée de marge est utile pour penser la question du droit à la ville. Quand des lignes de bus ont relié les favelas lointaines de Rio Nord à Copacabana et Ipanema, des habitants ont protesté : « on est envahi par la périphérie ». Au Brésil, on dit « périphérie » pour parler de la banlieue. Il y a bien un rapport politique entre ce qui est marginal et ce qui est central. Parler de marges, c’est continuer à dire le conflit qui existe à propos de la ville : le droit d’être là.
Depuis 2000, vous travaillez sur les espaces de regroupement des personnes déplacées, exilées, et sur les situations de transit des migrants comme elles peuvent exister en Europe.
Quand j’ai commencé dans le camp de réfugiés de Dadaab, au Kenya, j’ai écarquillé les yeux. Le camp compte aujourd’hui 450 000 habitants. Vous avez un espace immense, hétérogène, avec des Soudanais, des Ougandais, des Somaliens, des Bantous… une grande diversité ethnique, nationale, linguistique. Dans ce seul lieu, il y a plus d’habitants que dans la région de Garissa où le camp est établi. Et entre ces 450 000 habitants, il y a une espèce d’arrangement, avec moult organisations. Il y a toute une vie. De multiples pouvoirs gèrent ces espaces. Tout cela forme ce que j’ai appelé des « camps-villes ». Ce même processus se retrouve dans les campements ou les camps de déplacés internes, dans les périphéries de Khartoum par exemple. Les gens migrent dans leur propre pays sous les pressions de la guerre, des violences, et arrivent en masse près des villes. Au bout d’un moment, des organisations − l’administration nationale, des organisations humanitaires internationales − déclarent que c’est un camp de déplacés. Ils le nomment, lui donnent une limite. Cela crée des petites agglomérations. C’est un facteur d’extension urbaine considérable. Khartoum a eu très rapidement un million et demi d’habitants en plus. Enfin, il y a les bidonvilles, type campements roms chez nous, que l’on retrouve dans le monde entier. J’ai vu, dans le centre-ville d’Asuncion au Paraguay, des campements d’indiens guaranis chassés de leurs terres par les agroindustriels brésiliens. Selon qu’on parle de camps ou de bidonvilles, on a des postures différentes. Les bidonvilles relèvent d’un problème de politique urbaine sociale : comment accueillir des gens en errance ? Quand on parle de camps, c’est une affaire d’étrangers ou de réfugiés, le terme même renvoie à un traitement à part, voire à l’exception humanitaire.
Peut-on parler d’urbanisation des modes de vie ?
Oui, elle est même plus rapide que l’urbanisation spatiale. J’ai en tête tous les camps dans lesquels j’ai enquêté. On ne sait pas toujours dans quel espace urbain on est. Au Qatar, par exemple, 250 000 Qataris reçoivent les bénéfices du pétrole, et il y a un million de travailleurs étrangers. Ils sont logés dans des habitations de type Algeco, dans une zone industrielle, en dehors de la ville de Doha. Ils n’ont pas droit à la ville. Tous les jours, ils sont emmenés sur leur lieu de travail – essentiellement des chantiers de construction – puis ramenés. Selon un système assez répandu au Moyen-Orient, ils ont un contrat avec parrainage. Votre employeur – votre parrain qui vous autorise à entrer dans le pays – garde votre passeport. Vous ne pouvez ni sortir, ni circuler. Vous pouvez travailler et dormir. Au bout d’un an ou deux, les gens repartent dans leur pays. C’est un mode de travail très contraint auquel est associée la forme du camp. Entre les 250 000 très riches vivant dans des constructions post-urbaines extraordinaires et le million de personnes, à côté, dans des containers, où est la réalité urbaine la plus significative ? Dans Planet of Slums, Mike Davis fait allusion à cette réalité qui est à la fois le produit de la crise des mondes ruraux – la population rurale diminue considérablement – et d’une forme urbaine très ségrégative. Entre les deux, il y a tout ce monde intermédiaire assez mal connu, une forme d’urbanisation spatiale sans qu’il y ait une organisation sociale qui soit celle des villes que l’on connait. C’est tout un champ de recherches qu’il faut aller explorer.
Article paru initialement dans le numéro 17 du magazine de ligne en ligne
XÉtant un service public, nous ne faisons aucun usage commercial des données collectées lors de votre navigation. Nous utilisons les cookies ou technologies similaires pour accéder uniquement à des données personnelles non sensibles stockées sur votre terminal, que nous traitons afin de réaliser des statistiques, mesurer les performances du site, ou permettre des accès à des ressources externes.
Vous pouvez à tout moment revenir sur vos choix en utilisant le lien "Personnaliser". En savoir plusRefuserAccepterPersonnaliser
Politique de confidentialité & cookies
Gestion de vos préférences sur les cookies
Ce site utilise des cookies pour améliorer votre expérience de navigation. Ces cookies sont classés en trois catégories : fonctionnel, statistiques et marketing.
Veuillez retrouver notre politique de gestions de données personnelles et de cookies : page "Informations sur les cookies" et page "Politique de confidentialité"
Ces cookies nous permettent de réaliser des statistiques de mesures d’audiences et de performances en analysant le volume et la source du trafic sur notre site. Ces cookies permettent également d’analyser de façon anonyme le comportement des visiteurs de notre site afin de mesurer et d'améliorer les performances de notre site et de nos campagnes en ligne.
Le recueil de votre consentement n’est pas requis, nous utilisons un logiciel d’analyse d’audience (Matomo) configuré selon les recommandations de la CNIL pour bénéficier de l’exemption de consentement.
https://www.cnil.fr/fr/cookies-et-autres-traceurs/regles/cookies-solutions-pour-les-outils-de-mesure-daudience
Cookie
Type
Durée
Description
_pk_id.*
13 mois
Ce cookie est installé par l'outil d'analyse Web Matomo.
Le cookie _pk_id est utilisé pour stocker des détails sur l'utilisateur tels que l'identifiant unique (ID).
Les cookies créés par Matomo commencent par : _pk_ref, _pk_cvar, _pk_id, _pk_ses.
Pour plus d'informations sur les cookies de Matomo : https://fr.matomo.org/faq/general/faq_146/
_pk_ses.*
30 minutes
Ce cookie est installé par l'outil d'analyse Web Matomo.
Ce cookie _pk_ses de courte durée est utilisé pour stocker temporairement les données de la visite.
Les cookies créés par Matomo commencent par : _pk_ref, _pk_cvar, _pk_id, _pk_ses.
Pour plus d'informations sur les cookies de Matomo : https://fr.matomo.org/faq/general/faq_146/
Les cookies fonctionnels aide à améliorer les performances de certaines fonctionnalités comme partager le contenu du site sur les réseaux sociaux, collecter des retour d'expérience, et autres fonctionnalités.
Cookie
Type
Durée
Description
bcookie
0
2 years
Ce cookie est installé par LinkedIn pour activer les fonctions de LinkedIn sur ce site.
cookielawinfo-checkbox-necessary
0
11 months
Ce cookie est défini par le plugin GDPR Cookie Consent. Les cookies sont utilisés pour stocker le consentement de l'utilisateur pour les cookies dans la catégorie «Nécessaire».
cookielawinfo-checkbox-non-necessary
0
11 months
Ce cookie est défini par le plugin GDPR Cookie Consent. Les cookies sont utilisés pour stocker le consentement de l'utilisateur pour les cookies dans la catégorie «Non nécessaire».
csrftoken
0
11 months
Ce cookie est associé à la plateforme de développement Web Django pour python. Utilisé pour aider à protéger le site Web contre les attaques de falsification de requêtes intersites
lidc
0
1 day
Ce cookie est défini par LinkedIn et utilisé pour le routage.
viewed_cookie_policy
0
11 months
Le cookie est défini par le plugin GDPR Cookie Consent et est utilisé pour stocker si l'utilisateur a consenti ou non à l'utilisation de cookies. Il ne stocke aucune donnée personnelle.
Les cookies analytiques sont utilisés pour comprendre comment les visiteurs interagissent avec le site. Ces cookies génèrent des informations mesurables sur le nombre de visiteurs, le taux de rebond, la source du trafic etc.
Cookie
Type
Durée
Description
everest_g_v2
0
1 year
Le cookie est défini sous le domaine eversttech.net. Le but du cookie est de mapper les clics sur d'autres événements sur le site Web du client.
GPS
0
30 minutes
Ce cookie est défini par Youtube et enregistre un identifiant unique pour suivre les utilisateurs en fonction de leur emplacement géographique
mc
0
1 year
Ce cookie est associé à Quantserve pour suivre de manière anonyme comment un utilisateur interagit avec le site Web.
MR
0
1 week
Ce cookie est utilisé pour mesurer l'utilisation du site Web à des fins d'analyse.
VISITOR_INFO1_LIVE
1
5 months
Ce cookie est défini par Youtube. Utilisé pour suivre les informations des vidéos YouTube intégrées sur un site Web.
YSC
1
Ces cookies sont définis par Youtube et sont utilisés pour suivre les vues des vidéos intégrées.
Les cookies publicitaires sont utilisés pour procurer une expérience optimale aux visiteurs du site avec des publicités et des campagnes marketing pertinentes. Ces cookies traquent les visiteurs à travers les sites et collectent leurs informations pour générer des publicités personnalisées.
Cookie
Type
Durée
Description
ATN
1
2 years
Ce cookie est installé par atdmt.com et stockent des données sur le comportement de l'utilisateur sur plusieurs sites Web. Les données sont ensuite utilisées pour diffuser des publicités pertinentes aux utilisateurs du site Web.
bito
0
1 year
bitoIsSecure
0
1 year
bscookie
1
2 years
chkChromeAb67Sec
0
2 months
CMID
0
1 year
CMPRO
0
2 months
CMPS
0
2 months
CMST
0
1 day
cref
0
1 year
damd
0
1 year
dc
0
9 years
dmvk
0
dmxId
0
9 months
fr
1
2 months
Le cookie est installé par Facebook pour montrer des publicités pertinentes aux utilisateurs et mesurer et améliorer les publicités. Le cookie suit également le comportement de l'utilisateur sur le Web sur les sites dotés d'un pixel Facebook ou d'un plugin social Facebook.
GED_PLAYLIST_ACTIVITY
0
glassbox-session-id
0
30 minutes
IDE
1
2 years
Utilisé par Google DoubleClick, ce cookie stocke des informations sur la façon dont l'utilisateur utilise le site Web et toute autre publicité avant de visiter le site Web. Ceci est utilisé pour présenter aux utilisateurs des publicités qui les concernent en fonction du profil de l'utilisateur.
KADUSERCOOKIE
0
2 months
KTPCACOOKIE
0
1 day
lang
0
Ce cookie est utilisé pour stocker les préférences linguistiques d'un utilisateur afin de diffuser du contenu dans cette langue stockée lors de sa prochaine visite sur le site Web.
lissc
0
1 year
li_sugr
0
2 months
matchbidswitch
0
1 month
MUID
0
1 year
Utilisé par Microsoft comme identifiant unique. Le cookie est défini par des scripts Microsoft intégrés. Le but de ce cookie est de synchroniser l'ID sur de nombreux domaines Microsoft différents pour permettre le suivi des utilisateurs.
pardot
0
Le cookie est défini lorsque le visiteur est connecté en tant qu'utilisateur Pardot.
personalization_id
0
2 years
Ce cookie est utilisé par Twitter pour intégrer les fonctionnalités de partage de ce média social. Il stocke également des informations sur la manière dont l'utilisateur utilise le site Web pour le suivi et le ciblage.
PUBMDCID
0
2 months
Ce cookie est défini par pubmatic.com. Le cookie stocke un identifiant utilisé pour afficher des publicités sur le navigateur des utilisateurs.
ROUTEID
0
ss
1
9 years
SyncRTB3
0
2 months
TDCPM
0
1 year
Le cookie est défini par le service CloudFlare pour stocker un identifiant unique afin d'identifier un appareil d'utilisateurs qui reviennent, qui est ensuite utilisé pour la publicité ciblée.
TDID
0
1 year
Le cookie est défini par le service CloudFlare pour stocker un identifiant unique afin d'identifier un appareil d'utilisateurs qui reviennent, qui est ensuite utilisé pour la publicité ciblée.
test_cookie
0
11 months
ts
1
1 year
tuuid
0
9 years
Ce cookie est défini par .bidswitch.net. Les cookies stockent un identifiant unique dans le but de déterminer les publicités que les utilisateurs ont vues si vous avez visité l'un des sites Web des annonceurs. Les informations sont utilisées pour déterminer quand et à quelle fréquence les utilisateurs verront une certaine bannière.
u
0
2 months
UserMatchHistory
0
1 month
usprivacy
0
1 year
ut
0
9 years
v1st
0
1 year
viewer_token
0
1 month
wfivefivec
0
1 year
_fbp
0
2 months
Ce cookie est défini par Facebook pour diffuser des publicités lorsqu'ils sont sur Facebook ou sur une plate-forme numérique alimentée par la publicité Facebook après avoir visité ce site Web.
Les champs signalés avec une étoile (*) sont obligatoires