Que peut l’écoféminisme face à l’urgence environnementale ?
Lier féminisme et écologie n’a rien d’évident. Pourtant, explique la philosophe Jeanne Burgart Goutal, c’est ce que défend le mouvement écoféministe, qui considère le patriarcat comme responsable de la crise écologique et prône l’abolition de hiérarchie au sein du vivant.
Un lien sans évidence
« Pas de justice climatique sans justice de genre ! », peut-on lire sur les pancartes des cortèges écoféministes dans les marches pour le climat. « La nature est une question féministe », renchérit la philosophe écoféministe Karen Warren. Derrière ces slogans, rien d’évident. À première vue, non seulement féminisme et écologie sont étrangers l’un à l’autre, mais même potentiellement ennemis. De nombreuses féministes mettent en garde contre la nouvelle « charge mentale écologique » qui pèse sur les femmes, à qui incombe le surcroît de tâches domestiques lié aux « bonnes pratiques » écologiques et que l’on risque d’enfermer dans le rôle de « fées de la planète ». Inversement, plusieurs écologistes se méfient des revendications d’émancipation individuelle, de libre disposition de son corps, d’accès aux technologies reproductives ou au pouvoir économique et politique, qui contrediraient l’acceptation de notre appartenance à la nature et les idéaux alternatifs de décroissance.
Pourtant, dès les années soixante-dix, certaines militantes avaient compris que le féminisme devait prendre en charge les questions écologiques s’il voulait jouer un rôle de premier plan dans les enjeux brûlants de la fin du 20e siècle – ce que ce début de 21e siècle confirme tragiquement. « Le combat féministe, aujourd’hui, ne peut plus se livrer au nom de l’abstraite “égalité des sexes” […]. Il s’agit à présent DE VIE OU DE MORT », écrit ainsi Françoise d’Eaubonne en 1974. Cette exigence radicale donne naissance à l’écoféminisme.
Le patriarcat comme responsable de la crise écologique
Tout part d’une conviction forte : « l’oppression des femmes et la destruction de la planète ne sont pas deux phénomènes distincts, mais deux formes de la même violence » explique Mary Judith Ress, théologienne écoféministe chilienne. Les théoriciennes écoféministes se sont évertuées à analyser ces liens. Elles ont exploré leurs ramifications depuis les liens économiques les plus concrets (les injustices environnementales entre les sexes) jusqu’aux liens symboliques les plus abstraits (la construction de la « féminité » comme « plus proche de la nature », et de la nature comme une « Dame » féconde), en passant par les manifestations de cette double domination dans nos formes d’organisation sociale, nos psychismes, notre urbanisme, nos mythologies antiques et modernes, nos sciences, nos systèmes politiques, etc.
Évidemment, cela implique une redéfinition de ce qu’on entend par « féminisme » : il s’agit de « repenser le féminisme comme un mouvement destiné à abolir toutes les formes d’oppression » selon Greta Gaard, philosophe écoféministe australienne. C’est à cette condition qu’il peut légitimement avoir son mot à dire sur l’écologie. Cela implique également de redéfinir ses concepts clés, tel « patriarcat ». Dans cette nouvelle vision, ce n’est pas simplement la domination masculine, mais un système global, intégral, multidimensionnel, qui inclut et entrelace la domination des hommes sur les femmes, mais aussi des humains sur les animaux, de la technique sur la nature, du Nord sur le Sud, de l’esprit sur le corps, de la raison sur les émotions… Une extension du concept que l’on trouve chez d’autres féministes radicales des années soixante-dix et quatre-vingts, mais qui s’est perdue depuis. Beaucoup d’écoféministes vont d’ailleurs renommer ce nœud de dominations croisées qui fonde à leurs yeux notre civilisation : « mise-à-distance », « maître modèle » ou « capitalisme patriarcal » seront ses nouvelles désignations.
L’idée clé est de montrer que ce système est la cause fondamentale de la crise écologique. À l’instar de l’écologie sociale, et contrairement aux courants prônant le « développement durable » ou la « croissance verte », l’écoféminisme développe une analyse politique de la crise écologique et de ses racines : ce n’est pas un simple accident de parcours dû aux excès d’un système à la dérive, mais le produit inévitable d’un paradigme cohérent, intrinsèquement fondé sur l’inégalité, l’injustice et la prédation. « Le concept de domination de la nature a été forgé, à l’origine, sur la domination sociale exercée par des groupes maîtres sur des groupes esclaves, dont la plus fondamentale est la relation entre hommes et femmes », écrit ainsi la théologienne écoféministe américaine Rosemary Radford Ruether. Dans cette optique, la surexploitation des ressources naturelles et des espèces vivantes au point de les épuiser ne serait que la continuité logique de celle des femmes et d’autres catégories d’humains vulnérables.
En pratique
Si tout est lié, il faut développer « une approche holistique contre toutes les formes de domination – de sexe, de race, d’espèce » écrit Ariel Salleh, sociologue écoféministe australienne. Dans cette optique, une société écologique sera forcément anarchiste, au sens noble du terme : fondée sur l’abolition de toute forme de hiérarchie, puisqu’elles sont toutes interdépendantes. Le but est de créer « une société enfin au féminin qui serait le non-pouvoir (et non le pouvoir-aux-femmes) », écrit D’Eaubonne. Comme le formule la militante et sorcière écoféministe américaine Starhawk : « La question devient : comment renversons-nous non pas ceux qui sont actuellement au pouvoir, mais le principe du pouvoir-sur ? »
Par quelles pratiques faire advenir cet idéal ? Impossible d’en faire la liste exhaustive : mobilisations contre les grands sommets mondiaux et les projets écocides, permaculture, mode de vie décroissant, yoga et autres techniques de réintégration du corps dans le cosmos, apprentissage de savoir-faire artisanaux pour se dégager de l’industrie de masse, cercles de parole et d’entraide, spiritualités de la terre, relocalisation de la consommation voire de la production, véganisme, boycott, vie communautaire… Au cours de ses quarante années d’existence, le mouvement écoféministe a fait feu de tout bois.
Le point commun de ces pratiques, c’est le geste de reclaim qu’elles mettent en œuvre : un terme que l’on pourrait traduire par « réinvention » ou « réappropriation ». Il s’agit de réhabiliter en pratique ce qui est généralement dénigré dans les systèmes de valeurs dominants, étouffé ou subordonné dans les modes de vie dominants – qui, à l’école, dans le monde professionnel, l’économie, le discours public, tendent plutôt à fabriquer des êtres hors-sol, portés par des fantasmes prométhéens de dépassement. En clair, mettre au centre de nos modes de vie, voire de nos institutions, les rythmes du corps, la puissance des émotions, la vulnérabilité, la vie organique, l’empathie, l’interdépendance, la conscience des limites, le proche, le modeste, le sensible, l’immanent… Autant d’aspects de la condition humaine souvent associés symboliquement au féminin et qui matérialisent notre nature d’êtres vivants « embodied and embedded » selon Mary Mellor, sociologue écoféministe britannique, c’est-à-dire « incarnés dans des corps et intégrés dans des environnements ».
(Re)mettre au cœur de nos existences l’humble vie : voilà, dans sa simplicité, qui est en fait une extrême radicalité, ce que l’écoféminisme peut apporter face à l’urgence écologique.
Le terme recouvre une grande variété de pensées et de pratiques militantes depuis quarante ans dont l’autrice nous offre un aperçu.
Françoise d'Eaubonne et l'écoféminisme
Caroline Goldblum
le Passager clandestin, 2019
L’autrice donne à comprendre la pertinence de la pensée de Françoise d’Eaubonne (1920-2005), écrivaine libertaire et féministe à l’origine du concept d’écoféminisme.
À la Bpi, niveau 2, 300.11 GOL
Reclaim : recueil de textes écoféministes
Émilie Hache
Cambourakis, 2016
Émilie Hache rassemble les textes des principales figures de ce mouvement : Susan Griffin, Starhawk, Joanna Macy, Carolyn Merchant…
À la Bpi, niveau 2, 300.11 REC
Écoféminisme
Maria Mies, Vandana Shiva
L’Harmattan, 1998
Regards croisés de deux femmes sur la question environnementale et le féminisme. L’une venant du Sud et l’autre, du Nord.
Rêver l'obscur : femmes, magie et politique
Starhawk
Cambourakis, 2015
Cette militante se définit comme féministe et sorcière néo-païenne. Cet ouvrage, publié en 1982 aux États-Unis, invite à la réflexion et à l’action à partir du récit des engagements de l’écrivaine.
Que peut la fiction face à la crise écologique ? Cette question émerge d’un besoin de ralentir, paradoxalement, face à l’urgence de cette crise écologique, non pas pour délaisser le réel et se réfugier dans des chimères, mais pour se dégager de cette tyrannie du présent qui nous fait peut-être passer à côté de certaines manières de poser le problème et des ressources que l’on pourrait y puiser.
Cette conférence de Bertrand Guest et Émilie Hache s’intéresse aux pas de côté que la science-fiction écologique, en particulier féministe, amène à faire. Quelle littérature, notamment, est en train de sortir du monde irradié de Fukushima ?
L’échec de l’articulation entre écologie et féminisme est aujourd’hui patent : toute mise en rapport de ces deux notions, à la fois théoriques et politiques, est immédiatement ridiculisée car soupçonnée de ramener les femmes à une proximité douteuse avec la nature. Est-ce si simple ?
Plutôt que de s’appuyer sur la littérature académique qui s’est attachée à légitimer cette articulation, la sociologue Bénédikte Zitouni et la philosophe Émilie Hache repartent de mobilisations féministes et écologiques d’hier et d’aujourd’hui, souvent mal connues ou oubliées, pour tenter d’apprendre (ou de ré-apprendre) ce qu’une approche féministe peut apporter à la réflexion écologique. Comment hériter de ce qui est dit, pensé, fabriqué, expérimenté ?
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