Rameau : la voix de Rameau ou l’exception culturelle française des hautes-contre
L’une des grandes marques de fabrique de l’opéra français reste ses chanteurs masculins, ou mieux, le registre de ces chanteurs.
L’ interprète de Rameau le plus fameux fut sans aucun doute Pierre de Jélyotte (1713-1797).
Pierre de Jélyotte commença sa carrière en 1733 au Concert Spirituel puis à l’Académie royale de musique. Son talent et sa voix réputée en ont fait le chanteur vedette de Rameau et le plus célèbre de France.
Il créa, en effet, les rôles de Platée, Dardanus, Zoroastre, Pygmalion, Zaïs dans les opéras éponymes, Ramire dans Les Fêtes de Ramire , Trajan dans Le Temple de la Gloire, Osiris et Aruéris dans Les Fêtes de l’Hymen et de l’Amour, et il reprit les rôles d’Hippolyte et de Castor.
Ce chanteur d’exception possédait une voix argentine et d’une grande souplesse que les contemporains désignaient sous le vocable de « haute-contre ».
Du goût des voix…
L’absence des castrats en France
La France lyrique se distingue de l’Europe du 18e siècle par l’absence sur ses scènes de chanteurs castrés pour les rôles masculins. Les castrats ne sont pas inconnus en France mais leur emploi se limite, en ce temps, à la Chapelle royale où la nécessité de voix supérieures de qualité et d’une puissance suffisante, convainc Louis XIV d’embaucher des sopranos italiens à la fin du 17e siècle. C’est que, depuis Mazarin et ses tentatives, soutenues par Anne d’Autriche, d’importer à grand frais spectacles et artistes italiens, on avait placé l’effort vers la constitution d’un art lyrique adapté au “goût français”, selon l’expression de Lully, surintendant de la musique du roi. D’une part, le rejet des castrats de la scène est lié à la débacle de Mazarin mais il faut tenir compte, de même, de l’opinion généralement défavorable des musiciens à l’encontre des “chapons” : Pierre Perrin, compositeur d’opéras avant Lully, déclarait en 1659 que les castrats étaient “l’horreur des dames, la risée des hommes, supposés jouer Cupidon puis un rôle de femme… ce qui offense notre sens du plausible, du bon goût et de toute convention dramatique”. Nous sommes là, certes, devant la défense de prérogatives corporatistes, qui vise d’ailleurs tout artiste italien, mais aussi devant une revendication esthétique.
Conjuguée à la volonté royale de développer une idéologie versaillaise et à la délégation faite à Lully, on comprend que cette “esthétique française” lyrique, destinée à la glorification du monarque, ne laissait guère de place aux castrats dans l’opéra français. Paradoxalement, c’est cette même idéologie qui préside, in fine, au retour des italiens dans la liturgie à Versailles. Afin d’assurer des services liturgiques possédant suffisamment d’ampleur, la tradition excluant les femmes des chœurs religieux, le roi ne pouvait plus se contenter d’enfants et de falsettistes (hommes non castrés chantant dans un registre suraigu).
Les grands castrats de passage en France
Au temps de Rameau donc, la cour connaît et apprécie ces voix lors des messes données. En revanche, elles ne sont pas sollicitées pour la scène lyrique : seuls quelques concerts privés permettent à de rares privilégiés d’écouter des castrats. Et pas des moindres ! Lors des étés 1736 et 1737, la cour accueille Farinelli avant son départ pour l’Espagne. Il y a peu de relations de ses séjours, tout juste sait-on du duc de Luynes qu’ il avait “la voix extrêmement légère et qui fut fort admiré. Il chanta devant le Roi, et Sa Majesté lui fit présent d’une tabatière d’or…” Lire un extrait des Mémoires du Duc de Luynes sur Farinelli.
On est bien éloigné de la dithyrambe pour un interprète de cette stature. La venue de Caffarelli, l’incomparable créateur du Serse de Haendel, à la cour en 1753, pour un séjour de 9 mois, est mieux renseignée. Le chanteur avait 43 ans et c’est sur invitation royale qu’il vint en France, après ses succès en Italie et en Angleterre. On sait notamment qu’il assura plusieurs prestations devant la dauphine, la reine et le roi, qu’il fut récompensé de plusieurs tabatières d’or (encore elles) et qu’il chanta quelques ariettes composées par Rameau, tirées des Fêtes de l’Hymen et de l’Amour. Cette même année 1753, Gaetano Guadagni, futur créateur de l’Orfeo de Gluck, le rejoint. On le constate, la voix des castrats n’était absolument pas étrangère aux français. Hasard étrange, ce séjour de Caffarelli coïncide avec la Querelle des Bouffons, et sa présence permet de relever les commentaires des chroniqueurs concernant les différences entre les chants français et italiens.
Le chant français : hurler?
Premièrement, il apparaît que la problématique des castrats en France ne relève pas de la qualité de leur voix et de leur chant, mais bien plus du phénomène de la castration dans une perspective morale. Ensuite, des nuances s’affirment dans l’interprétation du chant. Les italiens sont vus comme de médiocres acteurs et abusant de l’ornementation virtuose, les français, quant à eux, sont relégués à un chant déclamatoire. On approche ici des distinctions formelles entre des styles singuliers et des finalités distinctes : le goût français tend à la valorisation du jeu supporté par l’orchestre et donc à la déclamation des airs. La musique italienne est portée par les interprètes avec une très nette distinction entre récitatifs et airs, ces derniers valorisant la maîtrise technique, qu’elle soit “pyrotechnique” ou dramatique, des chanteurs. Enfin, il convient de souligner la perception des européens concernant les voix françaises. On relève régulièrement l’expression “urlo francese”, sans que l’on ait le recul nécessaire pour distinguer l’outrance de la réalité en pleine polémique de la Querelle. Cependant, de nombreux auteurs soulignent un chant peu harmonieux, confinant au cri. Les meilleurs passages sont sans doute ceux du baron Grimm, Lettre sur Omphale : “Chanter, terme honteusement profané en France et appliqué à une façon de pousser avec effort les sons hors de son gosier et de les fracasser sur les dents avec un mouvement de menton convulsif…”. Même Mozart atteste dans ses Correspondances d’une tradition particulière du chant : “Si seulement les françaises ne chantaient pas d’airs italiens, je leur pardonnerais volontiers leurs beuglement français…”
La Haute-contre, un ténor comme les autres
Haute-contre : ténor ou contre-ténor?
On en revient au haute-contre. Si les hurlements ne semblent pas être l’apanage que des seuls chanteurs masculins, on devine que la voix de haute-contre est tout de même singulièrement visée. Mais de quel registre s’agit-il ? Le débat fut vif dans le milieu des musiciens dans la deuxième moitié du 20e siècle, depuis la réapparition, avec Alfred Deller, de la voix de “countertenor”, francisé en contre-ténor ; polémique même, car on a commencé par traduire countertenor par haute-contre, terme connu du lexique musicologique mais dont la substance s’était depuis longtemps perdu. A l’origine, la (ou le) haute-contre désigne un ténor aigu tel qu’il s’emploie de nos jours dans le baroque français, à l’image de Jean-Paul Fouchécourt ou Paul Agnew. Il se caractérise par une émission de voix mixte qui permet d’atteindre des notes très élévées tout en conservant une agilité que ne possèdera pas un ténor classique en registre de poitrine.
Une technique vocale particulière
Pour aller vite – et bien que cette terminologie de registre de “poitrine”, de “tête” et “mixte” reste critiquée, elle demeure très didactique dans la compréhension des phénomènes de résonance en jeu lors des différentes émissions – depuis Gilbert Duprez, au milieu du 19e siècle, les ténors emploient quasi exclusivement leur registre de poitrine, ce qui leur permet d’émettre ces contre-uts éclatants. Au 18e siècle, il semble que cette technique n’avait pas cours – on considère exceptionnel à l’époque que le chanteur atteigne de telles hauteurs alors que cela est requis de nos jours – et que les ténors tout-venant se trouvaient limités dans leur médium. Le registre aigu était l’apanage du haute-contre qui au moyen de cette technique mixte, voire du registre de tête dans les notes les plus élévées, pouvait atteindre des hauteurs stratosphériques : Gluck, après la création viennoise de son Orfeo ed Euridice avec dans le rôle titre le castrat alto Guadagni, réécrit son opéra pour Paris et transpose le rôle du héros pour le haute-contre Joseph Legros, n’exigeant rien de moins qu’un ré4 dans le second acte (pour mémoire le contre-ut des ténors est un do4)! Ecoute d’extraits de l’Orphée de Gluck : différentes versions, différentes voix. [Onglet conférences :rechercher « Les Orphée : de l’esthétique du merveilleux à l’esthétique du sensible », partie II; la voix introuvable / Raphaëlle Legrand].
Définitions contradictoires de la haute-contre
Ainsi, il semble bien que les commentaires outrés des chroniqueurs, tel Charles Burney, ou des musiciens, comme Mozart ou Rousseau, sur les cris des chanteurs français, doivent se comprendre comme une différence de qualités entre les chanteurs d’exception tels Jélyote ou Legros et ceux qui reprenaient tant bien que mal ces rôles ardus, écrits pour ces sommités. Bien sûr, cette explication n’offre aucune certitude. René Jacobs, célèbre chef aux nombreux enregistrements de référence en musique baroque et auparavant contre-ténor, explique quant à lui que les hautes-contre ne différaient pas des contre-ténors anglais au 18e siècle, c’est à dire exploitant leurs différents registres de manière homogène gommant ainsi les ruptures des passages. Il institue une frontière majeure avec les contre-ténors actuels qui sont des falsettistes, exploitant quasi-exclusivement leur registre de tête, à la grande différence de leurs prédécesseurs qui auraient été capables de fusionner registres de poitrine, mixte et de tête. Le propos n’en sort pas forcément clarifié. Comprendre et écouter les différents registres du ténor.
La difficulté de comprendre un terme du 18e siècle
Si les explications restent obscures, c’est que la terminologie du 18e siècle désigne des registres avant tout et non pas une typologie de voix à l’image des classifications retenues de nos jours. Si l’on peut affirmer que “soprano léger colorature” désigne une voix de soprano très aigu et très agile selon la classification actuelle, le registre est celui du soprano. La haute-contre désigne une partie du pupitre compris entre le ténor et le dessus (c’est à dire du soprano), et peut même s’appliquer à des femmes aux voix graves, de même que alto dans le choeur, s’applique à un enfant, une femme ou un falsettiste. Selon ce raisonnement, il n’est pas question de technique d’émission mais bien de la hauteur où se situe la voix. Ainsi, et sans avancer de position assurée, il semble envisageable de considérer les hautes-contre comme des ténors aigus dont les représentants les plus talentueux ont permis l’écriture des grands rôles ramistes.
Indes galantes (Les) ; Castor et Pollux ; Actes de ballet ; ...
Jean-Philippe Rameau
Harmonia Mundi, 1981
Coffret anniversaire des enregistrements de William Christie dans lequel on redécouvre les références que sont les Indes Galantes et Castor et Pollux, et les hautes-contre Jean-Paul Fouchécourt et Howard Crook.
À la Bpi, niveau 3, 78 RAME 85 CH.
La Controverse sur le timbre du contre-ténor
René Jacobs
Actes Sud, 1985
Célèbre chanteur et chef, René Jacobs s’attache, dans ce court essai, à établir un parallèle entre les hautes-contre et les contre-ténors du XVIIIe siècle tout en cherchant à relever les éléments techniques distinctifs de ces voix avec leurs homonymes contemporains.
À la Bpi, niveau 3, Espace Musique, 782 JAC.
La Maison des Italiens : les castrats à Versailles
Patrick Barbier
Grasset, 1999
L’histoire des castrats en France aux XVIIe et XVIIIe siècles : la résonance du parcours de ces voix hors-normes, stars incontestées de l’opéra européen, dans un pays se tenant à l’écart de cette esthétique vocale fondatrice du bel canto.
Un récital littéralement somptueux par l’une des nouvelles grandes voix du chant : après avoir interprété sur scène, avec bonheur, les rôles emblématiques de la Reine de la Nuit et de Lakmé, Sabine Devielhe grave ici les plus beaux airs pour soprano écrits par Rameau. Une découverte de l’art lyrique du maître au travers d’une voix claire, fraîche et poignante, ainsi que l’on imagine celles des grandes interprètes du temps de Rameau, Marie Pélissier et Marie Fel. Un disque qui fait mentir Mozart…
À la Bpi au Niveau 3, Espace Musique, 78 RAME 87 DE
Opera collection (The)
Jean-Philippe Rameau
Warner Music, 2014
Coffret de 27 CD des plus grands opéras de Rameau dans lesquels vous pourrez retrouver les grands rôles écrits pour Jélyotte et interprétés par les plus fameux hautes-contre du XXe siècle : Paul Agnew, Jean-Paul Fouchécourt ou Mark Padmore.
À la Bpi, niveau 3, Espace Musique, 78 RAME 85.
Voyage musical dans l'Europe des Lumières
Charles Burney
Flammarion, 2010
Les relations de voyages du plus célèbre chroniqueur musical qui a sillonné l’Europe et entendu les plus grands artistes du 18e siècle.
À la Bpi, niveau 3 , Espace Musique, 78(091) »17″ BUR.
Émission de France Musique proposant un parcours centré sur l’art du chant dans la France des XVIIe et XVIIIe siècle, illustrant l’évolution singulière de l’opéra en France.
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