Interview

Appartient au dossier : Helga Reidemeister, destins documentaires

Helga Reidemeister, une cinéaste allemande

Cinéma

Helga Reidemeister, Gotteszell (2001)© Deutsche Kinemathek

Helga Reidemeister est d’abord assistante sociale, et les femmes qu’elle rencontre lui donnent envie de faire des films. Berlin, Kaboul, la prison : ses lieux de tournage sont toujours associés à des préoccupations sociales et humaines. Sophie Maintigneux, sa directrice de la photographie, nous parle de Gotteszell (2001), un documentaire réalisé dans le quartier de femmes d’une prison bavaroise, alors que Helga Reidemeister est mise à l’honneur par la Cinémathèque du documentaire à la Bpi en juin 2022.

Comment avez-vous rencontré Helga Reidemeister ?

J’ai rencontré Helga dans une fête en décembre 1998, autour d’un rock endiablé. Elle était formidable, d’une grande beauté. Elle avait une aura extraordinaire, un regard perçant, joyeux, beaucoup d’humour, et dégageait une énergie incroyable. J’ai ce souvenir d’une femme souveraine, libérée, très sûre d’elle-même. Je suis allée la voir et je lui ai dit que j’adorais ses films. Nous avons très vite commencé à travailler ensemble.

Comment avez-vous préparé le tournage ?

Nous avons fait un premier repérage dans la prison des femmes à Schwäbisch Gmünd, une ville un peu triste. Nous avons rencontré la directrice, qui désirait qu’une réalisatrice fasse un documentaire sur sa prison.

Nous étions quatre : une ingénieure du son, une assistante caméra (anciennes étudiantes d’Helga), Helga et moi. Au début, aucune détenue ne voulait témoigner. Il y a eu une espèce de panique, nous nous sommes dit : il n’y a pas de film. Nous avons discuté entre nous et nous sommes mis d’accord pour entrer dans la prison tous les jours avec le matériel. C’était un film en 16 mm, donc un matériel un peu lourd : deux magasins pour la caméra, les boîtes de pellicule, les batteries, les objectifs. Nous savions que nous ne pouvions tourner qu’onze minutes avant de changer de magasin, alors il fallait avoir la pellicule avec nous en permanence pour être autonomes. J’avais donc fabriqué un petit meuble à roulettes pour transporter le matériel facilement et éviter de le laisser dans une pièce où il aurait fallu attendre qu’une gardienne nous ouvre la porte. Au bout d’un moment, certaines détenues ont commencé à nous poser des questions sur la caméra et je leur ai proposé de la prendre à l’épaule. Comme Helga était chaleureuse et communicante, la confiance s’est installée et nous avons pu les filmer.

La première qui a accepté de nous parler, c’est Petra. Elle avait tué son mari qu’elle soupçonnait de violence sexuelle sur ses petites filles. Nicole, une des personnes importantes du film, a accepté d’être filmée lors de la deuxième session mais n’a pas voulu parler avant la troisième. C’était en été – je m’en souviens car c’est la seule interview avec la lumière du soleil. Nicole a essayé de mettre le feu à la maison de ses parents car son père et son frère la violaient. Ce qu’elle dit est très fort mais elle a mis beaucoup de temps à le dire.

Comment avez-vous adapté la technique à ce lieu de tournage particulier ?

J’ai appris énormément de choses en tournant avec Helga. Humainement, c’est évident, mais aussi techniquement. Pour Helga, il était hors de question de tourner avec un zoom. Nous avons tout tourné avec des objectifs fixes et nous nous rapprochions physiquement des femmes, avec la caméra sur l’épaule. Les conditions étaient épouvantables en termes de lumière. Au début, nous avons tourné dans les cellules avec une optique 12 mm, un grand angle, parce qu’il n’y a pas de place dans une cellule. Mais cela a déformé la petitesse de l’espace. Nous étions toutes déçues du résultat alors Helga a souhaité que nous tournions tout au 25 ou 35 mm pour ne pas jouer avec l’espace. Cela m’a beaucoup servi par la suite pour filmer le rapport de l’être humain à l’espace et trouver la bonne la distance entre le personnage et la caméra.

Comme souvent dans le cinéma documentaire, il y avait beaucoup de discussions avant le tournage, puis au visionnage des rushs. Sur le tournage, on n’a pas vraiment le temps de réfléchir à la manière de filmer la scène. Entre chaque période de tournage, Helga nous donnait les retranscriptions des interviews et elle nous demandait notre avis. Elle avait beaucoup de respect pour son équipe.

Gotteszell, de Helga Reidemeister (2001) © Deutsche Kinemathek

Que retenez-vous des femmes que vous avez rencontrées ?

Ces femmes ont des histoires souvent bouleversantes. Par exemple, Marion. Cette femme est un personnage shakespearien. Nous l’avons beaucoup filmée en gros plan, elle avait à chaque fois un autre visage. Son histoire est terrible : elle a été maltraitée toute son enfance, elle s’est prostituée, elle a vécu des choses qui font ressortir la violence. Elle a tué un homme sous le coup de la rage. Elle a mis énormément de temps à nous le dire. Helga n’a jamais voulu savoir ce que les femmes avaient fait, elles nous le racontaient si elles le souhaitaient, sauf pour Marion, avec qui elle a eu une relation très particulière. Helga a demandé à lire son dossier. Elle voulait savoir si la violence décrite par Marion elle-même était vraie ou si c’était un fantasme. Malheureusement c’était vrai.

Le film parle de femmes en prison, mais il dénonce surtout la violence du système patriarcal. Ce que ces femmes racontent, sur la prostitution, sur les viols et les violences domestiques, est terrifiant. Sylvia et Andrea étaient incarcérées pour trafic de drogue. Sylvia se prostituait, elle était atteinte du sida et avait un corps martyrisé. Elle a accepté de le montrer pour une scène sous la douche.

Le film montre des moments très forts, par exemple quand Andrea quitte la prison et dit au revoir à Sylvia. Comment filmer cela ?

Ce moment a été particulièrement difficile, nous étions toutes en pleurs. Je ne savais pas si je devais sortir avec Andrea ou rester à l’intérieur avec Sylvia. Là encore, Helga a été formidable. Elle laisse ses collaboratrices décider. Il y a eu des moments très forts, de séparation et de solitude.

Cette prison est à part et sa directrice a beaucoup d’humanité.

Cette prison est vraiment spéciale. Par exemple, il y a une maison pour les jeunes mamans, un peu en dehors, ce qui était très nouveau à l’époque. On devait y tourner mais aucune maman n’a accepté. L’architecture est intéressante aussi. Pour les femmes avec de longues peines, il y a un système de palier avec une rotonde au milieu, une pièce de vie commune et six cellules ouvertes. Les femmes peuvent se retrouver dans cette pièce et mieux vaincre la solitude. Une des gardiennes, formidable, faisait ce métier depuis vingt-cinq ans. Le soir, elle laissait les femmes vivre leur intimité à deux. Il y a aussi de l’amour dans ces lieux.

Savez-vous ce que sont devenues ces femmes ?

J’ai eu peu de nouvelles par la suite. Après le tournage, Petra a fait une demande de grâce et il me semble qu’elle l’a obtenue quelques années plus tard. À l’époque, quand un homme tuait sa femme, il écopait de trois ou quatre années de prison parce que c’était considéré comme un crime passionnel. Mais les femmes qui tuaient leurs maris prenaient perpétuité parce que la justice y voyait un acte prémédité. Cette différence des condamnations était le cheval de bataille de Helga.

Avez-vous tourné d’autres films avec Helga Reidemeister ?

Non. Quand nous avons tourné ensemble, elle avait déjà presque soixante ans. Ensuite, elle a réalisé trois films à Kaboul qui ont été extrêmement difficiles à produire. Gotteszell était sorti en salles et avait eu des bons retours, des prix, mais elle a quand même eu toujours du mal à financer ses films.

Que retenez-vous de votre collaboration ?

Helga ne faisait pas du cinéma direct. Elle s’impliquait, elle était en osmose avec les protagonistes. Helga n’aurait jamais pu faire un film sur des gens qu’elle n’aimait pas. Elle entretenait une relation au monde très critique, très politisée, elle était féministe et humaniste. Elle avait une façon rare de faire des films : attendre, ne pas tourner, avoir des conversations qui ne seront pas dans le film, savoir gaspiller de la pellicule quand c’est nécessaire. Elle était extrêmement généreuse et avait une force d’écoute, une concentration et une mémoire incroyables de ce que les gens lui racontaient. Sa façon de tourner était fondée sur la confiance, le respect, l’écoute et sur le partage des émotions. J’ai souvent vu Helga pleurer.

Elle m’a appris que pour faire un documentaire, il ne suffit pas d’être simplement cheffe-opératrice. Il n’y a pas de scénario, pas de comédien, pas d’équipe. On ne peut pas se cacher. On est tout seul, alors il faut être soi-même. C’était une exigence qu’elle avait aussi envers elle-même. Avant, j’avais extrêmement peur de faire des documentaires ; je n’avais fait quasiment que des fictions avec Éric Rohmer ou d’autres. Ce n’était pas du tout mon monde, c’est ce film qui m’a lancée. Elle m’a permis de me poser plein de questions esthétiques, techniques, politiques. Je peux juste lui dire merci.

Publié le 30/05/2022 - CC BY-NC-ND 3.0 FR

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