Interview

Appartient au dossier : Cinéma du réel 2020

Richard Copans, avec Deligny

Cinéma - Politique et société

Richard Copans, Monsieur Deligny, vagabond efficace © Les Films d'ici, Les Films Hatari, 2019

Le réalisateur Richard Copans nous parle de la place du cinéma dans la démarche d’accompagnement des enfants autistes de Fernand Deligny, à l’occasion de la sortie de son documentaire Monsieur Deligny, vagabond efficace. L’éducateur est le sujet d’une rétrospective et d’une exposition pendant le festival Cinéma du réel 2020.

Comment avez-vous rencontré Fernand Deligny ?

J’ai rencontré Fernand Deligny pour la première fois en 1974. Je descendais de Paris comme opérateur militant pour filmer un monsieur qui faisait une tentative de vie avec des enfants autistes. Le film allait devenir Ce gamin, là. À l’époque, le tournage se déroulait avec une équipe dite « professionnelle » qui descendait de Paris une semaine tous les deux mois. À mon arrivée, Fernand Deligny et Renaud Victor avaient finalement décidé que c’était quelqu’un qui vivait là en permanence qui devait faire les images et prendre la responsabilité du film. J’aurais donc pu disparaître, mais je suis devenu ami avec Renaud. Je suis revenu pour lui apprendre à filmer, à charger la caméra, à mesurer la lumière, à penser au découpage, etc.

Je suis retourné voir Deligny de temps en temps et, en 1989, un autre film a été produit : Fernand Deligny, à propos d’un film à faire, que j’ai coproduit avec Bruno Muel et dont j’ai fait l’image. Le film est fondé principalement sur un entretien entre Fernand Deligny et Renaud Victor sur la question de l’image, du cinéma, de la relation avec l’absence du langage chez les autistes… C’est un film magnifique sur la parole de Deligny. Et puis, il y a un peu moins de dix ans, alors que Deligny était mort, j’ai recroisé Jaques Lin et Gisèle Durand Ruiz qui vivent à peu près au même endroit avec des enfants que j’avais connus, qui sont devenus des adultes. Le projet d’un film qui raconterait Fernand Deligny est né à ce moment-là.

Quel point de vue vouliez-vous adopter avec ce film ?

La partie la plus connue de la vie de Deligny se déroule dans les Cévennes, de 1966 à sa mort en 1996. Le Moindre Geste, Ce gamin, là, ou À propos d’un film à faire sont tournés dans les Cévennes. Moi, je voulais raconter tout Deligny. Je voulais montrer qu’à partir de 1938 il avait, dans les situations les plus diverses, cherché à inventer des circonstances dans lesquelles la vie devenait possible, que ce soit pour des adolescents enfermés dans un hôpital psychiatrique, des délinquants qu’on risquait de mettre en prison, des autistes dont on ne savait pas quoi faire… Il n’y a pas de lien entre ces adolescents, si ce n’est que la société n’en veut pas et que le meilleur sort qu’elle leur réserve est en général l’enfermement.

Pourquoi Deligny désirait-il utiliser la caméra ?

Son travail part de l’élan d’éducation populaire de l’après-guerre. Il est proche d’André Bazin, de Chris. Marker… Ces gens ont commencé d’inventer toutes sortes d’objets, de films, de tentatives à partir de l’éducation populaire et d’organisations comme Travail et Culture. Dès 1948, Deligny demande une caméra dans le budget d’équipement de l’association La Grande Cordée. L’usage de la caméra et le rapport à l’image interviennent donc très tôt dans son travail. Puis, en 1955, il publie un premier texte sur le fait de filmer, « La caméra, outil pédagogique ».

Ce qu’il voit dans la caméra, à cette époque-là, c’est un outil qui peut redonner une forme de dignité à des adolescents humiliés, rejetés, méprisés voire mis en prison. En étant à la fois les réalisateurs et les acteurs, en étant les maîtres de l’image qu’ils produisent, ils reconquièrent la dignité totale d’un être social. 

Janmarie dans Ce gamin, là
Renaud Victor, Ce gamin, là © Les Films du Carrosse – Renn Productions – Reggane Films – Les Productions de la Guéville – Stephan Films – Filmanthrope – INA – Orly Films, 1976

Comment sa réflexion sur l’image évolue-t-elle au fil de sa pratique ?

Les autistes qui vivent avec Deligny sont hors du langage. Souvent, ils s’auto-mutilent ou ont des comportements agressifs envers autrui, on ne sait pas quoi faire et on les assomme de médicaments. Deligny pose la question : est-ce que ce sont des humains alors qu’ils n’ont pas le langage ? Il se dit que, s’il n’y a pas le langage, peut-être qu’il y a l’image.
L’usage de la caméra, pendant cette période avec des personnes autistes, se dédouble. Ce gamin, là et Projet N., montrent qu’un autiste est un humain, que nous pouvons faire des choses avec lui. En même temps, Deligny filme des images en Super-8 ou en vidéo pour les parents des enfants. Certains enfants sont là tout le temps ou presque, mais d’autres viennent trois ou six mois, repartent dans leur famille, reviennent l’année d’après… Les parents ont envie de savoir comment sont leurs enfants et Deligny utilise l’image pour le leur dire.

L’image imprègne donc toutes ses tentatives à partir du début des années cinquante et provoque une réflexion philosophique sur l’image et le langage. Dans À propos d’un film à faire, il oppose l’image à l’agir et au faire. Nous faisons la cuisine, dit-il, mais un autiste qu’on voit éplucher des légumes n’épluche pas les légumes. Il agit sans intention, parce qu’il n’y a pas de projet ni de conscience de soi. Par ailleurs, Deligny est, lui, un grand maître du langage et invente des images poétiques. Au début de Ce gamin, là, il explique qu’on traite les gamins autistes d’invivables et il dit : la société a prévu des lieux pour « invivre ». Le fait de créer ce mot, « invivre », nous renvoie à quelque chose de beaucoup plus fort que d’entendre « invivable ».

Dans le film, vous faites percevoir des expériences collectives plutôt que de mettre en avant le personnage Deligny…

Je voulais faire un film avec Fernand Deligny. Je ne voulais pas de discours d’experts, mais plutôt retrouver sa parole, ainsi que des gestes et des outils qu’il a utilisés. J’ai souligné dans le film le rapport aux outils qui fabriquent des images – une visionneuse muette, une caméra Paillard Bolex, etc. – mais je montre aussi les traces, les cartes dessinées, la place des objets quand les autistes se déplacent… Pour moi, c’est un film militant, au sens noble de la chose : je voulais transmettre Deligny, ou du moins ma vision de Deligny. J’ai donc essayé de l’incarner, par les paysages, les outils, les objets… J’ai essayé de transformer des anecdotes en séquences cinématographiques.

Monsieur Deligny n’incorpore qu’une vingtaine de minutes d’images d’archives. Comment avez vous fabriqué le matériau du film ?

C’était un pari. J’ai d’abord constitué une continuité de textes de Deligny : des extraits de livres, de journaux, d’émissions de radio… Puis j’ai suivi à la trace Fernand Deligny et filmé des lieux qui racontaient ses différentes tentatives : dans le Nord, à Armentières, dans le Vercors, dans plusieurs hameaux dans les Cévennes.

Dans le même temps et toujours en relation avec ses textes, j’ai rassemblé une collection d’objets : un vieux tourne-disques et des disques 78 tours, une 4CV, une vieille caméra, une visionneuse 16mm muette, une carte de France. La majorité de ces objets étaient des machines de cinéma, c’était à la fois fidèle à la démarche de Deligny et à ma propre pratique. Chacun de ces objets ouvrait la possibilité de gestes : remonter le moteur d’une ancienne caméra ou d’un tourne-disque ancien. Ces gestes deviennent des séquences.

Et puis il y les lettres, les journaux, les livres. Souvent, le cinéma documentaire méprise ce matériau comme un matériau mort. Mais, pour moi, ce sont aussi des objets : le grain du papier, la rature sur une lettre, les dessins, le vieillissement du document. Et les caresser du regard ou de la caméra, c’est aussi sensuel. C’est plastique.

Accompagnant tous ces moments, la voix de Deligny…

Publié le 09/03/2020 - CC BY-NC-SA 4.0