Interview

Histoires de filles-mères, histoires de femmes
Entretien avec Sophie Bredier

Cinéma - Littérature et BD

Gallica.bnf.fr / Bibliothèque de Châlons-en-Champagne.

Longtemps synonyme de solitude et d’opprobre, le destin des filles-mères est au cœur du roman Sages femmes de Marie Richeux, mais aussi du diptyque de films documentaires Maternité secrète (2017) et Nous, les filles mères (2020) de Sophie Bredier. La cinéaste revient pour Balises sur le destin de ces femmes ayant donné naissance à un enfant hors mariage, en écho à la rencontre avec Marie Richeux organisée à la Bpi en janvier 2022.

Dans le roman de Marie Richeux, la narratrice part de son passé familial pour aborder l’histoire des filles-mères aux 19e et 20e siècles. Quelle place votre parcours personnel occupe-t-il dans votre travail de cinéaste ?

Je suis une enfant adoptée, abandonnée dans la petite enfance, peut-être une enfant illégitime. Dans mes premiers films autobiographiques, j’ai essayé de comprendre mon histoire, mais c’est plutôt mon désir de faire des films qui m’a amenée à me mettre en scène, à passer devant une caméra. Maintenant, je ne suis plus à l’image mais je continue à poursuivre des obsessions, à traiter des thématiques récurrentes.

Si on n’est que dans l’intime, je pense que ça n’intéresse personne. Mais si on arrive à un endroit de sa propre singularité que l’on regarde vraiment, j’ai l’impression que ça peut rencontrer les autres. Marie Richeux le fait au sein de sa famille, moi je le fais en extériorisant — écrire sa propre histoire en croisant d’autres histoires. Dans tous mes films, même le premier où je parle de ma peau et de mes cicatrices physiques, je vais voir d’autres personnes pour essayer de comprendre. Mon histoire est une façon de rencontrer les autres, un prétexte pour aller vers les autres et voir ce qu’on pourrait se raconter, même si on est différent.

L’ouvrage de Marie Richeux questionne la frontière entre réalité et fiction : il est présenté comme un roman, mais la narratrice porte le même prénom que l’autrice, est elle-même dans une démarche d’écriture et de consultation d’archives, etc. En tant que réalisatrice de films documentaires, comment abordez-vous cette question ?

Son livre est magnifique, il rejoint tout un courant de littérature que j’aime énormément, qui questionne la notion de fiction. J’adore Deborah Levy, Nancy Huston avec Instruments des ténèbres, ou Maggie Nelson avec Les Argonautes qui traite aussi du devenir mère de l’écrivaine. C’est peut-être lié à une époque où l’on est davantage autorisé à parler à la première personne. Lorsque j’ai commencé à faire mes films autobiographiques, en 1998-1999, les perceptions étaient différentes. Il y avait matière à critiquer, alors qu’aujourd’hui on voit bien que commencer à parler de soi est aussi une manière d’aller vers les autres. 

L’une des filles-mères que j’ai interrogées a éclaté en sanglots dans mes bras lors de son premier entretien. Ce qu’elle avait dit était tellement fort… Et ça a été possible parce que je lui ai un peu parlé de mon histoire. Je pense que dans la vie, il faut donner. Et c’est pour ça que ces femmes parlent de cette manière : on se connaît bien, et elles sont d’accord avec ce qu’elles vont livrer. Je leur demande aussi de réfléchir à ce qu’elles vont tirer de cet entretien. C’est important de savoir pourquoi on fait les choses. 

Le personnage principal de Sages femmes s’intéresse à l’histoire des filles-mères après la naissance de son enfant. Quel a été pour vous la porte d’entrée vers ce sujet ?

C’est un hasard total ! Je voulais aborder la question des bâtards, et on m’a parlé du château de Bénouville, en Normandie. C’est un endroit magnifique, mais sous ce très beau décor se cachait une histoire horrible, celle d’une maison maternelle accueillant des filles-mères dans l’entre-deux-guerres. Comme Marie Richeux, j’ai consulté les archives départementales, j’ai mené un travail d’enquêtrice et j’ai trouvé cette histoire incroyable, dans le sens « trop violente pour être crue ». C’est à partir de là que je me suis lancée dans deux années de rencontres avec des filles-mères en Normandie. D’abord avec Maternité secrète, un film sur le lieu, puis avec Nous, les filles-mères, un film sur le temps, sur ce statut socio-historique particulier de fille-mère.

Photographie en noir et blanc du château de Bénouville, une grande bâtisse en pierres avec hautes fenêtres et colonnades
Château de Bénouville, 1928. Gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.

Au cours de son enquête, Marie Richeux découvre la honte associée au statut de mère célibataire, et s’intéresse beaucoup au sens des mots. Quels termes vous ont aidée à appréhender la réalité de cette situation ?

Il y avait « traînée », « catin », et le fameux « moins que rien ». Il y avait aussi « abandonnée ». Ces filles-mères sont souvent des femmes qui avaient une forme de candeur ; on le comprend bien avec le témoignage de Paulette, qui est elle-même une enfant de la DDASS et n’a pas eu de mère pour lui expliquer les règles, la sexualité… Ces femmes sont parfois plus fragiles face à des jeux de séduction, elles ont un problème d’estime de soi, un besoin d’amour. Elles ont souvent cru à une histoire d’amour et ont été abandonnées par l’homme qu’elles aimaient, mais ensuite il y aussi la société qui abandonne, qui met au ban. Il y a du rejet moral, des chutes morales, et ça elles le disent souvent — « je suis tombée de haut, je ne suis plus grand-chose » — et c’est pour ça qu’il était si difficile de faire témoigner des filles-mères.

Marie Richeux matérialise un lien entre ces générations de filles-mères qui est le travail du textile. Pour vous, quel lien unit ces femmes ?

Il y a toujours eu beaucoup de maltraitance envers les femmes, sur le corps des femmes, une manière de les considérer dès qu’elles n’étaient pas dans les normes que sont la famille, la patrie, la natalité. Les femmes sont instrumentalisées. Ce n’est pas un hasard si les maisons maternelles étaient obligatoires et gratuites pendant la Seconde Guerre mondiale : il fallait repeupler la France. Constater qu’à chaque fois qu’on a voulu faire du bien aux femmes, c’était dans un autre intérêt, a été mon plus gros choc. 

Il y a aussi une forte dimension sociale qui m’a interpellée. J’ai rencontré des filles-mères de la haute société pendant les repérages de mon film, mais je les ai volontairement écartées : la honte et le scandale sont les mêmes, mais j’ai cru constater, à ma petite échelle de réalisatrice de documentaires, qu’il y a une protection plus forte quand la famille est plus aisée. L’histoire des filles-mères est aussi l’histoire d’une certaine forme de misère sociale, raison pour laquelle on ne s’en est pas préoccupé. 

D’ailleurs il y a toujours, aujourd’hui en France, plein de centres maternels qui accueillent des jeunes femmes, et même si aujourd’hui il s’agit plutôt de filles mineures enceintes, elles sont toujours confrontées à des difficultés économiques ou éduquées par des parents peu stables. C’est caché, mais ce n’est pas du passé. C’est là que nous nous rejoignons, avec Marie Richeux : nous donnons la parole à des personnes qui sont invisibilisées, dont on n’entend pas la voix. Ça a d’ailleurs été un travail d’historienne que d’aller chercher à droite, à gauche, pour retrouver des lettres de filles-mères. Les archives personnelles sont d’une richesse incroyable. On avancera dans l’histoire des femmes grâce aux écrits de nos mères et de nos grands-mères.

Au moins deux des mères célibataires témoignant dans votre documentaire Nous, les filles-mères sont elles-mêmes nées de mères célibataires, ce qui fait écho à la lignée décrite par Marie Richeux.

Oui, il y a une horreur du schéma de répétition et de l’identification. Marie Richeux en parle très bien au sein de sa famille : la lignée de filles-mères s’arrête quand la grand-mère réussit à se marier et à être à nouveau dans la conformité. D’ailleurs la tante qui est née hors mariage est celle qui n’a pas d’enfant, comme une fatalité qui s’arrête.

Plus on est dans un travail de conscientisation, de parole, de soutien, plus il y a d’échappatoires. L’une des femmes de Nous, les filles-mères avait déjà témoigné dans Maternité secrète, et elle apparaît très différemment : on sent qu’elle avait honte, et qu’elle a moins honte dans le second film. Elle me l’a dit. C’est pour ça que j’ai traité ce sujet sur le mode de l’émancipation : à la fin, on a des femmes qui ont tenu, qui ont réussi à élever leurs enfants alors qu’elles auraient pu partir, alors qu’elles avaient la société contre elles, la famille contre elles. Ce n’est pas rien comme fierté, et c’est pour ça que je me sens profondément féministe quand je les regarde.

Publié le 24/01/2022 - CC BY-NC-ND 3.0 FR

Pour aller plus loin

Sages femmes

Marie Richeux
Sabine Wespieser, 2021

Entre souvenirs de famille et consultation d’archives, Marie Richeux déroule l’histoire d’une lignée de filles-mères dans ce roman qui questionne la filiation, la maternité et la liberté féminine.

À la Bpi, niveau 3, 840″20″ RICH.M 4 SA

Maternité secrète, un film de Sophie Bredier | Alter Ego Production et Bip TV, 2017, 82 minutes

À travers l’histoire du château de Bénouville où des générations de filles-mères accouchèrent en secret, ce documentaire de Sophie Bredier dévoile un chapitre tabou des violences faites aux femmes et aux enfants nés hors mariage. En sélection officielle aux festivals FIPADOC à Biarritz, DOKLeipzig et French French à Vancouver, ce film est disponible en DVD. Il est soutenu par Images en Bibliothèques.

Nous, les filles-mères, un film de Sophie Bredier | Zadig Productions, 2020, 62 minutes

Mêlant témoignages et archives, ce documentaire de Sophie Bredier retrace l’histoire de femmes ayant donné naissance à un enfant hors mariage, en écho aux évolutions de la politique familiale et des institutions maternelles de l’après-guerre à nos jours. Ce film a a été co-produit par France Télévisions et diffusé sur France 5 dans « La Case du Siècle ». Il est soutenu par Images en Bibliothèques.

Les Argonautes

Maggie Nelson
Éditions du sous-sol, 2018

Maggie Nelson développe une réflexion sur le genre et les identités assignées dans cet ouvrage de non-fiction évoquant son couple avec Harry, artiste gender fluid, puis la naissance de leur enfant.

À la Bpi, niveau 3, 821 NELS 4 AR

La Mère célibataire, de l'opprobre à la mère courage | France Culture, janvier 2020

Au 19ᵉ siècle, les filles-mères incarnent une remise en cause de l’institution du mariage et de la famille et, par là même, une menace pour l’ordre social. Cette perception synonyme d’opprobre évolue peu à peu au cours du 20ᵉ siècle, du fait des préoccupations natalistes nées de la Première Guerre mondiale mais aussi, plus tard, de l’augmentation du nombre de divorces.

Rédiger un commentaire

Les champs signalés avec une étoile (*) sont obligatoires

Réagissez sur le sujet