Depuis vingt ans, Joëlle Dufeuilly traduit l’un des plus grands écrivains hongrois contemporains, László Krasznahorkai. À l’occasion de la lecture de Seiobo est descendue sur terre (Éditions Cambourakis), elle nous parle de son travail au service de cette œuvre immense, à la beauté mélancolique et inquiétante.
Comment avez-vous été amenée à traduire László Krasznahorkai ?
C’est une histoire amusante. Pour ma première traduction, mon professeur de hongrois m’avait donné deux textes issus d’une anthologie de littérature contemporaine hongroise. Je les avais trouvés sans intérêt, sans aucune difficulté. J’étais déçue et je le lui avais dit. Quelques temps plus tard, il m’a donné un discours de László Krasznahorkai en me disant : « Tu veux un texte difficile, voilà ! » Je l’ai beaucoup aimé, mais il me paraissait impossible à traduire. J’ai commencé à paniquer. Je ne pouvais pas dire à mon professeur que je n’allais pas y arriver. J’ai alors contacté Krasznahorkai qui a accepté de me rencontrer. Nous avons lu le texte ensemble, décortiqué ses phrases tortueuses. J’ai compris que chez lui, rien n’est jamais gratuit. Une fois que j’ai eu toutes les clés, j’ai eu énormément de plaisir à traduire ce texte et j’ai eu envie d’en traduire d’autres. Je me suis attelée à son roman Le Tango de Satan, que j’ai présenté à plusieurs éditeurs. Ce n’était pas évident : une traductrice débutante qui présente un écrivain hongrois au nom imprononçable… Mais Gallimard a accepté de le publier.
Comment s’organise votre travail de traductrice ?
Je commence par lire le texte hongrois, que je traduis directement, puis je ferme le livre et je travaille uniquement sur mon texte. Ensuite, je reprends le texte hongrois que je confronte à ma traduction. Je peux passer des jours entiers à peaufiner la ponctuation, l’ordre des mots… comme l’artisan du chapitre « Il se lève à l’aube » dans Seiobo est descendue sur terre, qui fabrique des masques nô. De l’extérieur, on pourrait croire qu’il n’a rien fait de la journée, alors qu’il a ciselé son objet avec une infinie précision. Je passe en moyenne deux ans sur un livre de László Krasznahorkai, mais Seiobo est descendue sur terre m’a demandé plus de temps encore. Je n’avais pas mesuré sa complexité à la première lecture. Chaque texte est indépendant, avec son propre univers. J’ai dû faire beaucoup de recherches concernant la transcription des noms propres ou les termes techniques pour lesquels la langue hongroise reste floue tandis que le français est très précis.
Les phrases de Krasznahorkai sont immédiatement reconnaissables…
C’est sa marque, elles sont presque organiques. En hongrois, l’ordre des mots est libre : entre le sujet et le verbe, il peut se passer beaucoup de choses. Krasznahorkai aime les digressions, les incises, mêler les discours direct et indirect. Repousser le point révèle son rapport au monde, son refus de la finitude. Avec le temps, ses phrases sont de plus en plus longues, mais elles me sont devenues familières. Dans Seiobo est descendue sur terre par exemple, le chapitre « Passion personnelle » n’est constitué que d’une seule phrase. Par ailleurs, la langue hongroise est incroyablement musicale, et les textes de Krasznahorkai sont comme d’infinies variations sur un thème. C’est cette musique que j’interprète, avec le droit exceptionnel – inhérent à la traduction – de mettre un peu de moi.
Propos recueillis par Martine Grelle et Floriane Laurichesse, Bpi
Article paru initialement dans le numéro 26 du magazine de ligne en ligne
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