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Vivant parmi les vivants : une invitation à la cohabitation

Avec Vivant parmi les vivants, Sylvère Petit nous plonge dans une réflexion profonde sur nos relations aux autres espèces vivantes. Une invitation à leur porter attention et à coévoluer avec elles, que Balises décrypte à l’occasion de la projection du film au Centre Pompidou organisée par la Cinémathèque du documentaire à la Bpi, le jeudi 20 juin 2024.

Une chienne allongée faitface d'une caméra posée sur le sol
Alba, pendant le tournage de Vivant parmi les vivants. © Sylvère Petit

Dans les dix premières minutes de Vivant parmi les vivants (Les Films d’Ici Méditerranée, 2023), aucun être humain ne s’exprime. La caméra de Sylvère Petit s’attarde sur la vie quotidienne de Stipa, une jument de Przewalski, et d’Alba, une chienne au caractère timide et méfiant. Ces deux animaux, loin de n’être que de simples figurants, s’imposent comme les véritables protagonistes d’une trame qui se tisse au cœur de « leur biotope respectif », comme le souligne le réalisateur.

Deux humain·es philosophes complètent ce casting atypique : Vinciane Despret, inséparable compagnonne de route d’Alba (et inversement) et Baptiste Morizot, qui observe Stipa, alors au crépuscule de sa vie. « Tout le monde est à égalité de traitement », explique le cinéaste connu pour son approche éthologique du septième art. Il filme les animaux avec la même considération que les êtres humains et réussit le pari d’un film documentaire « interespèces » captivant.

Cette œuvre est donc tout sauf un documentaire animalier. Elle n’est pas non plus un documentaire centré sur des philosophes, face caméra. Il s’agit d’une invitation à briser les frontières entre l’humanité et le reste du monde vivant.

Renouer avec le vivant

« Je souhaite pointer du doigt la cécité envers le vivant qui caractérise nos sociétés modernes ». Telle est l’ambition poursuivie par Sylvère Petit avec ce nouveau film, en écho aux travaux de recherche que Philippe Descola a publié dans Par-delà nature et culture (Gallimard, 2005). En effet, cet anthropologue a établi que, depuis le 17e siècle, nos sociétés sont organisées autour de l’idée que « seuls les humains ont une intériorité. Le reste, c’est-à-dire la nature et les artefacts, n’en ont pas ». En somme, le concept de « nature » serait une invention de la civilisation occidentale moderne. Laquelle s’arroge le droit, en conséquence, de dominer et d’exploiter sans retour tout ce qui est non-humain.

Une jument de Przewalski marche sur un plateau enherbé
Stipa. Photogramme de Vivant parmi les vivants. © Sylvère Petit

« Sur 315 000 ans d’histoire de l’humanité, nous autres occidentaux, nous nous percevons « hors de la nature » depuis à peine quelques milliers d’années. Avec ce recul, on peut même envisager notre cosmologie comme un épiphénomène ! », pointe Sylvère Petit. Pourtant, « d’autres manières de se percevoir et d’être au monde » sont possibles selon lui ; et c’est ce qu’il entend démontrer dans son film. Il y met en scène des animaux et des êtres humains comme les membres d’un réseau d’existences interconnectées. La narration est une invitation à « la réconciliation des primates sociaux (les humain·es) avec leurs cohabitants ».

Le réalisateur réussit ce tour de force en s’appuyant sur les travaux des philosophes Vinciane Despret et Baptiste Morizot. Dans le film, la première affirme, par exemple, que le fait de ne pas être humain·e « ne [cesse] d’être sanctionné par le geste de se faire remettre à sa place ». Le second pointe un peu plus tôt, la « crise de sensibilité au vivant », à laquelle il faudrait, selon lui, répondre par une « nouvelle culture du vivant ». Il s’agit pour lui de « pousser les oiseaux, les virus, les loups ou les tilleuls dans le champ de l’attention des primates sociaux ». La pensée des deux philosophes, filmée en pleine construction, nous invite à constater que la place accordée aux non-humains s’amenuise, mais que les moyens d’une coexistence n’ont pas disparu pour autant. Ils restent à réinventer.

Mettre en scène une nouvelle philosophie

Pour Sylvère Petit, l’idée de Vivant parmi les vivants trouve ses racines dans ses premiers cours de philosophie, en classe de terminale. « À l’époque, j’étais toujours en désaccord avec les philosophes que le prof nous présentait », se souvient-il. Dans chacune de ses dissertations, le malicieux cinéaste en herbe opposait un avis contradictoire à Heidegger, Kant, Descartes ou Platon en convoquant le point de vue d’un animal. Une approche originale qui lui valait souvent d’être affublé de deux notes : « Un 4/20 pour le non-respect des standards pédagogiques et un 17/20 pour la qualité de la réflexion personnelle ! ». Déjà, Sylvère Petit avait perçu les limites de la philosophie classique, qui ne permet pas de réfléchir « en dehors de la condition humaine ».

Visages de Vinciane Despret et Baptiste Morizot, photographiés pendant une conférence
Vinciane Despret et Baptiste Morizot. Photogramme de Vivant parmi les vivants. © Sylvère Petit

Dans ses films, Sylvère Petit montre donc qu’un renouvellement philosophique est en marche. C’est pourquoi le scénario, mais aussi la manière de cadrer les protagonistes de Vivant parmi les vivants sont inédits et hors des conventions cinématographiques traditionnelles.

Une nouvelle grammaire cinématographique

Au cinéma, la représentation des animaux est traditionnellement très limitée : soit ils sont invisibles, soit ils apparaissent dans des formats très spécifiques. « Si vous voulez voir d’autres espèces que nous, vous n’avez pas d’autre choix que de vous tourner vers le documentaire animalier ou le film pour enfants », remarque Sylvère Petit. Par ailleurs, lorsque êtres humains et non-humains se rencontrent dans un film, le piège de l’anthropomorphisme n’est jamais très loin.

En outre, le réalisateur considère que la « grammaire cinématographique associée aux autres animaux est très pauvre ». Elle ne se résume selon lui qu’à quatre archétypes dominants (et pouvant se métisser) : le scientifique, le spectaculaire, le symbolisme et l’anthropomorphisme.

Vivant parmi les vivants évite habilement ce quadruple piège et propose une mise en scène et une trame narrative qui relient les animaux et les êtres humains. Ainsi, la scène du dîner en extérieur, où les mouvements et les bruits des chiens qui se chamaillent se mêlent à ceux des humain·es qui discutent et dégustent un poulet à proximité, illustre cette volonté de traiter tous les protagonistes à égalité tout en les laissant exprimer leur entière altérité.

Face à la « crise de sensibilité au vivant », le film nous invite à intensifier notre curiosité à l’égard des êtres qui nous entourent. À se sentir un peu plus vivant parmi les vivants, grâce à des récits communs, interespèces. Sylvère Petit apporte sa pierre à l’édifice d’un projet qui lui semble désormais évident : « Faire d’un monde abîmé, un monde revivifié ».


Le cinéaste Sylvère Petit, photographié de dos en train de repérer un cadrage dans une plaine enherbée
Sylvère Petit, pendant le tournage de Vivant parmi les vivants. © Sylvère Petit

Sylvère Petit

Convaincu depuis l’enfance que l’être humain est un animal parmi les autres, Sylvère Petit a choisi le cinéma et la photographie comme moyens d’expression pour bousculer nos regards autocentrés. Loin de tout prosélytisme, il nous invite à reconsidérer nos imaginaires et notre propre existence parmi les êtres vivants.

Né à Nîmes en 1981, il photographie nos cohabitants depuis son adolescence et réalise des films et des documentaires pour le cinéma et la télévision depuis 2009. Avec ses films, il cherche à sortir de la dichotomie documentaire animalier / film de fiction entre humains. Cette quête le mène dans des aventures qui questionnent la fabrication même de nos images et de nos récits.

Filmographie

  • La Baleine – Long-métrage de fiction – tournage 2024
  • Vivant parmi les vivants – Long-métrage documentaire, 1h35 – 2023
  • L’Appel du renard – Fiction, 16 min – 2020/2024
  • Ani-maux – Documentaire, 52 min – 2017
  • Biòu – Documentaire, 7 min – 2014
  • Les Assoiffés – Court-métrage, 22 min – 2014
  • Entre Miel et Terre – Documentaire, 52 min – 2012
  • Les Ventileuses – Court-métrage, 31 min – 2009


Vidéo : Extrait du film Vivant parmi les vivants

Publié le 14/06/2024 - CC BY-SA 4.0

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