Pierre et Nathalie Moneger-Rogge ont accueilli une personne migrante au sein de leur famille, en région rennaise, pendant près de deux ans. Ils témoignent de cette expérience, qui leur a permis d’approcher la réalité d’un parcours d’exil. D’autres parcours de migrants sont abordés lors de la rencontre « Parcours de migration et d’exil » organisée à la Bpi en février 2022.
Comment en êtes-vous arrivés à accueillir une personne migrante ?
N. M-R : Notre fils Quentin était engagé dans l’association D’ici ou d’ailleurs (DIDA), qui vient en aide aux personnes exilées présentes sur la région rennaise. Quand il a libéré sa chambre pour poursuivre ses études à Paris, il nous a fait part des difficultés rencontrées par l’association pour loger les migrants et nous a demandé de réfléchir à l’accueil d’une personne en situation d’urgence, au moins sur du court terme. Nous avons réfléchi et pris contact avec l’association. Ça s’est fait vite parce qu’il y avait de gros besoins d’hébergement. C’est comme ça qu’Ibrahim (NDLR : le prénom a été changé) est arrivé, en mars 2019. Il était originaire de Guinée-Conakry. Il avait quitté son pays à 18 ans. Quand il est arrivé chez nous, il en avait 22. Il avait donc mis un certain temps à arriver jusqu’à Rennes.
En quoi vous êtes-vous engagés, vous et lui ?
P. M-R : C’était plus un cadre qu’un contrat, qui engageait surtout l’association. Le jour de son arrivée, Ibrahim était accompagné d’un membre de l’association qui a rappelé que l’accueil était temporaire et qu’ils essaieraient de trouver une solution après les quinze premiers jours. L’association apportait également des éléments de sécurisation sur le plan des droits. Ils étaient nos interlocuteurs s’il y avait un souci.
N. M-R : C’était rassurant de ne pas se sentir responsable au démarrage et soutenus par une structure. On ne peut pas savoir comment ça va se passer avec la personne qui s’installe et on avait l’exemple d’une autre famille qui avait accueilli un jeune, avec qui ça ne s’était pas très bien passé… Là, il y avait une référente de l’association qu’on pouvait contacter. Ils ont laissé des consignes à Ibrahim comme respecter les règles de la famille et participer à la vie de la famille.
P. M-R : Il ne pouvait pas non plus rester à la maison quand il n’y avait personne, y compris quand nous étions au travail. On ne s’engageait que pour le repas du soir, la nuit et le petit-déjeuner. L’association l’accueillait dans la journée pour des activités. Il y avait aussi un restaurant très peu cher où il déjeunait avec d’autres jeunes de son âge et il se rendait régulièrement au cabinet de son avocate qui l’accompagnait dans ses démarches administratives. Il était majeur et autonome.
Comment les consignes ont-elles été respectées ? Comment l’accueil a-t-il évolué ?
N. M-R : Quinze jours après l’arrivée d’Ibrahim, nous devions partir en vacances. On était très ennuyé pour Ibrahim, même si l’association nous garantissait son hébergement le temps de notre absence. Alors on a fait le pari de la confiance. On lui a laissé les clés de la maison pendant dix jours. Mais c’est aussi parce que ça s’était tout de suite bien passé et que lui aussi nous accordait sa confiance. Il a même passé le confinement avec nous et est resté à la maison jusqu’en avril 2021. Sa situation a évolué au fil du temps. Il est devenu demandeur d’asile et a reçu une allocation qui lui a permis de répondre à ses besoins autant que faire se peut. Il a intégré une classe de première au lycée à 23 ans parce qu’il ne pouvait pas justifier de son bac passé en Guinée, puis une terminale. Il a présenté deux fois son dossier à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) mais ses demandes ont été rejetées. Quand il a quitté la maison, nous sommes restés en contact. Il habite chez un ami et se débrouille. On a l’impression qu’on a été jusqu’au bout de ce qu’on pouvait faire pour lui, en termes d’accompagnement.
P. M-R : L’accompagnement a été compliqué parce qu’il y avait beaucoup d’interlocuteurs : l’association de bénévoles, un organisme social officiel qui suit les demandeurs et qui gère leurs droits, l’avocate, et puis la famille d’accueil. Au bout d’un moment, l’association s’est retirée parce que ce sont des bénévoles et que c’est compliqué. Ses droits n’avançaient pas. Il se débrouillait très bien mais il avait besoin d’un petit coup de pouce, surtout du soutien. Je lui ai proposé de l’accompagner chez l’avocate et j’ai lu avec lui des textes juridiques. C’était comme un coup de main qu’on donne à son voisin. Lui n’était jamais demandeur. Il ne souhaitait pas être une charge. Il fallait proposer son aide par rapport à ce qu’on avait pu apprendre au détour d’une conversation.
Comment se déroulait le quotidien ?
N. M-R : Quand il était tout seul à Rennes, à son arrivée, il était beaucoup avec nous, en famille. Il avait peu d’activités et avait sympathisé avec nos enfants, qui ont à peu près son âge. Comme il voulait respecter les consignes de l’association, qui lui avait notamment demandé de participer aux tâches de la famille, il s’est mis à repasser. Il a taillé la haie… Après, quand il a été scolarisé, ça a un peu changé parce qu’il avait du travail, des relations.
P. M-R : En fait, c’est l’histoire de quelqu’un qui arrive et qui prend son autonomie. À son âge, c’était normal qu’il cherche son indépendance.
Qu’est-ce que cela vous a apporté, à vous et à lui ?
N. M-R : Je pense que lui, ça lui a apporté une certaine stabilité. Il pouvait se poser et il était relativement libre. Je me souviens que quand il est arrivé, on était allé manger dans une crêperie et un camion du Samu social est passé. Il a dit qu’un de ces camions lui avait donné à manger quelques fois. Il est vraiment passé dans un autre monde. Et c’était assez dur pour nous de mesurer le fossé entre sa vie d’avant et ce qu’il découvrait.
P. M-R : De ce qu’on connaît de son histoire, je dirais que savoir où dormir le soir et ne pas avoir à chercher un lieu le lendemain lui a procuré un sentiment de sécurité. Il savait aussi que l’accueil à la maison n’était pas conditionné à sa situation administrative. Qu’il soit en procédure Dublin, en demande d’asile, il était et il reste toujours le bienvenu. Ce que cette expérience nous a apporté, c’est de pouvoir vivre l’hospitalité. Et puis c’est aussi une belle rencontre, avec une personne à la vie chaotique mais capable de résilience. Être capable de traverser la moitié de l’Afrique, vivre ce qu’ils vivent en Libye, prendre le risque de traverser la Méditerranée, puis passer d’Italie en France… c’est quand même une détermination et une énergie de vie qui impressionnent. Quand on rencontre ce genre de parcours, on se dit que c’est une dynamique humaine qu’il est impossible de contenir, y compris en fermant les frontières. Il vaudrait mieux se demander comment travailler pour l’accueillir. C’est quand même dommage de passer à côté de cette capacité d’entreprendre. Parce que c’est clair : si on donne un capital à Ibrahim, il monte une entreprise. Il sait s’organiser, il sait faire. Un exemple : à son arrivée, je lui ai présenté le quartier, l’arrêt et l’itinéraire des bus. Il a été très poli mais j’ai fini par réaliser qu’à côté de son périple depuis l’Afrique, la carte des bus de Rennes n’était pas de nature à le dérouter. Il a une capacité à appréhender les situations, à se débrouiller avec les règles. Il peut donc donner à un projet des perspectives autres que celles qu’on connaît.
N. M-R : C’est aussi l’actualité qui prend une tout autre dimension. On ne la voit plus à la télé, c’est Ibrahim qui la raconte et il l’a vécue. Du coup, ça force à reconsidérer des choses dans sa propre vie, à les relativiser. Cette rencontre et ces échanges ont été aussi très intéressants pour les enfants.
Comment ont réagi vos voisins ?
P. M-R : Nous les avons prévenus de l’accueil d’Ibrahim parce que, dans notre quartier, les gens sont prompts à solliciter la police au moindre risque de trouble. Et puis, on est en Bretagne et il n’y a pas beaucoup de mixité. Les immigrés viennent surtout d’Europe et il y a peu d’Africains, d’où une certaine défiance chez certains, par méconnaissance. On a eu des discussions avec les voisins, mais je crois que c’est un pari qui les a plutôt épatés. Cela n’a pas empêché des suspicions, mais c’était quand même positif. Ils nous demandent des nouvelles d’Ibrahim, par exemple. Quant à nos amis, ils ont trouvé que c’était un peu excessif, surtout en raison de la durée du séjour d’Ibrahim.
Quel bilan de cette expérience feriez-vous ?
P. M-R : Nous aurions moins d’appréhension à recommencer, même si à chaque fois, c’est une histoire différente. Ça s’est bien passé parce que c’était Ibrahim et aussi parce qu’il avait un but en France. Il voulait travailler dans l’informatique.
Et puis, c’est surtout tombé au bon moment parce que les enfants étaient encore à la maison. Ibrahim a des échanges avec eux qu’il n’a pas avec nous. Il reste dans sa culture d’origine qui implique une distance respectueuse avec les aînés, les adultes. Et aussi, il séparait les sujets selon l’interlocuteur : il parlait de certaines choses avec Nathalie et de d’autres avec moi. C’était très genré, en fait. Aujourd’hui, il ne viendra pas si les enfants sont absents.
Le fait que ce soit un jeune adulte a rendu les choses moins compliquées que si ç’avait été un mineur non accompagné, avec les problèmes de l’adolescence et un positionnement à trouver au niveau de l’encadrement. Avec Ibrahim, il était tout à fait concevable qu’on ne se pose pas de questions pour savoir comment il se rendait à Rennes tous les jours, ce qu’il faisait de sa journée… Je pense que cela aurait été autre chose s’il avait eu 14 ou 15 ans : on se serait senti responsables. En conclusion, le bilan, c’est que ça peut marcher.
N. M-R : Mon seul regret, c’est de ne pas avoir réussi à débloquer sa situation. Il est très respectueux des règles et doit avoir du mal à s’accommoder d’une situation irrégulière. Il s’abîme en vivant de la sorte. C’est frustrant qu’au bout de trois ans, au sein de notre propre pays, en connaissant les règles et les textes, nous ne soyons pas parvenus à l’aider sur ce plan. Mais ç’a été une belle expérience. Nous sommes contents de nous être laissés bousculer par nos enfants et de leur avoir offert cette expérience et ce témoignage. À eux d’agir maintenant.
Pour aller plus loin
De nombreux témoignages sont à retrouver sur le site de Réfugiés bienvenue, association francilienne accompagnant les hébergeurs solidaires.
Le pôle Migrants pilote le volet logement de la politique d’intégration des bénéficiaires de la protection internationale et coordonne les acteurs du logement et de l’intégration en aval de la procédure d’asile afin de trouver des solutions de logement aux personnes. Il est responsable du dispositif « Cohabitations solidaires » qui prend la suite de l’expérimentation 2017-2018 du projet « Hébergement citoyen ». Une plaquette à télécharger en pdf dresse le bilan à mi-parcours de cette expérimentation.
Dans cet article hébergé sur la base OpenEdition, Élise Roche, maîtresse de conférences en urbanisme à l’Institut national des Sciences appliquées (Insa) de Lyon s’intéresse à l’hébergement citoyen, dans la vallée de la Drôme et la métropole lyonnaise et son articulation avec le Dispositif national d’Accueil, entre formalité et informalité, entre villes « dissuasives » et villes « hospitalières ».