La voiture, lieu de tournage et fenêtre sur le monde
Élément de l’intrigue dans les films, la voiture est aussi, et surtout, un décor-refuge qui permet de recueillir des confidences, de créer une proximité avec les personnages et, parfois, de contourner la censure. Le film Pierre Feuille Pistolet (Maciek Hamela, 2023), nouveauté du catalogue « Les Yeux doc » de la Cinémathèque du documentaire de la Bpi, est intégralement tourné dans un van pour donner la parole aux réfugié·es ukrainien·nes. Cette configuration originale est l’occasion de s’intéresser à l’habitacle automobile comme lieu de tournage.
Le cinéma emploie la voiture comme espace scénique depuis ses débuts. Dans Bandits en automobile (1912) de Victorin-Hippolyte Jasset, et dans les films à épisodes de Louis Feuillade, Les Vampires (1915-1916), Judex (1917), Barrabas (1919), elle permet aux criminel·les de semer les forces de l’ordre dans des courses poursuites haletantes pour les spectateurs et spectatrices. Bien plus tard, dans les fictions parlantes et en couleur, la voiture est encore un élément essentiel de l’intrigue comme dans Duel (1971) de Steven Spielberg, Taxi Driver (1976) de Martin Scorsese ou encore Drive (2011) de Nicolas Winding Refn.
La voiture est un décor – pour ne pas dire un personnage à part entière – qui contribue à faire évoluer le récit, à captiver l’attention du public, notamment lors de séquences de cascades. Elle permet aussi de faciliter le tournage dans des pays au contexte politique difficile. En effet, dans un régime totalitaire ou autocratique, lorsque le propos du film est dérangeant pour le pouvoir en place, l’habitacle devient alors un lieu refuge pour tourner et contourner la censure.
Le huis clos de l’habitacle
« Une semaine après, je ne comprenais toujours pas […] que la guerre était là. C’était si difficile à croire. Mais quand les explosions ont commencé à Chuhuiev, les bombes n’arrêtaient pas de tomber ici et là. Tu commences alors à réaliser que c’est une vraie guerre. »
Ce témoignage de l’incompréhension face à la guerre est celui d’une Ukrainienne, prononcé dans un van, devant la caméra de Maciek Hamela, réalisateur de Pierre Feuille Pistolet (2023). Dans son premier long métrage, le cinéaste polonais recueille les récits de celles et ceux qui fuient leur pays, envahi par la Russie de Poutine. La voiture est un lieu de tournage privilégié, dans ce film, pour collecter dans l’urgence les témoignages de réfugié·es, et dénoncer la guerre.
Dans d’autres œuvres cinématographiques, elle est aussi un moyen de contourner la censure, d’exprimer des propos dissidents dans un régime totalitaire ou autocratique. L’habitacle est un espace confiné, protégé, sûr, que les cinéastes exploitent pour libérer la parole. Dans My Undesirable Friends (2024), par exemple, Julia Loktev tourne de nombreuses séquences dans la voiture pour saisir les propos des journalistes indépendant·es, désigné·es « agents de l’étranger » par le Kremlin. Le réalisateur iranien Abbas Kiarostami capte, quant à lui, les discussions d’Iraniennes dans Ten (2002), qui dévoilent, le temps d’un trajet en taxi, le quotidien et les conditions de vie des femmes en Iran. De même, Jafar Panahi, frappé d’interdiction de tourner par le gouvernement iranien, installe une caméra dans son véhicule pour recueillir les confidences de ses compatriotes dans Taxi Téhéran (2015). Accusé de propagande contre le régime, le réalisateur iranien, emprisonné à plusieurs reprises, persiste et signe, avec sa caméra. Pour lui, la voiture est un refuge pour filmer dans la clandestinité la société iranienne telle qu’elle est.
L’espace du cadrage de l’intime
La voiture est sans doute un des plus petits lieux de tournage. Il impose un rapprochement entre l’appareil de prise de vue et les sujets filmés. Plans fixes, peu de mouvements de caméra, gros plans ou plans rapprochés, l’esthétique du film est guidée par l’exiguïté de l’espace. Il en résulte un effet de proximité avec les personnages, favorable aux confidences.
Dans Pierre Feuille Pistolet, par exemple, les visages de femmes et d’hommes de tous âges, d’enfants, sont saisis en plans fixes. Ils disent, parfois sans mots, la peur, le désespoir, ou encore la colère, la fatigue… Une fillette confie : « je préférais aller à l’école. » Une femme silencieuse pleure à l’idée de laisser son mari qui, lui, reste pour s’engager dans l’armée. Un petit garçon explique ce que signifie « s’inquiéter » : « c’est quand [ta grand-mère] a peur que ta maison soit frappée par une bombe ou une roquette. » De même, dans My Undesirable Friends, Julia Loktev capte, dans le taxi, l’émotion des journalistes qui ont attendu toute la nuit, et dans le froid, que leur collègue Eduard Burmistrov, arrêté pour avoir rendu hommage à Boris Nemtsov, soit libéré de prison.
Filmer l’extérieur de l’intérieur
La voiture est enfin un intérieur à partir duquel les cinéastes peuvent filmer l’extérieur. La caméra de Maciek Hamela s’arrête sur les immeubles éventrés et les routes détruites par les bombes russes. Le réalisateur libanais Ghassan Salhab, dans L’Encre de Chine (2016), (Posthume) (2007) ou 1958 (2009), mais aussi Grégoire Orio et Grégoire Couvert dans Khamsin (2020), filment également, à l’aide de lents travellings, une Beyrouth ravagée par la guerre. La voiture est l’accessoire mobile qui infiltre et parcourt les cicatrices des villes, à partir duquel les témoignages peuvent s’écrire. Les images, prises dans cette cage de Faraday, capturent à jamais les traces de drames humains inscrites dans la pierre.
Pour Sergueï Eisenstein (1898-1944), le réalisateur du Cuirassé Potemkine (1925), le cinéma avait la vocation de « fendre les crânes », d’être un « ciné-poing », marquant les esprits, plus qu’un « ciné-œil », observateur. Finalement, la voiture ne serait-elle pas un peu des deux à la fois, une fenêtre ouverte sur le monde et une « caméra coup de poing », permettant au cinéma de poursuivre sa route et d’imprimer sur la bobine des récits de vies, de guerres et de morts ?
Publié le 02/06/2025 - CC BY-SA 4.0
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