Dans L’Hypothèse du Mokélé-M’Bembé (2011), Marie Voignier suit un cryptozoologue à la poursuite d’un animal de légende dans la jungle camerounaise. Ariane Michel, dans Les Hommes (2006), filme du point de vue de la nature l’arrivée de mystérieux personnages sur une terre nue et froide. Quant à Nicolas Rey, il utilise des pellicules périmées et un dictaphone pour raconter, dans Les Soviets plus l’électricité (2001), un périple solitaire de Paris jusqu’en Sibérie. Ces cinéastes, adeptes des voyages et des expérimentations, sont-ils des aventuriers des temps modernes ? Leurs films figurent en tout cas au programme du cycle « À l’aventure ! » de la Cinémathèque du documentaire, à la Bpi au printemps 2022.
Vous considérez-vous comme des cinéastes aventuriers ?
Marie Voignier : Je ne me retrouve pas dans ces termes, « aventurière », « exploratrice »… Quand je filme un explorateur au Cameroun dans L’Hypothèse du Mokélé-M’Bembé, ce ne sont ni l’exploration ni le voyage qui m’attirent, mais ce qu’il y a de lointain en lui, ce Français, qui n’habite pas loin de chez moi. L’aventure suppose qu’on quitte quelque chose de confortable pour se mettre en danger.
Nicolas Rey : C’est l’instabilité qui est motrice.
Ariane Michel : Pour mon dernier film, j’ai filmé des glaciers qui fondent sous la Lune, sur le Mont-Blanc. Il y a une notion claire d’aventure, mais je cherche plutôt à déclencher un frottement, une impression à travers le capteur de la caméra ou la membrane du micro. Si je filme des contrées « nues », c’est qu’il s’agit d’abord de dénuder le regard : filmer quelque chose qu’on voit peu, dans une proximité ou une temporalité à laquelle on n’est pas habitué, peut provoquer les sens, l’attention, et les ouvrir. Ce n’est pas l’aventure en elle-même qui me pousse à réaliser le film (je fuis le danger et l’inconfort ne m’intéresse pas), mais là haut, dans la nuit claire et le silence, je me suis retrouvée dans une réalité proche du rêve. Or, j’essaye là (peut-être comme toujours) de fabriquer un film qui soit comme un rêve.
M. Voignier : En même temps, il y a l’idée de déconstruire la notion même d’exploration. Souvent, on voyage dans des zones lointaines pour voir des choses extraordinaires. Les Hommes montre qu’on peut regarder de façon extraordinaire les choses, plutôt que regarder des choses extraordinaires. Toi, Ariane, tu as réussi à évacuer la dimension héroïque du voyage. Moi qui filmais un explorateur, j’ai cherché à défaire cette dimension héroïque sans l’écraser. C’était un dosage difficile, de ne pas être dans la fabrique d’un héros mais plutôt dans une quête douloureuse et infinie.
Vous laissez-vous dériver, porter par ce qui peut arriver ?
M. Voignier : La dérive, ce serait renoncer à une forme d’action sur la mise en scène. Ce n’était pas possible pour L’Hypothèse du Mokélé-M’Bembé qui, au contraire, était une lutte contre la dérive. Tout pousse à se laisser porter par des événements qui nous dépassent, mais il faut reprendre la main. La dérive, ce serait l’échec du tournage. On peut espérer que l’expérience du spectateur ou de la spectatrice soit une dérive, mais pas du côté de la fabrication.
A. Michel : Je suis d’accord. Quand je réalisais Les Hommes, je cherchais des images pour filmer une rencontre entre des humains et un monde sauvage, du point de vue de ce monde. Pour cela, j’avais besoin d’être dans un lieu nu, dépourvu de trace de civilisation. On m’a proposé de venir sur la goélette océanographique Tara, en partance pour le Groenland. Une fois embarquée sur un bateau, il y a bien sûr une notion de dérive, mais j’ai essayé de précéder le mouvement des choses. Il ne s’agissait pas de me laisser porter mais de surprendre quelque chose qui allait advenir.
N. Rey : Dans la troisième bobine des Soviets plus l’électricité, il y a un moment où je perds le contrôle. Rendu en Sibérie, je sors de la zone où il y a des trains et je me trouve dans un espace-temps où je suis microscopique, comme une feuille sur une rivière. Je ne peux pas dire que je cherchais cela en partant, mais je suis pris dans une dimension qui me dépasse et je crois que ça se sent.
Vos démarches supposent-elles de partir loin ?
M. Voignier : Beaucoup de cinéastes ont fait des aventures dans leur chambre. Le déplacement et l’aventure sont deux choses différentes.
A. Michel : On peut quand même essayer de comprendre ce qu’on est allé chercher dans ces endroits. Il y a un frottement avec quelque chose qui advient, ce que je trouve émouvant et puissant dans le documentaire.
M. Voignier : Ce n’est pas une question de distance mais d’altérité. Je cherche à me confronter à une situation où je manque terriblement de repères et que j’essaie de comprendre par le cinéma.
A. Michel : Oui. Ce rapport percutant avec la réalité peut advenir n’importe où, c’est une disposition dans laquelle on s’installe pour percevoir le monde. Ce qui me pousse à faire des films, c’est le fait de reprendre contact avec les choses.
N. Rey : Le projet des Soviets plus l’électricité était d’aller jusqu’en Sibérie donc, pour ce film-là, il fallait partir loin avec la caméra Super-8 dans une poche et le dictaphone à cassettes dans l’autre.
Explorez-vous les limites du vrai ?
M. Voignier : Se frotter aux limites du vrai, c’est le projet même du documentaire, l’une de ses questions, toujours irrésolue. Ce conflit permanent me passionne. Dans mon film, l’explorateur Michel Ballot croit en une chose à laquelle peu de personnes croient. Puisque le cinéma est une machine à fabriquer des croyances, est-ce qu’en le filmant, je peux participer à sa croyance, et par extension, est-ce que je peux amener les spectateurs et les spectatrices à s’en approcher ?
A. Michel : C’est ce qui est beau dans ce film. Tu es près de ce personnage et tu nous emmènes à croire avec lui. Ce n’est pas une caméra subjective, c’est une caméra sur l’épaule de quelqu’un d’autre. Il y a une tendresse non naïve du regard sur lui et sur sa recherche, mais on ne sait jamais exactement quelle est ta position.
M. Voignier : Oui, parce que je la cherche. Il y a une sincérité de ma part à me demander comment il peut croire à ça, est-ce que je peux le faire aussi ? Le dispositif du cinéma me permet d’oublier certaines formes de rationalité, et de me plonger dans un état second prédisposé à la croyance, à l’inattendu, au merveilleux… Ce qui rapproche nos deux films, c’est d’ailleurs le déplacement d’un point de vue. En éloignant la caméra de toi pour que ce soit une pierre qui regarde une pierre, tu tentes d’ébranler des certitudes, des temporalités, des habitudes de points de vue sur « le paysage ». D’ailleurs, emploies-tu ce mot-là ?
A. Michel : Tu fais bien de questionner ce terme, car il renvoie à une vision rétinienne et culturellement orientée contre laquelle je me suis rendu compte que je travaille. Pour l’un de mes premiers films, Après les pluies (2003), j’avais mis la caméra à hauteur de mes yeux. Je filmais un paysage après une catastrophe, et j’ai eu ce réflexe. Plus tard, j’ai voulu opérer un déplacement physique du regard, mais aussi fabriquer un récit avec le montage. Quand je raconte Les Hommes, j’ai tendance à commencer par « Il était une fois une terre nue et nous, la glace, les pierres, les bêtes. Eux, de drôles de personnages qui arrivent, sans que l’on sache qui ils sont, et nous allons apprendre à les voir. » Je joue sur l’imaginaire qui se déplace. Au départ, on est surpris par l’arrivée des humains, ensuite ils peuvent être inquiétants avec leurs armes, puis on voit qu’ils ne sont pas dangereux et une micro-histoire se fabrique.
Vous jouez également avec le temps…
N. Rey : Le temps est lié au voyage. En voyage, on est toujours dans la projection de là où on va, ou dans la rétrospection de là où on a été, rarement dans le moment présent. Les Soviets plus l’électricité s’est construit en écho à cette dimension. L’espace qu’on traverse aussi, et sa liaison avec le temps, incitent à jouer avec la raréfaction ou l’accélération des images. Je trouve le cinéma, avant que la cadence de prise de vues ne soit normalisée, d’une grande liberté. Il n’y a rien à inventer, juste à se souvenir.
A. Michel : Ce qu’il me reste de L’Hypothèse du Mokélé-M’Bembé, c’est la construction du hors-champ. Les images donnent à percevoir ce qu’il y a entre, cette réalité construite petit à petit, dont on ne sait jamais ce qui est tangible ou pas. De mon côté, je construis une intensité du regard à l’intérieur des images, dans un pur présent qui se déroule. Je questionne notre présence, la présence des autres êtres vivants… Je trouve génial de pouvoir appliquer les règles du cinéma à n’importe quel autre personnage qu’à des humains.
Explorez-vous la technique cinématographique ?
M. Voignier : Pas du tout ! Pour L’Hypothèse du Mokélé M’Bembé, il s’agissait même d’une lutte contre la technique, notamment pour l’électricité. Un dispensaire mettait à disposition son générateur trois heures par jour pour recharger les batteries. L’humidité faisait un peu de mal au micro. C’est intéressant parce que ça conditionne le tournage, mais ce n’est pas quelque chose que je recherchais. Après, il y a du nettoyage et de la reconstruction sonore en post-production, grâce aux sons d’ambiance pris sur place.
N. Rey : Pour moi, c’est certain, la dimension technique fait partie de l’aventure. En parallèle avec la création de L’Abominable, notre laboratoire argentique géré par des cinéastes, j’ai eu l’occasion de fabriquer des dispositifs de prises de vue avec Christophe Goulard. Il y a par exemple dans Autrement la Molussie une caméra entraînée par le vent. Des pâles d’éolienne entraînent mécaniquement une Bolex 16 mm. Sans vent, on ne peut pas filmer. La caméra prend la direction du vent, et la cadence de prise de vue est elle aussi conditionnée par la vitesse du vent : plus il y a du vent, plus la caméra tourne vite, donc plus les images produites sont ralenties.
A. Michel : Et puis, il y a plusieurs manières de définir la technique. Moi, quand je parle de technique, il s’agit plutôt de cadrage, de montage… Au Groënland, j’avais un énorme micro sur la caméra, et les cadres sont faits autant pour le son que pour l’image. Pour moi, ce n’est pas tant l’exploration du support que de la manière de filmer.
Lorsque vous réalisez vos films, les imaginez-vous projetés en salle ?
A. Michel : Les Hommes a vraiment été pensé comme cela. Je voulais faire entrer dans un tunnel de perception, et c’est un dispositif dans lequel on ne peut pleinement pénétrer qu’en salle. Il faut pouvoir « laisser son corps au vestiaire » pour voir ce film.
M. Voignier : Moi aussi, je pense toujours à la salle, même si ce n’est pas toujours là que les spectateurs voient les films. C’est une question d’immersion, mais aussi de temporalité : une expérience du temps et de la concentration. La dimension captive du spectateur aide à cela. Être là, dans le présent du film.
N. Rey : Moi, je ne diffuse mes films qu’en 16 mm, donc c’est difficile de les voir autrement ! En salle, il y a un voyage en commun. Il y a toujours des gens qui partent, mais ceux qui restent font groupe à la fin, et se regardent différemment même s’ils ne se connaissent pas.
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