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Appartient au dossier : Press Start 2020 : les mondes post-apocalyptiques

Gloomy Eyes, projection dans les ténèbres

Gloomy Eyes nous entraîne en réalité virtuelle dans un monde post-apocalyptique sans soleil, pour être les témoins de l’amour impossible entre Nena, jeune fille mortelle, et Gloomy, garçon zombie. L’œuvre, réalisée par Jorge Tereso et Fernando Maldonado en 2019, joue avec les codes de la science-fiction pour inventer une mécanique narrative propre à la réalité virtuelle.

À Woodland, le soleil a disparu, lassé du comportement destructeur des humains. Quelques personnages tentent de survivre dans des îlots d’habitation faits de bric et de broc, engloutis par l’obscurité ambiante. Ils sont dominés par un cardinal effrayant, décidé à éradiquer les zombies qui menacent ce qu’il reste de l’espèce humaine. 

En trois épisodes d’une dizaine de minutes, Gloomy Eyes raconte la rencontre de Nena, la nièce du cardinal, avec Gloomy, un garçon zombie aux yeux lumineux, affamé de chair humaine. Leur attachement mutuel tente de résister à la mort et à l’anéantissement de leur monde pour, peut-être, redonner au soleil le désir de briller sur Woodland.

L’œuvre en VR 6DoF, disponible sur Oculus Quest, Steam, Oculus Rift et Viveport, aurait du être présentée au Salon des expériences numériques animées (SENA) à Rennes pendant le Festival national du film d’animation en 2020, annulé à cause du confinement. Grâce à un partenariat entre l’Association française du cinéma d’animation (AFCA) et la Bpi, elle est mise à l’honneur à l’occasion du festival « Press Start », dédié à l’automne 2020 aux mondes numériques post-apocalyptiques.

Un jeu avec les codes du genre

Gloomy Eyes puise dans les codes de la littérature, du cinéma et du jeu vidéo pour proposer un récit original en réalité virtuelle. Du cinéma de genre, l’œuvre tire une esthétique proche de l’univers de Tim Burton et de Guillermo del Toro, tout en spirales et en clair-obscur. Des personnages ressemblant à des poupées de chiffons auxquelles on aurait jeté un mauvais sort, aux yeux immenses et aux membres désarticulés, arpentent un décor de fantaisie horrifique aux perspectives exacerbées. Une musique électronique inquiétante propre aux films de genre vient soutenir cette atmosphère crépusculaire.

Davantage que de la science-fiction, cette esthétique de fantaisie survivaliste relève du conte. La présence d’un narrateur omniscient tout au long de l’histoire renvoie d’ailleurs à ce genre littéraire. Une voix masculine, celle de Colin Farrell en anglais et de Tahar Rahim dans la version française, oriente les spectateurs à travers l’obscurité qui fait régulièrement disparaître les personnages. Elle raconte leurs aventures et décrit leurs sentiments, tout en donnant au récit une portée morale.
Cette voix fait aussi régulièrement usage d’un « nous » qui la place dans la communauté des personnages, lui offrant un surcroît d’incarnation. C’est un conteur qui parle, multipliant les temporalités et les espaces fictionnels : il s’adresse à nous au présent, comme si nous étions à ses côtés, et raconte au passé une histoire dont il semble avoir fait partie, comme s’il s’agissait d’un souvenir.

Ce narrateur nous embarque dans le récit, guidant notre regard presque comme dans un jeu de point and click, pour suivre ou retrouver les personnages qui émergent de l’ombre avant d’y replonger. D’ailleurs, les gestes de Nena et Gloomy  se font parfois répétitifs, flottants, le temps que la voix du conteur achève une phrase : l’avancée de l’action paraît dépendre d’un mot.

Cette mécanique s’inspire des triggers vidéoludiques – le jeu ne peut avancer tant que le joueur n’a pas effectué une action spécifique. Elle se déploie également parce que Gloomy Eyes est conçu pour embrasser les «six degrees of freedom » que permet un casque de réalité virtuelle : le spectateur peut bouger sa tête et son corps dans toutes les directions pour découvrir l’environnement dans lequel il est immergé. La voix du conteur permet donc de ne pas perdre une miette de l’histoire pendant qu’on explore l’image à la recherche du prochain îlot lumineux qu’auront atteint les protagonistes.

Le son et la référence au conte permettent donc à l’œuvre de trouver sa propre mécanique narrative : il ne s’agit pas seulement d’explorer un environnement, comme dans un jeu vidéo en monde ouvert, ni de développer des formes d’empathie, comme dans les films ou les livres, mais de bâtir son propre espace mental en prenant appui sur ce que le son nous aide à percevoir.

Fernando Maldonado, Jorge Tereso, Gloomy Eyes © ARTE France, Atlas V, 3DAR, Ryot, HTC Vive Originals, Viveport, 2019

Lumière et ombre

La dramaturgie de Gloomy Eyes joue avec l’obscurité permanente dans laquelle évoluent les personnages pour rendre l’espace discontinu, difficile à percevoir. Ce choix esthétique fort permet paradoxalement de circonscrire notre circulation : il n’est pas nécessaire de s’épuiser à tourner sur nous-mêmes à 360° pour suivre les protagonistes, mais simplement de repérer les points lumineux qui signalent les yeux de Gloomy, une torche tenue par Nena, ou encore les stries éclatantes qui s’échappent d’un soleil exsangue, représenté comme une figure mythologique agonisante.

L’interpellation du spectateur par un élément du décor pour suivre les protagonistes est un mécanisme classique de la réalité virtuelle. Cependant, le fait d’utiliser la lumière ancre profondément la technique dans les enjeux du récit. Gloomy Eyes raconte en effet l’espoir de voir la lumière revenir : passant notre temps à chercher nous-même un point lumineux, nous faisons corps avec l’histoire.

Le jeu de l’ombre et de la lumière pose de plus la possibilité d’un cadre au sein du dispositif en réalité virtuelle. Autour des personnages se découpent en effet des formes soigneusement dessinées qui exacerbent la dimension inquiétante du monde dans lequel ils évoluent et qui signalent, par contraste, le néant dans lequel cet environnement post-apocalyptique disparaît inéluctablement.

Ponctuellement, des îlots basculent à la renverse pour faire avancer le récit. Ces rares points de montage, dans une œuvre majoritairement construite comme un long plan-séquence, se justifient eux aussi narrativement. Ils soulignent l’instabilité de l’environnement dans lequel nous évoluons avec les protagonistes. Ce passage de l’endroit à l’envers d’un monde évoque en effet celui du jour à la nuit, de l’amour à la haine ou de la vie à la mort, autant d’arcs narratifs qui fondent la fable qu’est Gloomy Eyes.

Un récit en forme de projection mentale

Arpenter des espaces au seuil du visible et basculer dans l’envers du récit est aussi une manière d’évoquer l’exploration de l’inconscient. Gloomy Eyes, sans constituer une métaphore psychanalytique directe, se construit de fait comme la tentative d’une réminiscence. Cette voix qui s’adresse à nous, spectateurs, tout en revendiquant une appartenance au monde de la fiction, ouvre une brèche entre le temps du visionnage et celui du récit pour nous permettre de nous approprier ce conte comme s’il s’agissait d’un souvenir collectif que nous cherchions à partager. L’esthétique de fantaisie qui souligne la dimension symbolique du graphisme, ainsi que la forme édificatrice du récit, ouvrent la possibilité d’une projection en stimulant notre imaginaire.
Néanmoins, même si nous écoutons le conteur, nous décidons in fine par nous-mêmes comment nous orienter dans l’environnement visuel, parfois en contradiction avec la logique du récit. Pour autant, l’œuvre n’est pas interactive : l’histoire se déroule sans que nous ayons prise sur elle. Ni réellement protagoniste, ni réellement narrateur, quelle est notre place ?

Gloomy Eyes ne nie pas cette difficulté pour le spectateur de s’approprier le récit. L’œuvre joue en cela avec l’une des questions récurrentes de la réalité virtuelle, « l’effet Swayze », c’est-à-dire le fait de se sentir déconnecté de l’histoire ou de l’environnement en VR malgré les actions que l’on peut y mener. L’ensemble de l’expérience que propose Gloomy Eyes vise même à résoudre ce problème. Notre place est tout simplement celle d’un spectateur qui tente, en temps réel, d’imaginer à quoi ressemble l’histoire qui lui est contée. À partir des éléments sonores, nous construisons petit à petit un espace fragmentaire, décousu, qui à force de suivre la lumière finira peut-être par prendre en cohérence pour devenir un monde. D’ailleurs, les péripéties de l’histoire font parfois retomber Woodland dans le noir complet, comme si l’on ne comprenait plus la direction du récit.

Gloomy Eyes met en scène une situation de crise qui menace l’humanité en séparant littéralement les personnages dans des espaces éclatés. Ce choix d’un univers post-apocalyptique s’avère particulièrement pertinent pour entremêler récit et expérience de la réalité virtuelle. Nous tentons en effet d’appréhender au fil du récit l’espace que nous arpentons comme un territoire cohérent, pris dans une histoire commune que la conclusion du récit appelle à se poursuivre, peut-être.

En tissant progressivement des liens entre l’histoire, le conteur et le spectateur, Gloomy Eyes nous offre donc la possibilité de redonner des fondations collectives à une société fictive en déréliction. L’œuvre se pose de ce fait comme une réflexion sur la manière de recréer du commun grâce à un geste créatif. Faire de la possibilité même de la construction du récit l’enjeu principal d’une œuvre en réalité virtuelle n’est pas la moindre qualité de Gloomy Eyes.

Publié le 14/09/2020 - CC BY-SA 4.0

Sélection de références

Gloomy Eyes - Épisode 1

Un jour, le soleil s’est lassé des humains et a décidé de disparaître pour ne plus jamais se lever. Les ténèbres ont réveillé les morts. Zombies et humains se livrent un combat acharné.

Gloomy Eyes - Épisode 2

Au milieu du chaos, un garçon zombie, Gloomy, et une fille mortelle, Nena, osent jouer avec l’amour. Alors que tout semble les opposer, leurs sentiments l’un pour l’autre pourraient représenter la dernière lueur d’espoir.

Gloomy Eyes - Épisode 3

Les sentiments naissants et la solidarité entre Gloomy et Nena donneront-ils au soleil agonisant la force de briller à nouveau ?

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