Interview

Appartient au dossier : Les espaces partagés de Daniela de Felice et Matthieu Chatellier

« 1 + 1 font plus que 2 »
Entretien avec Daniela de Felice et Matthieu Chatellier

Cinéma

De part et d'autre, de Matthieu Chatellier © Novanima productions, 2022

Depuis vingt ans, Daniela de Felice et Matthieu Chatellier entremêlent leurs réalisations cinématographiques. Du journal intime au documentaire politique, du dessin à l’écrit, ils varient les formes et les sujets pour garder trace d’un réel en mouvement. Pour accompagner le cycle qui leur est consacré par la Cinémathèque du documentaire, Balises vous propose un entretien croisé avec ces deux réalisateurs.

Quand l’un réalise, l’autre est complice et inversement. Comment travaillez-vous ensemble ?

Matthieu Chatellier : Dès le début, au-delà de la relation amoureuse, il y a eu un désir de créer ensemble. J’ai étudié à l’école Louis-Lumière, travaillé avec de grosses équipes de cinéma, et j’avais envie de faire des choses seul. Daniela vient du dessin, de la narration intime et d’une pratique personnelle. (G)rève général(e) (2007), notre projet primordial, est une coréalisation. Daniela au son, moi à l’image, et on se relayait auprès du monteur. Nous avons eu cette révélation que nous pouvions travailler ensemble et que le documentaire était une voie avec une liberté d’expression très étendue, du journal intime à l’épopée politique. 

Daniela de Felice : Comme des alpinistes lors d’une ascension, il y a un relais. Nous venons de cultures cinématographiques différentes, et chacun a apporté une latitude à l’autre, a fait découvrir sa discipline : 1 + 1 font un peu plus que 2. Nous travaillons toujours sur plusieurs films à la fois, mais à des rythmes différents. Quand l’un de nous deux est occupé, l’autre peut mûrir son projet d’une façon plus tranquille.

Comment passez-vous de films intimistes à des documentaires sociologiques ou politiques ?

Matthieu Chatellier : Il y a une volonté de ne pas se répéter. (G)rève général(e) a eu du succès et il y a des beaux films comme ça à faire dans une énergie, une dramaturgie et un lyrisme agréables à capter, à modeler. Mais refaire, c’est presque trahir. Alors, après (G)rève général(e), où l’on suivait des étudiants qui couraient partout, je suis parti m’enfermer en huis clos avec deux artistes octogénaires, Cécile Reims et Fred Deux. Après ce film, Voir ce que devient l’ombre (2010), on m’a proposé de faire des portraits d’artistes, mais j’ai refusé.

La constante, c’est que j’essaie de trouver quelque chose qui m’implique personnellement dans mes films sur autrui. Avec Cécile Reims et Fred Deux, comme je n’avais pas beaucoup connu mes grands-parents, j’avais envie de rester avec eux, d’être dans cette position du petit-fils et non de l’expert.

Daniela de Felice : Il y a une grâce dans la façon dont Matthieu fait du cinéma direct. J’aime beaucoup monter ses images, toujours en mouvement, caressant les corps, les décors. Dans le journal intime, on est le seul maître à bord. C’est intéressant d’alterner ces deux formes car parfois, être trop dépendant des personnages, du réel et des aléas, c’est épuisant.

Une main tend une photo montrant un homme tenant un enfant sur son dos
De part et d’autre, de Matthieu Chatellier © Novanima productions, 2022

Vous mêlez intime et historique. Dans De part et d’autre (2022), Cécile Reims évoque sa vie avec l’homme qu’elle aimait, la gravure et la Shoah. Dans Ardenza (2022), une jeune fille découvre l’amour et les luttes politiques, avec un immense travail d’archives.

Daniela de Felice : Je ne suis pas historienne. Je suis une petite fille qui a vécu l’autoritarisme de son grand-père et en a gardé des blessures. Le travail du réalisateur, c’est de donner un ressenti sensible de ce réel-là, y compris quand il est historique.

Matthieu Chatellier : Il y a, dans l’archive, ce plaisir de constituer un petit grenier pour le film. On garde des relations avec les gens qu’on a filmés. Cette relation de cinéma est une histoire, avec un passé, un présent. De part et d’autre a quelques images communes avec Voir ce que devient l’ombre, tourné plus de dix ans auparavant, des images de coulisses. Cela donne une épaisseur au temps.

Le dessin est présent dans vos films. C’est quelque chose qui vous rapproche ?

Matthieu Chatellier : C’est Daniela qui m’a donné envie de dessiner. Le dessin est comme une voix intérieure, ce sont les images mentales de l’auteur. 

Daniela de Felice : C’est aussi le degré zéro de la production. Avec le dessin, il y a une grande liberté, de l’ordre du chamanique. Dans Casa (2013), le dessin montre des choses qui n’avaient pas pu être filmées, des choses que ma mère n’avait pas réussi à me dire. Dans Ardenza, je dessinais en regardant à travers la caméra. Je trouvais assez jouissif que le spectateur se situe au même endroit que moi, avec la puissance de cette naissance. Comme s’il pouvait se dire : c’est moi qui l’ai fait.

Vous utilisez aussi votre voix.

Matthieu Chatellier : J’aime beaucoup écrire. Dans Doux amer (2011), j’ai écrit l’histoire à la première personne, comme des rushes, un matériau littéraire dans lequel je vais puiser. Le texte doit se dépouiller de tout ce qui, visuellement, vient faire dissonance.

Daniela de Felice : Pour moi, le texte arrive en premier, en même temps que le dessin. Il arrive soit en français, soit en italien. Il n’est jamais traduit. Ces deux langues n’ont pas le même espace sémantique. Je travaille à la manière d’un documentaire radiophonique, que je viens enrichir d’images.

Dans Doux amer (2011), vous racontez la maladie. Faire des films aide-t-il à la surmonter?

Matthieu Chatellier : Le réel est parfois un coup du sort qui s’abat sur soi. L’acte de création, là, est essentiel. Il y a une espèce de résistance. Le temps d’un film, d’un dessin, on crée une forme qui nous permet de maîtriser, de dire « il était une fois » et de mettre un point final dans ce magma. Le travail fondamental du réalisateur est de créer un sens, une métaphysique. En subissant cette maladie, j’ai senti qu’il y avait une matière, l’occasion de parler à la première personne et de faire mon métier de cinéaste au plus haut point. Nous sommes tous vulnérables, mais grâce au collectif, nous pouvons retrouver de la douceur. 

Daniela de Felice : Et créer de l’archive et de l’immortalité. Comment on lutte contre cet arbitraire ? Comment le cinéma fabrique non pas une filmographie mais une archive, quelque chose qui reste ? Ça, c’est important.

Publié le 24/10/2022 - CC BY-NC-ND 3.0 FR

Pour aller plus loin

Voir ce que devient l'ombre

Voir ce que devient l'ombre

Matthieu Chatellier
Movalia films, 2010

Fred Deux et Cécile Reims sont deux artistes majeurs ayant traversé le vingtième siècle. Matthieu Chatellier a filmé les deux artistes dans l’intimité de leur travail de peintre et de graveur. Le film s’inscrit dans le moment précis d’une vie : celui de la vieillesse, de la dépossession et des interrogations sur « l’après ».

Consultable à la Bpi.

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