Soixante-deux nuances de genres
Depuis trente ans, la réflexion sur les genres est portée par les théories queer, les associations LGBT et certaines féministes. En décrivant le genre comme une construction sociale et en soutenant la non-binarité des genres, des penseurs comme Judith Butler entendent lutter contre l’ordre établi par le patriarcat qui impose une hiérarchie des genres et la domination des minorités.
Ces réflexions autour de la non-binarité de genre, présentes aux États-Unis, se sont diffusées en France dans les années deux-mille-dix, notamment grâce à la traduction d’ouvrages de langue anglaise, à l’émergence d’une pensée francophone sur le sujet, mais aussi grâce à Internet et aux réseaux sociaux. La lutte pour la reconnaissance d’une diversité des genres obtient sa première grande victoire médiatique avec l’annonce par Facebook, en juin 2014, de la possibilité de personnaliser son genre dans son profil. Le réseau social ne se contente pas de proposer un genre neutre, il suggère soixante-deux qualificatifs de genre (contre cinquante-huit en anglais), ce qui permet d’exprimer une variété d’identités genrées.
Une société plus ouverte aux nuances de genre ?
Aujourd’hui, 13 % des jeunes ne se reconnaissent pas dans un des deux genres. Cela atteste d’une société en évolution, moins régie par les genres et plus respectueuse de la singularité de l’individu. Issu de l’enquête #MoiJeune de 2018 menée par OpinionWay et 20 Minutes, ce chiffre est complété par ceux du magazine L’Obs en 2019 : 11 % des majeurs ne se sentent ni homme ni femme avec une proportion plus importante chez les moins de 44 ans (14 %). Pourtant, 53 % des jeunes ne croient pas en une remise en question par la société des stéréotypes de genre et craignent plutôt une crispation sur ces questions.
Si les jeunes sont plus sensibles au genre ressenti, c’est aussi que la société leur offre plus de représentations possibles. Les développeurs de jeux vidéo, comme ceux du célèbre Cyberpunk 2077, ont suivi l’exemple des réseaux sociaux et proposent d’incarner des personnages non-binaires afin de favoriser l’identification des joueurs à leurs personnages. La mode se saisit également de cette nouvelle définition des genres. La maison de couture Marco Marco est la première à faire défiler uniquement des mannequins transgenres lors de l’édition 2018 de la Fashion Week new-yorkaise. D’autres maisons suivent et recrutent des mannequins transgenres et androgynes ou créent des collections unisexes.
La dysphorie de genre, cette souffrance éprouvée par les personnes assignées, à cause de leur sexe de naissance, à un genre qui ne leur convient pas, fait l’actualité et devient un sujet en 2020. Lilie Vincent, cet enfant de huit ans né garçon et qui s’est toujours sentie fille, témoigne aux côtés de sa mère sur les plateaux de télévision de la façon dont elle vit son identité et les problèmes qu’elle rencontre avec la direction de son école. Les journaux commentent le suicide de Fouad, une lycéenne trans de dix-sept ans de Lille, intervenu peu après un conflit avec son lycée. Petite Fille (Arte, 2020) de Sébastien Lifshitz raconte le combat de la famille de Sasha, sept ans, pour faire reconnaître le genre de cet enfant qui s’est toujours vécu comme une fille. Le film fait la meilleure audience de l’année 2020 pour un documentaire en étant vu par 1 375 000 spectateurs. La chaîne de télévision M6 réalise un reportage intitulé « Ni fille ni garçon : enquête sur un nouveau genre » et cite le chiffre d’une enquête Ifop : 22 % des 18-30 ne se sentent ni homme ni femme. Ces témoignages de parcours atypiques et des souffrances qu’ils engendrent font bouger les lignes.
Un dispositif légal toujours binaire
Reste que si le débat avance, la loi ne permet pas de personnaliser son genre ou de ne pas le déclarer et les institutions ne dérogent pas à ce principe de binarité. Les individus sont classés homme ou femme à la naissance en raison de leur sexe biologique, assigné par un médecin qui le détermine par rapport aux organes génitaux. L’état civil et tous les documents officiels portent cette mention d’appartenance à l’un des deux genres. Il est difficile de passer d’un genre à un autre, surtout lorsqu’on est mineur.
C’est seulement depuis 2016 que le changement de prénom ou de sexe est effectué sans obligation d’une intervention chirurgicale ou d’un traitement médicamenteux de changement de sexe, au prix d’un parcours motivé toutefois. La loi française reconnaît donc la notion de sexe psychologique sans en accepter les nuances. Par conséquent, certaines personnes non-binaires ont entrepris des actions pour faire reconnaître légalement leur appartenance à un sexe neutre.
Quelques pays d’Asie, l’Allemagne, l’Australie et la Suisse ont un dispositif plus souple qui propose une alternative à la binarité, même si souvent, il concerne uniquement les personnes intersexes, qui présentent une absence ou une ambiguïté de sexe biologique à la naissance. Le genre ne sera plus mentionné sur les cartes d’identité aux Pays-Bas en 2024. En 2018, un citoyen néerlandais avait déjà réussi à faire supprimer la mention de son sexe sur son acte de naissance.
Mais tous les non-binaires n’ont pas les mêmes revendications. Certains réclament un genre neutre et l’emploi d’un pronom neutre tel que « iel » qui comporterait les marqueurs du féminin et du masculin – qui n’est pas sans rappeler la démarche d’écriture inclusive prônée par les féministes –, quand d’autres y voient une nouvelle étiquette et souhaiteraient plus de souplesse juridique pour passer d’un genre à l’autre ou l’absence de mention de genre. Certains se revendiquent genderfluid. Ils se sentent homme et femme à la fois, à des degrés différents qui peuvent fluctuer dans le temps, à court ou à long terme et peuvent souhaiter conserver le genre qu’on leur a attribué et avec lequel ils ne sentent pas non plus totalement en désaccord. Penser le genre comme une circulation plutôt que comme un état est, de fait, une autre manière de déjouer les normes imposées par la société.
Pour aller plus loin
Une vidéo pédagogique France Télévisions qui parle du concept de genre et de son explosion récente.
Le site de l’Observatoire des transidentités est fermé depuis 2018 mais les archives restent disponibles. Cet article de 2015, par la sociologue et militante Karine Solene Espineira, retrace l’histoire de la parole des non-binaires sur les réseaux sociaux, rend compte du travail effectué sur le vocabulaire des genres et sur la personnalisation de son genre sur les réseaux sociaux.
Déclinaison en français du Genderbread Person, cet outil ludique aborde l’identité de genre, l’expression de genre et l’orientation sexuelle sous leurs diverses formes de même que le sexe assigné à la naissance.
Le numéro 1 de La Déferlante, la revue des révolutions féministes, sort en mars 2021 et propose un dossier intitulé « Naître aux origines du genre ». En attendant, la revue vit en ligne sur les réseaux sociaux et propose un abonnement à une newsletter riche en contenus comme cette interview du sociologue Emmanuel Beaubatie. Auteur d’une thèse sur les parcours de vie des personnes non binaires à paraître en mai aux éditions La Découverte et participant à l’enquête Santé et sexualité qui sera publiée fin 2021 par l’Inserm, il explique comment les jeunes habitent le genre.
Anne Fausto-Sterling
La Découverte, 2012
Les oppositions convenues entre genre (social) et sexe (biologique) sont remises en question par l’auteur.
À la Bpi, niveau 2, 300.5 FAU
Raphaël Bourgois et Sam Bourcier, sociologue et militant queer, interrogent la construction du genre en fonction des normes, avancée par Judith Butler dans Trouble dans le genre, dès 1990 aux États-Unis. Cet ouvrage a eu beaucoup d’influence sur le féminisme et la théorie queer.
Extraits lu par l’auteur, Anna Mouglalis, Félix Maritaud & Naël du discours que Paul B. Preciado a prononcé devant 3 500 psychanalystes lors des journées internationales de l’Ecole de la Cause Freudienne à Paris, en novembre 2019. Dans ce discours qui a scandalisé une partie des auditeurs, il remet en cause la notion de différence sexuelle et les concepts psychanalytiques qui s’appuient sur cette différence.
Ce discours a fait l’objet d’une publication chez Grasset en 2020 sous le titre Je suis un monstre qui vous parle, à retrouver dans les collections de la Bpi.
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