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Appartient au dossier : Le féminisme a de l’avenir

Cheres lecteurices…

Et si le masculin ne l’emportait plus sur le féminin ? Accord de proximité, point médian, doublet : Alice Coutant, docteure en sciences du langage et membre de la revue GLAD!, nous donne quelques clés pour démasculiniser la langue française afin qu’elle (re)devienne un outil d’expression égalitaire.

La masculinisation du français, dont le but avoué était, comme le rappelle l’historienne Éliane Viennot, l’invisibilisation des femmes, a commencé à la fin du 17e siècle. Elle s’est opérée dans le cadre du vaste mouvement de réflexion sur la langue qui a donné naissance à l’Académie française,  à qui fut confiée la mission de définir le « bon usage » de la langue, celui des puissants.

Comme toute intervention sur la langue, la masculinisation a suscité des résistances avant de s’installer dans les usages. Sa remise en question depuis la fin du siècle dernier, dans une optique de revisibilisation du féminin puis d’inclusion de la diversité des expressions de genre, provoque à son tour des levées de boucliers.

Où le masculin l’emporte-t-il ?

Le domaine le plus explicitement marqué par la masculinisation est celui de la grammaire, depuis la règle formalisée en 1651 par Scipion Dupleix : « Parce que le genre masculin est le plus noble, il prévaut seul contre deux ou plusieurs féminins ». Le sexisme de cette règle n’échappe pas aux femmes : « attendu que tous les genres, tous les sexes et tous les êtres doivent être et sont également nobles », elles demandent en vain son abrogation en 1792 à une Assemblée nationale intégralement masculine. La règle n’est pourtant pas fondée linguistiquement, et l’accord de proximité qui prévalait avant 1651 nous est bien plus familier qu’on ne le pense.

Cet usage voulait que l’on accorde l’adjectif avec le nom le plus proche et qu’on parle ainsi « de lecteurs et de lectrices attentives », et non attentifs. D’aucun·e·s prétendent que cet accord est ambigu, qu’il ne permet pas de savoir si les lecteurs évoqués sont également attentifs. Or, la même ambiguïté existe avec l’accord au masculin dans « des lectrices et des lecteurs attentifs ». De surcroît, l’accord d’un adjectif au masculin après un nom féminin choque tout autant que l’inverse : ce n’est pas la grammaire qui nous fait trouver aberrant « des lecteurs et des lectrices attentifs », mais la logique. En fait, on applique déjà (ou plutôt toujours) l’accord de proximité, en rapprochant de l’adjectif le nom qui commandera l’accord au masculin. Accorder l’adjectif avec le nom le plus proche, quel que soit son genre, aurait donc tendance à nous simplifier la vie.

quelques mots comportant des signes ni masculins ni féminins.
En 2020, Tristan Bartolini reçoit le Prix Art Humanité de la Croix-Rouge genevoise pour son projet de fin d’études à la Haute École d’art et de design de Genève : un système typographique inclusif, permettant d’assurant une égalité entre masculin et féminin et de transcender la binarité des genres. © Tristan Bartolini, 2020

Un point, c’est tout

L’autre grand champ de bataille de la démasculinisation est celui du lexique. Les débats se sont d’abord cristallisés, dans les années quatre-vingt, sur la « féminisation » des noms de métiers, qui est en fait la  réhabilitation des féminins éconduits depuis le 17e siècle. Ils s’élargissent depuis quelques années à la rédaction non sexiste, puis à l’écriture inclusive, qui visent à donner une égale visibilité aux deux genres comme le font depuis longtemps les adresses « messieurs-dames » ou « mesdames et messieurs ».

Signalisation féministe : Relais assitant.e.s maternel.le.s
Chabe01 sur Wikipédia, 2018, CC BY-NC-SA 4.0

Ces doublets sont généralement critiqués pour leur lourdeur et des graphies plus économiques voient le jour. Elles permettent de faire cohabiter les deux genres selon diverses modalités : lecteurs/trices, professionnel(le)s, exposantEs, visiteur.euse.s, citoyen-nes… On leur oppose cependant des arguments politico-typographiques. La barre oblique serait clivante ; les parenthèses, infériorisantes ; la majuscule, vindicative ; le point ou le trait d’union, ambigus…

Le point médian, qui ne connaît pas d’usage typographique propre en français et n’est pas déjà investi de sens, échappe à ces critiques et s’installe dans le paysage scriptural. Il s’inscrit entre les deux marques de genre (professionnel·le, exposant·e, citoyen·ne) et éventuellement avant la marque du pluriel. Des formes peuvent encore s’abréger, comme lecteur·ice plutôt que lecteur·trice. Le caractère peut aussi s’omettre pour parler de manière à la fois inclusive et non binaire de lecteurice ou de toustes les visiteureuses.

Équations pronominales

Ces reconfigurations sont également applicables aux adjectifs et aux participes passés, ainsi qu’aux pronoms. Leur troisième personne subit de plein fouet la prétendue généricité du masculin au singulier (il ou elle = il) et son hégémonie au pluriel (elle(s) + il(s) = ils). Plusieurs formes sont cependant communes aux deux genres (lui = à lui et à elle ; leur(s) = à eux et à elles).

La structure des pronoms rend difficile l’isolation typographique des marques de genre. Pour référer aux personnes, quel que soit ou indépendamment de leur genre, les propositions tendent plutôt vers la composition : les personnels deviennent ille(s), iel(s) ou el(s), les démonstratifs, cellui (celle / celui), ceulles ou celleux (celles + ceux) et les toniques, ellui (elle / lui) et eulles (eux + elles).

Pour les moins téméraires, d’autres stratégies existent, comme les doublets : on parlera ainsi « de celles et ceux qui nous lisent » (ou du lectorat). On peut aussi faire l’effort, pour parler d’un ensemble de personnes, d’aligner le genre sur celui de la majorité lorsqu’elle est visible – mais on sait qu’en pratique, les femmes sont une majorité facilement invisib(i)l(isé)e. On peut également alterner les pronoms, y compris au singulier, accordant ainsi au féminin le même potentiel de référence à l’être humain que celui du masculin.

Plus radicalement, comme le suggérait la romancière et théoricienne féministe Monique Wittig, on pourrait enfin souhaiter dépasser la binarité de genre en ne gardant qu’une catégorie – fût-ce le masculin –, qui serait de facto universelle et permettrait d’inclure de manière non discriminante toutes les expressions de genres. On imagine néanmoins les résistances que rencontrerait une telle proposition. De la même manière, les différentes stratégies de démasculinisation évoquées ici, héritées ou inspirées de travaux féministes, de pratiques discursives anarchistes ou encore du militantisme queer ne s’inscriront durablement dans la langue qu’à partir des pratiques des locuteurices, l’usage précédant la règle. En attendant, donc, l’imagination au pouvoir !

Publié le 21/12/2020 - CC BY-NC-SA 4.0

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