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Appartient au dossier : Libertés numériques

Le Dark web démasqué
Dissidence, liberté et illégalité dans le cyberespace

Repaire de hackers sans scrupules, espace de non-droit pour le commerce criminel, dernier bastion de la liberté en ligne ou refuge contre la censure… Le Dark web est un univers méconnu et fascinant, qui suscite autant de curiosité que de craintes. Dans le cadre de son dossier consacré aux libertés numériques, Balises propose d’explorer les mythes et les réalités de cet Internet des profondeurs, où ombre et lumière coexistent.

Illustration faisant apparaitre un cybercriminel, un hackeur, un journaliste et une activiste
DR – Créé à partir d’une illustration générée sur Dall-E

Les mots ont leur importance dès lors qu’on explore la face cachée d’Internet. Le Dark web, auquel cet article est consacré, ne peut donc être confondu avec le Deep Web et les Darknets, même s’il leur est intimement lié.

Le Deep Web, ou Web profond, englobe l’ensemble des pages et des contenus non indexés par les moteurs de recherche classiques. Souvent comparé à la partie immergée d’un iceberg, en opposition à l’internet de surface que nous utilisons au quotidien, il représente une écrasante majorité des contenus du Web. Le Deep web abrite ainsi des bases de données scientifiques, des systèmes bancaires en ligne, des espaces privés de réseaux sociaux, ou encore des intranets d’entreprises et d’associations.

Les Darknets, quant à eux, sont les réseaux « déconnectés du Web de surface » qui composent une partie du Deep web. Le plus connu et utilisé de ces réseaux configurés pour déjouer les systèmes de surveillance répond au nom de Tor. Ces environnements sont privés et/ou chiffrés et/ou anonymisés, soit pour garantir la confidentialité des données échangées, soit en raison de la nature illégale de certaines activités qu’ils abritent.

Le Dark web, enfin, correspond aux sites et aux contenus qui sont hébergés sur les Darknets, accessibles uniquement via des protocoles de sécurité et de chiffrement réseau. Très peu fréquenté comparativement à l’internet de surface, le Dark web a la réputation d’abriter les activités les plus sombres (dark en anglais) et illicites. Si sa notoriété n’est pas totalement dénuée de fondement, cet univers reste néanmoins un précieux espace de liberté et de confidentialité pour celles et ceux qui ont besoin d’échapper au traçage de leurs activités, comme certain·es journalistes, militant·es des droits humains ou lanceur·euses d’alerte.

Un épouvantail politique et médiatique

Plusieurs universitaires et expert·es soulignent que le traitement médiatique réservé au Dark web renvoie à une vision fantasmée d’un bon et d’un mauvais internet. En 2013, dans l’émission Place de la Toile, Jérémie Zimmermann, porte-parole et co-fondateur de la Quadrature du Net, était déjà convaincu que la diabolisation du Dark web est le fruit « d’une campagne gigantesque contre l’anonymat et la vie privée ». Selon lui, celle-ci serait menée de concert par les autorités dans leur lutte contre la criminalité et le terrorisme , et par certains géants du Web dont le modèle économique repose justement sur la non-confidentialité et la monétisation des données personnelles.

Le traitement médiatique et politique du Dark web, notamment depuis 2013, sème en effet le trouble quant à la nature complexe de cet espace numérique. Les discours se sont considérablement durcis à la suite des révélations sur la surveillance de masse et l’espionnage généralisé de la CIA, par Edward Snowden en juin 2013 et à la très médiatisée fermeture quatre mois plus tard par le FBI de Silk Road, un marché noir illégal de stupéfiants qui utilisait le réseau Tor pour fonctionner.

Depuis, dans la presse,« Dark web » et « Darknet » sont généralement confondus et employés pour évoquer les mêmes phénomènes. De façon générale, ces termes renvoient exclusivement aux activités illégales qui peuvent avoir lieu sur ces réseaux cachés, occultant les activités légitimes et potentiellement bénéfiques qu’ils abritent par ailleurs. De récents titres d’articles tels que « 288 arrestations lors d’un large coup de filet contre le dark web » (Le Point, mai 2023) ; « Drogues en ligne : les profits des dealers 2.0 du Dark Web repartent à la hausse » (Les Échos, janvier 2024) ; « Vente de comptes, jailbreaks… Sur le Dark web, l’IA fait aussi les affaires des cybercriminels » (L’Usine Digitale, janvier 2024), témoignent de la mauvaise presse de cet Internet des profondeurs. Le sujet, lorsqu’il est abordé, demeure essentiellement traité sous l’angle de la criminalité.

« Il va sans dire que ce discours médiatique n’est pas neutre. Certes, il est fait de Tor bien des usages illégaux, voire criminels (…). Pour autant, le fait que ces pratiques soient préférentiellement mises en avant nourrit et légitime indirectement une volonté de contrôle de cet espace. Au-delà de la sphère médiatique, dont on peut supposer que la recherche de sensationnel est le principal moteur, les discours alarmistes permettent surtout au pouvoir politique d’asseoir la régulation policière de [cet] espace. »

Jean-François Perrat, « Un « Deep / dark web » ? Les métaphores de la profondeur et de l’ombre sur le réseau Tor », Netcom, 32-1/2 | 2018, 61-86

Dark web, ami ou ennemi de la liberté ?

Les discours disqualifiant le Dark web se sont aussi répandus dans le champ politique. Ils sont particulièrement mobilisés à la suite d’événements terroriste. Ainsi, au lendemain des attentats du 13 novembre 2015 en France, Bernard Cazeneuve déclarait que « ceux qui nous frappent utilisent le darknet et des messages chiffrés ». Le ministre de l’Intérieur d’alors venait en appui des propos de l’agence de renseignement américaine (NSA), qui prétendait que le chiffrement de certaines données les avait empêchés de « générer des renseignements en amont » des attaques. Pourtant, comme le soulignait une enquête du journal Le Monde en février 2016, les affirmations du directeur de la NSA « sont en partie contradictoires avec les constatations des enquêteurs français », qui avaient retrouvé des traces de communication non chiffrées envoyées par les assaillants.

Jean-Philippe Rennard, auteur de Darknet : mythes et réalités et professeur à la Grenoble Ecole de Management, déplore ce discrédit généralisé. Il souligne que le Dark web est autant – sinon davantage – utilisé par des journalistes, des avocat·es et des militant·es dans les régions soumises à une forte censure que par des groupes criminels ou terroristes. Selon lui, la diabolisation du réseau Tor par les pouvoirs publics et les médias est improductive et occulte le fait que le Dark web permet à de nombreuses personnes bien intentionnées « de se préserver de la surveillance de masse et de l’espionnage économique ».

Le Dark web est un univers complexe et multiforme. Si les dérives existent bel et bien, il n’est pas seulement, comme le précise Marie Robin, dans un article paru sur vie-publique.fr, « une zone de non-droit dont la simple fréquentation suffirait à signaler une intention mauvaise ». Le Dark web nous interpelle finalement sur notre rapport à Internet et à la vie privée. Plutôt que de le diaboliser, il conviendrait de tirer parti de ses atouts pour construire un cyberespace plus éthique et respectueux des droits fondamentaux.

Publié le 22/07/2024 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

Darknet. Mythes et réalités

Jean-Philippe Rennard
Ellipses, 2018

Une présentation des définitions, des outils techniques et des contenus des réseaux du Darknet, un ensemble diversifié, avec des aspects sombres et d’autres lumineux, où se croisent truand·es, geeks, activistes et dissident·es. Avec des exemples liés à l’actualité, des captures d’écran et des schémas. Prix du livre Cyber 2017 (catégorie lutte contre la cybercriminalité).

À la Bpi, niveau 3, 681.51 REN

Géopolitique du Darknet. Nouvelles frontières et nouveaux usages du numérique

Laurent Gayard
Iste éditions, 2018

Après une définition du Darknet, ou Internet caché, et de ses réseaux comme Tor, I2P ou Freenet, l’auteur examine les enjeux économiques, sécuritaires et géopolitiques qui lui sont liés. La question de la gouvernance d’Internet est abordée à travers le rôle joué par l’ICANN, société de droit californien ayant pour rôle de gérer l’attribution des adresses IP ou les noms de domaine.

À la Bpi, niveau 3, 681.40 GAY

Darknet, GAFA, bitcoin. L'anonymat est un choix

Laurent Gayard
Slatkine & Cie, 2018

Si Internet est gratuit, c’est que c’est vous le produit. À travers différents exemples, comme celui du bitcoin, qui promet l’avènement d’une monnaie sans État et sans banque, l’auteur propose une visite guidée dans le maquis de la guerre des données, données stockées, valorisées et capitalisées par les grands sociétés américaines du big data.

À la Bpi, niveau 3, 681.40 GAY

« Darknets. Les enjeux stratégiques et éthiques d’une technologie à double emploi », Marie Robin | Questions internationales 2021/5

Hypermarché de la drogue, accès à des contenus violents et pornographiques illégaux, recrutement de tueurs à gages et activités terroristes à peine dissimulées, les Darknets suscitent de nombreux fantasmes, à la hauteur de la méconnaissance qui entoure leur réelle nature et leur fonctionnement. Pourtant, loin de leurs usages illégaux, les Darknets sont aussi un outil recommandé par Reporters sans frontières et de nombreuses autres organisations non gouvernementales œuvrant à la protection de la vie privée et pour la liberté d’expression. Que sont donc les Darknets ? Pourquoi leur usage est-il à double emploi ? Comment réguler cette technologie sans en dénaturer les effets générateurs de libertés ? (Résumé).

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