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Deep state : l’obsession complotiste qui divise l’Amérique

De l’ombre d’un « gouvernement invisible » à l’emprise du « complexe militaro-industriel », la conspiration du deep state (État profond) hante l’imaginaire politique américain. À l’approche de la soirée « L’Amérique contre elle-même » organisée par la Bpi et la revue Esprit le 16 septembre 2024, Balises décrypte les ressorts de cette croyance tenace et ses implications pour la démocratie outre-Atlantique.

Rassemblement de militants pro-Trump. Les personnes portent des drapeaux et sont postées devant le Capitole de l'État du Minnesota, le 12 décembre 2020
© Chad Davis Photography. Rassemblement au Capitole de l’État du Minnesota, le 12 décembre 2020

En octobre 2017, alors en pleine séance photo à la Maison Blanche, le président Trump lance : « Vous voulez savoir ce que c’est ? C’est peut-être le calme avant la tempête », avant de s’attabler avec des chefs militaires et leurs épouses. N’ayant jamais explicité ses propos, il laisse planer le doute, ravissant tout un ensemble de personnes sensibles aux théories complotistes et aux discours antisystème de ce candidat outsider. Le même qui affirme, dans une autre assertion énigmatique, vouloir « assécher le marécage » (drain the swamp).

De quelle « tempête » et de quel « marécage » est-il question ? Aussi imprécis soit-il, cet arsenal de références fédère une base électorale hétéroclite, convaincue de l’existence d’un réseau parallèle de décisions entravant la politique officielle et surtout celle de Donald Trump. Cette croyance répond au nom d’État profond (deep state), une entité administrative qui réunirait des financiers, des agents du renseignement, des personnalités politiques, des hauts fonctionnaires, des lobbys et des médias officiels. Ce réseau agirait d’une seule voix pour son propre intérêt et mènerait la politique du pays en lieu et place du chef de l’exécutif. L’État de droit ne serait alors qu’une grande illusion. 

Si la notion de deep state est loin d’être nouvelle, elle est largement remise sur le devant de la scène politique sous l’action de l’ex-président républicain et de ses partisan·es, qui sont nombreux au sein de la mouvance QAnon. Souvent définie comme une quasi-religion, il s’agit d’un ensemble de personnes se réclamant d’un mystérieux leader nommé « Q ». Cet internaute anonyme diffuse des drops (gouttes) sur des forums de discussions (4chan, Reddit…), comme des indices censés aiguiller ses adeptes vers la découverte des secrets du deep state. C’est une de ces drops qui a permis d’interpréter les propos de Donald Trump sur la « tempête » comme annonciateurs d’une vaste purge de l’État profond. 

De la Turquie à Trump : la dérive complotiste de l’État profond

Avant de devenir virale sous l’effet conjugué du mouvement pro-Trump Make America Great Again (MAGA) et de l’essor des réseaux sociaux numériques, la notion d’État profond existait et recouvrait d’autres réalités, tantôt complotistes, tantôt plus sérieuses, ce qui participe à en brouiller la compréhension. 

Revenons en 1964, quand les journalistes David Wise et Thomas B. Ross dénoncent dans l’ouvrage The Invisible Government les manœuvres secrètes de la Central Intelligence Agency (CIA) en matière de politique étrangère, suite à l’échec du débarquement de la baie des Cochons en 1961. Ils écrivent notamment qu’il « existe deux gouvernements aux États-Unis de nos jours. L’un est visible. L’autre est invisible. » Dès lors, le narratif complotiste exploite la faille de la confiance qu’a produit cet essai critique, et cela tout particulièrement dans le contexte de l’enquête sur l’assassinat du président John F. Kennedy, survenu un an avant la publication de l’ouvrage. La théorie complotiste la plus partagée pointe alors le rôle plus ou moins coordonné que des mafieux et des agents de la CIA auraient eu dans cette attaque, dans une posture anticubaine et anticastriste. 

L’expression d’« État profond » surgit ensuite dans la Turquie des années 1990. Elle désigne alors des réseaux de sécurité intérieure kémalistes formés secrètement pour lutter contre les dissidents soviétiques, islamistes ou rebelles kurdes. On la retrouve à la même période pour qualifier des cellules du réseau Stay-behind dirigé par l’OTAN, chargé de prévenir une invasion soviétique dans le contexte de la Guerre froide. Ainsi, une même appellation recouvre plusieurs réalités en fonction des contextes historiques si bien qu’elle en devient un concept réceptacle, parfait pour les sympathisant·es complotistes qui peuvent y projeter toutes sortes de paranoïas. 

De nos jours aux États-Unis, le deep state est une extrapolation du « gouvernement invisible » de Wise et Ross, que Donald Trump reprend à son compte pour critiquer les résistances à son idéologie politique et dénoncer les abus de pouvoirs qui seraient perpétrés par les membre de cet État profond. 

Pédocriminels, agents du Mal et rhétorique trumpiste 

Le tournant complotiste qu’effectue Trump se situe dans ce que le philosophe Pierre-André Taguieff appelle le « biais d’intentionnalité ». Appliqué au deep state, ce biais consiste à « attribuer un projet commun à des groupes dont on suppose qu’ils sont secrètement liés par des intérêts partagés ou complémentaires ». La sphère QAnon alimente le discours du candidat républicain en y ajoutant l’éventail de marottes conspirationnistes typiques de la culture populaire américaine : pédocriminalité, satanisme, vampirisme, cannibalisme…

Selon un sondage NPR/Ipsos effectué en 2020, plus d’un tiers des Américain·es (39 %) croyaient à l’existence d’un État profond aux États-Unis avec une surreprésentation chez les Républicain·es (71 % contre 15 % des Démocrates et 37 % des Indépendant·es). Le deep state est donc avant tout d’un grand intérêt rhétorique pour Donald Trump et ses relais chez les médias conservateurs comme Breitbart News ou Fox News. En agitant ce concept, il se présente comme le candidat de la vérité. Il s’élève ainsi contre la corruption et le mensonge en dépit des élites qui voudraient le neutraliser. 

Un catalyseur de la polarisation politique

À l’approche des élections présidentielles de 2024, cette convergence entre populisme et complotisme est néfaste pour la démocratie américaine car elle encourage la polarisation du débat public. Comme le relève Mauro Barberis pour la revue Esprit, « le deuxième argument populiste est en effet l’anti-pluralisme : l’expulsion du peuple d’une de ses parties, diabolisée comme establishment, caste, élite, deep state, etc. ». La rhétorique trumpiste entretient ainsi les clivages en utilisant la figure très mobilisatrice de l’ennemi intérieur.

Certaines franges de la population cèdent à la radicalisation comme ce fut le cas lors du « Pizzagate » de décembre 2016. Lors de cet événement, un adepte QAnon a ouvert le feu dans une pizzeria à Washington pensant qu’il s’agissait de la plaque tournante d’un réseau pédocriminel mené par l’ancien directeur de campagne d’Hillary Clinton. De façon plus massive encore, l’assaut du Capitole le 6 janvier 2021 à Washington matérialise dans l’espace public le rejet violent des institutions démocratiques et du processus électoral par certains adeptes trumpistes. 

La théorie complotiste du deep state est un des carburants de la polarisation politique américaine. Les positions des deux camps se figent et rendent toute forme de compromis difficile à obtenir. Ce faisant, le terreau des violences politiques se fertilise, comme en témoigne la récente tentative d’assassinat de Donald Trump à Butler (Pennsylvanie) durant son meeting de campagne. Dans la foulée de cette attaque, les conspirations ont fleuri sur les réseaux sociaux, notamment celle soutenant que le candidat Républicain aurait été la cible d’un agent … du deep state. 

Publié le 05/09/2024 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

Les Théories du complot

Pierre-André Taguieff
Que sais-je ?, 2024

Le point sur le complotisme et les théories qui s’opposent aux thèses officielles et mettent en scène un ou plusieurs groupes agissant secrètement pour réaliser un projet de domination ou d’exploitation. L’auteur explique comment ce phénomène répond à une demande de sens et de cohérence, assortie d’insatisfaction. ©Électre 2024

À la Bpi, niveau 2, 301.1 TAG

Qu'est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace

Jan-Werner Müller
Premier Parallèle, 2016

Une analyse qui définit les différentes caractéristiques du populisme en politique. En s’appuyant sur les discours de personnalités du monde contemporain, l’auteur dégage de grands principes : démagogie, violence verbale, critique des élites, appropriation du populaire, refus du pluralisme, etc. ©Électre 2016

À la Bpi, niveau 2, 320 MUL

L'Amérique contre elle-même | Revue Esprit n°311-312, été 2024


Éditions Esprit, 2024

À l’approche des élections présidentielles, les États-Unis connaissent une crise démocratique. Ce dossier, coordonné par Anne-Lorraine Bujon, en interroge les soubassements culturels : dans une société fragmentée, les valeurs de l’Amérique se sont en effet retournées contre elles-mêmes.
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