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Le complotisme : forme naturelle et dangereuse de la croyance contemporaine

Les théories complotistes se sont multipliées durant l’épidémie de Covid-19. Phénomène ponctuel ou marqueur d’une évolution sociétale ? Alors que la Bpi reçoit Éric Clemens en décembre 2021 pour un dialogue autour de « Fiction et vérité », Thierry Ripoll, professeur de psychologie cognitive à l’université d’Aix-​Marseille, revient pour Balises sur les processus en jeu dans le phénomène de croyance.

Qu’est-ce qu’une croyance complotiste ? Il s’agit de la croyance selon laquelle des individus œuvrent de manière secrète dans leur propre intérêt et au détriment de la population. Bien que le complotisme ait toujours existé, le phénomène a pris aujourd’hui une ampleur démesurée. Ces croyances sont potentiellement dangereuses pour les individus car cela peut les conduire à des comportements préjudiciables. Cela est le cas lorsque certains refusent une médication efficace ou s’engagent dans une action violente telle que l’assaut du Capitole en janvier 2021. Elles constituent aussi une menace directe pour les démocraties car elles sont souvent une porte d’entrée vers la radicalisation, tendent à cliver les individus et à les opposer violemment. Elles sont exploitées par les partis politiques les plus extrêmes comme lors des deux précédentes élections présidentielles américaines.

La composante psychopathologique

Les premières recherches conduites sur le complotisme en 1966 ont mis l’accent sur sa dimension psychopathologique. De fait, on retrouve chez beaucoup de complotistes une composante paranoïaque et une tendance très marquée à la schizotypie, un trouble de la personnalité associé à une importante anxiété sociale, un niveau élevé de dépression et une forte propension à la pensée magique. Mais au-delà de cas clairement pathologiques, il est désormais acquis que le complotisme résulte de processus neuropsychologiques tout à fait normaux, susceptibles de tous nous concerner : 79 % des Français croient à au moins une théorie du complot selon une enquête de l’IFOP de 2018.

Les processus cognitifs

Il est nécessaire de distinguer les causes internes du complotisme, inhérentes au fonctionnement cognitif de chacun, des causes externes liées aux caractéristiques de notre société.

Le cerveau humain est une machine à produire des fictions. Nous essayons en permanence de rendre intelligibles les évènements et les phénomènes auxquels nous assistons. Cette propension est à la fois naturelle et adaptative et aucune autre espèce ne l’a poussée à ce niveau. Rien n’est plus difficile pour un humain que d’accepter l’inexplicable. Cela génère un sentiment de stress et de perte de contrôle très douloureux. Nous préférons expliquer le réel de manière erronée plutôt que d’admettre qu’il nous échappe. C’est pourquoi, à chaque fois que survient un évènement remarquable ou catastrophique (la pandémie de Covid-19 par exemple), apparaissent immédiatement quantité de théories complotistes qui tentent de donner un sens à ce qui est souvent le résultat de processus aléatoires. En cela, les complotistes ne diffèrent pas des scientifiques qui sont animés par la même volonté de rendre le réel intelligible et maîtrisable.

La grande différence est que les scientifiques adoptent une méthode rigoureuse pour investiguer le réel quand les complotistes développent leurs croyances en étant victimes de biais cognitifs parfaitement identifiés. Par exemple, les complotistes sont souvent victimes d’un biais intitulé « sauter sur la conclusion » qui les conduit à identifier trop hâtivement des relations causales là où il n’y en a pas. Il existe aussi un biais dit d’intentionnalité. Il s’agit de la propension à identifier des formes significatives dans des nuages de points disposés aléatoirement. C’est ce biais qui les conduit à se persuader que des évènements accidentels ou aléatoires résultent d’intentions cachées. Enfin, ils sont aussi très largement influencés par le biais dit de confirmation, au sens où ils ne cherchent que les  informations qui soutiennent leurs croyances et sont totalement résistants à celles qui pourraient les réfuter.

Un contexte de défiance

Le complotisme est largement favorisé par l’évolution du mode de transmission de l’information. Auparavant, l’information était régulée et verticalement organisée, ce qui nuisait incontestablement à sa pluralité mais garantissait davantage sa validité. Depuis Internet, chaque citoyen peut diffuser l’information qu’il souhaite. La transmission de l’information est désormais aussi horizontale, de citoyen à citoyen. Il en résulte une dérégulation du marché de l’information capable d’alimenter les croyances complotistes les plus absurdes d’autant que les fausses informations se diffusent six fois plus rapidement que les informations valides, d’après une étude réalisée par le Massachusetts Institute of Technology (MIT). De plus, comme nous sommes tous victimes du biais de confirmation, chacun peut obtenir l’information qu’il cherche et qui renforcera sa croyance.

À cela s’ajoute une défiance accrue vis-à-vis du « système », entité abstraite désignant le pouvoir et ses représentants : intellectuels, journalistes et scientifiques. Cette défiance, alimentée par des scandales de collusion entre le pouvoir politique et financier, a conduit un nombre croissant d’individus à se détourner des canaux traditionnels de l’information. Or, nos connaissances sur le monde sont principalement des connaissances par procuration. Nous n’avons ni la capacité ni le temps nécessaire pour valider les informations que nous traitons. Nous croyons que la Terre est ronde parce que nous faisons confiance aux scientifiques qui nous l’expliquent. Dès lors que la confiance s’effrite, c’est la porte ouverte aux croyances complotistes les plus farfelues et dangereuses. Il s’agit d’un problème inédit que nos sociétés devront surmonter si elles souhaitent demeurer démocratiques.

Publié le 29/11/2021 - CC BY-NC-SA 4.0

Pour aller plus loin :

Pourquoi croit-on ? : psychologie des croyances

Thierry Ripoll
Sciences humaines éditions, 2020

Thierry Ripoll identifie les processus psychologiques et cérébraux qui conduisent l’être humain vers les superstitions, les croyances religieuses ou encore les théories du complot. Il analyse les raisons, les bienfaits et les méfaits de ces croyances.

À la Bpi, niveau 2, 150 RIP

Apocalypse cognitive

Gérald Bronner
Presses universitaires de France - Humensis, 2021

Le sociologue Gérald Bronner constate que les sciences et les technologies nous offrent aujourd’hui des possibilités inédites pour connaître le monde. Pourtant, ce potentiel est dilapidé au profit de nombreuses croyances. L’auteur tente de comprendre les raisons de ce drame historique.

À la Bpi, niveau 2, 305.0 BRO

L'Opium des imbéciles. Essai sur la question complotiste

Rudy Reichstadt
Bernard Grasset, 2019

Rudy Reichstadt est aussi le fondateur et le directeur du site Internet Conspiracy Watch, entièrement consacré à l’information sur le phénomène conspirationniste, le négationnisme et leurs manifestations actuelles

À la Bpi, niveau 2, 300.87 REI

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