Interview

Appartient au dossier : Perspectives animales

Une plongée dans le regard des autres espèces
Entretien avec Thibault De Meyer

Sciences et techniques

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Que voit l’araignée de son royaume de soie ? Comment le lion perçoit-il le zèbre et ses rayures ? Dans son dernier essai Qui a vu le Zèbre ? (Les Liens qui Libèrent, 2024), Thibault De Meyer, professeur de philosophie des sciences et des techniques à l’université de Namur, revisite l’histoire de la perspective et démontre comment notre vision du monde s’est construite sur une distanciation progressive avec la nature. En résonnance avec le cycle de rencontres « Nous et les autres animaux », organisé à la Bpi jusqu’au 2 décembre 2024, il nous invite à repenser notre relation au vivant, en considérant le point de vue des autres animaux qui peuplent notre planète.

Cet article est à retrouver dans le dossier central du magazine Balises n°13 (automne/hiver 2024-2025) : Perspectives animales.

Propos recueillis par Samuel Belaud (Bpi)

En inventant la perspective, les artistes du 15e siècle ont posé la première pierre du rêve de « l’objectivité mécanique ». À quoi correspond ce concept et quelles sont ses implications philosophiques ?

Thibault De Meyer : L’objectivité mécanique est un vieux rêve et le fruit d’une longue histoire scientifique et technique. Elle a commencé avec l’apparition de la perspective linéaire au 15ᵉ siècle, puis s’est concrétisée avec celle de la photographie 400 ans plus tard. Il s’agit de pouvoir reproduire des images mécaniquement, selon un protocole qui vise à « imprimer » la nature sur un support. Avec ces dispositifs, une séparation nette s’est créée entre le sujet connaissant (nous, les humains) et l’objet connu (la nature).

L’anthropologue Philippe Descola voit dans cette séparation les racines de la distanciation entre les humains et le monde vivant. Pouvez-vous expliquer cette idée ? 

T. De M. : En effet, pour Philippe Descola, la prolifération des images accentue l’idée de séparation entre l’observateur et la scène. Elle participe à l’émergence de ce qu’il nomme le naturalisme. Cette conception, devenue hégémonique dans nos sociétés occidentales, établit une frontière entre ce qui est le propre des humains (la culture) et ce que nous partageons avec les autres êtres (la nature). En regardant un tableau ou une photographie, nous nous sentons, selon lui, moins concerné·es par ce qui se passe dans la scène. Nous perdons, dès lors, le lien avec cette nature que nous observons de loin.

Vous recherchez des pratiques scientifiques qui dépassent cette dichotomie nature/culture. Pourquoi ?

T. De M. : Ce qui m’intéresse, c’est de repérer des « contre-ontologies » au cœur des pratiques scientifiques. C’est-à-dire des interstices, des germes de pensée alternative à cette grande séparation entre nature et culture. Il s’agit d’inventer de nouvelles manières de penser le monde et d’habiter la planète, en dehors du prisme naturaliste qui domine nos sociétés occidentales.

Justement, vous mentionnez les efforts de certains éthologues pour rendre compte du point de vue des animaux. Comment parviennent-ils à surmonter leurs propres biais naturalistes ?

T. De M. : En effet, les éthologues comptent parmi les premiers scientifiques à échapper à l’ontologie naturaliste. Je pense à Jakob von Uexküll, qui cherchait à comprendre les liens entre les stimuli de l’environnement et les réponses des animaux. Au début du 20ᵉ siècle, il utilisait la chronophotographie [succession très rapide de photographies] pour analyser les mouvements des animaux. Il a observé qu’une forme d’hésitation apparaissait systématiquement avant que les animaux ne réagissent à un stimulus. À partir de ces observations, il développe le concept d’Umwelt [environnement sensoriel propre à une espèce ou à un individu], qui invite les biologistes à comprendre comment les êtres perçoivent le monde, plutôt que de simplement analyser leurs réactions face à des stimuli.

Comment réussit-on, aujourd’hui, à reproduire objectivement ce que voient les autres animaux ? 

T. De M. : En tant que philosophe, je pense à l’article de Thomas Nagel « Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris ? » (The Philosophical Review, 1974), où il explique que l’expérience subjective des autres animaux est impossible à reproduire. Cependant, bien que cette tâche soit inaccessible, elle n’en reste pas moins nécessaire. Elle demande un effort d’imagination, en plus de l’expérimentation et de l’observation, pour parvenir à se rapprocher le plus près possible de la réalité des perspectives animales.

C’est ce à quoi sont parvenus, je crois, Tim Caro et ses collègues dans l’étude qui est au cœur de mon ouvrage, en reproduisant la façon dont un zèbre est perçu par un lion, une hyène, un autre zèbre et un humain. Ce qui est frappant avec leurs travaux, c’est que – de prime abord – ces scientifiques ne s’intéressaient pas au point de vue des animaux. Ils voulaient étudier les zébrures des zèbres. Or, pour bien les comprendre, ils ont fait le choix d’étudier comment ces zébrures étaient perçues par les espèces qui vivent en interaction avec les zèbres, notamment leurs prédateurs.

Image d’un zèbre des plaines à une distance de 6,4 m, telle qu’elle peut apparaître à un humain (a), un zèbre (b), un lion (c) et une hyène tachetée (d)
Image d’un zèbre des plaines à une distance de 6,4 m, telle qu’elle peut apparaître à un humain (a), un zèbre (b), un lion (c) et une hyène tachetée (d). © A. Melin, D. Kline, C. Hiramatsu, T. Caro, PLoS ONE, 2016, CC BY-SA 4.0

Vous sous-titrez votre ouvrage « L’Invention de la perspective animale ». En quoi l’approche de Tim Caro est-elle véritablement nouvelle et quelles sont ses implications pour la science et la philosophie ?

T. De M. : Je ne pense pas que Tim Caro soit le premier à avoir fait ce genre d’étude, mais son travail est frappant et je voulais le mettre en avant. Ce qui est nouveau, ce sont les problèmes que l’on cherche à résoudre, ainsi que les techniques à disposition et les expériences qui sont mises en œuvre pour y parvenir. Ce n’est pas que la perspective animale n’existait pas avant, mais elle manquait de considération. 

Aujourd’hui, une autre manière de concevoir le monde émerge, car lorsque nous pensons les perspectives, nous devons penser les relations. Autrement dit, l’étude d’un animal comme le zèbre ne peut être pleinement satisfaisante tant qu’on n’a pas pris en compte les relations qu’il entretient avec les autres espèces environnantes.

Publié le 21/10/2024 - CC BY-NC-ND 3.0 FR

Pour aller plus loin

Par-delà nature et culture

Philippe Descola
Gallimard, 2005

Propose une approche des manières de répartir continuités et discontinuités entre l’homme et son environnement sur la base des ressemblances et des contrastes que l’engagement sur le monde conduit à inférer. Une enquête révèle quatre façons d’identifier les existants et de les regrouper dans des ontologies : le totémisme, l’analogisme, l’animisme, le naturalisme.

À la Bpi, niveau 2, 390 DES

Penser comme un rat

Vinciane Despret
Quae, 2016

Il apparaît que les animaux observés par les scientifiques offrent une réponse à une demande qu’ils ont interprétée, mais qui n’est pas forcément celle qui leur a été soumise. Il est nécessaire de s’intéresser à cette réponse qui traduit leur point de vue sur la situation, lequel pourrait constituer le véritable objet des recherches scientifiques. © Électre 2016

À la Bpi, niveau 2, 592.3 DES

Manières d'être vivant. Enquêtes sur la vie à travers nous

Baptiste Morizot
Actes Sud, 2020

Une série d’enquêtes philosophiques scrutant la manière de vivre des animaux ou plutôt des êtres vivants, humains compris, à la fois sur le terrain et dans les idées. © Électre 2020

À la Bpi, niveau 2, 168.522 MOR

La Question animale. Entre science, littérature et philosophie


Presses universitaires de Rennes, 2011

Cet ouvrage interroge les rapports entre monde animal et humain et s’appuie sur un fond documentaire pluridisciplinaire. Des avancées scientifiques au questionnement philosophique en passant par le droit, la littérature véhicule des mythes qu’il s’agit d’appréhender.

À la Bpi, niveau 3, 81.045 QUE

Perspectives sur l'animalité. Vulnérabilité, empathie, statut moral

Sébastien Bouchard
Presses Universitaires de Rouen et du Havre, 2021

Des contributions, issues d’une journée d’étude, consacrées à l’ontologie animale ou zooontologie. Il s’agit de questionner la nature des animaux et ce qui les différencie ou les rapproche des êtres humains. Les auteurs abordent notamment l’existence d’un psychisme animal et les contacts entre animaux d’espèces différentes. © Électre 2021

À la Bpi, niveau 2, 130 PER

« L’Éthique animale au croisement des perspectives de recherche entre éthologie et philosophie »

Mathilde Lalot, Vanessa Nurock et Dalila Bovet
CNRS Éditions - Histoire de la recherche contemporaine, Tome IV-N°1 | 2015, 44-49,

Des recherches conduites récemment en éthologie tendent à considérer les animaux comme des agents moraux. Ils ne concernent que peu d’espèces, primates surtout, et étudient essentiellement les comportements liés à l’empathie et le sentiment d’injustice. Ces deux thématiques coïncident avec certains travaux menés en psychologie et en philosophie morales qui suggèrent que notre capacité morale s’appuie sur au moins deux principales sous-capacités consacrées respectivement à un sens du juste et à un sens du bon. Ces recherches influencent notre manière de concevoir la morale et notre relation avec les animaux. (Résumé de l’éditeur)

À consulter à la Bpi, sur le portail journals.openedition.org

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