Interview

Appartient au dossier : Plastiques documentaires Animalement vôtre

« Reconstruire la réalité du monde »
Entretien avec Ariane Michel

Cinéma

Ariane Michel, The Screening (2007) © Galerie Jousse Entreprise

Dans ses films, installations vidéo et performances, l’artiste et cinéaste Ariane Michel embrasse un point de vue animal, végétal ou minéral. Elle revient pour Balises sur son approche du vivant, alors que ses films Après les pluies (2003), The Screening (2007) et La Cave (2009) sont programmés par la Cinémathèque du documentaire à la Bpi dans le cadre du cycle « Féminin singulier, formes du réel » en juin 2023.

Quelle est votre formation ?

Mon parcours est assez sinueux. J’ai d’abord étudié les sciences humaines, en particulier la sociologie. Les questionnements de cette discipline m’ont beaucoup marquée, y compris dans mon travail d’artiste : qui regarde le monde ? D’où ? Quel est le contexte de celui ou celle qui observe par rapport à son sujet ? J’ai poursuivi ma formation en expérimentant plusieurs disciplines à l’École nationale supérieure des arts décoratifs, pour finir par un diplôme en section vidéo.

Comment se déroulent vos tournages ?

J’apprécie l’autonomie de la caméra vidéo, le temps qu’elle autorise et qui laisse libre le cours des choses. J’aime filmer moi-même, seule avec un micro sur ma caméra – comme pour Les Hommes (2006) ou pour le film que je viens de tourner en Floride –, ou en binôme – comme pour La Cave (2009), où mon compagnon a pris le son.

Mais il y a des géométries variables en fonction des projets. The Screening (2007), par exemple, a nécessité une équipe conséquente. Comme il s’agit de la mise en abyme d’une projection nocturne en forêt, j’ai eu besoin d’obtenir une image en miroir de la réalité, avec les mêmes couleurs, les mêmes ombres… Il a donc fallu travailler avec un chef opérateur – Jean-Philippe Bouyer –, éclairer avec du gros matériel, trouver des figurant·es et faire « jouer » des animaux « à nous », puisque les bêtes sauvages se cachent dans l’ombre… mais cette œuvre est relativement à part dans ma filmographie.

J’organise de plus en plus de collaborations pour ce qui est du sujet, comme pour La Forêt des gestes (2016-2019) ou Il Concerto dell’acqua (2022), mais je persiste à travailler quasiment seule pour le film dont je m’approche comme d’une pâte à modeler, en particulier au montage, au montage-son et même au mixage… J’aime vraiment construire un film et son dispositif, comme quand je jouais seule dans ma chambre, petite, à élaborer des univers.

Qualifieriez-vous votre approche de documentaire ?

Oui, le plus souvent. Il me plaît d’être surprise par ce qui se déroule, d’enregistrer la vie telle quelle et de construire un récit à partir de ce que je trouve. Même lorsque je mets en scène un événement, c’est justement ce que les autres vivants, humains ou animaux, produisent de leur propre chef qui m’intéresse le plus. The Screening est peut-être mon film le plus fabriqué et fictionnel. Il me fallait maîtriser le tempo émotionnel pour que la performance fonctionne, pour que les spectateur·rices se projettent ; aussi ai-je carrément travaillé avec un storyboard. Mais on pourrait également le considérer comme un documentaire anticipé, puisqu’il montre ce qui se passe effectivement lorsque le public s’installe dans la forêt pour la projection.

Et il y a toujours, avec les animaux, une part de réalité impondérable, de sincérité qui entre dans le film. Je ne cherche pas seulement à faire des vidéos ou à donner présence à quelque chose, mais plutôt à créer une expérience sensible, construite et complexe. J’essaye de reconstruire la sensation du réel par projection des spectateur·rices dans la manière de sentir, d’écouter, de voir des animaux ; plus que la part de documentaire, c’est la part de vie qui est importante.

Les mondes qui se déploient derrière les yeux des animaux nous ouvrent d’autres perspectives : cela m’a semblé passionnant et important de l’explorer. Tourner avec un morse, un cheval, une grenouille ou une autre bête est toujours une expérience qui installe une intensité et une réalité particulières dans l’espace et le récit. Qu’ils soient sauvages – comme les morses de Sur la terre (2005) –, ou « de cinéma » – comme les bêtes de The Screening ou la chouette de Les Yeux ronds (2006) –, ce qui m’intéresse est leur libre arbitre : pour avoir un plan fixe d’un renard qui regarde un point précis, il faut tourner pendant une heure et demie. Les animaux ne sont pas en représentation vis-à-vis de la caméra : lorsqu’ils observent ou reniflent quelque chose, ils ne font pas semblant et c’est ce qui nous permet d’habiter l’espace du film avec eux.

Pourquoi filmer du point de vue des animaux ?

J’ai toujours ressenti le monde par des prismes diffractés. Se mettre « à la place » d’un autre être, et en particulier d’un animal, en amitié ou sympathie, m’a toujours semblé simple et surtout intéressant d’un point de vue artistique.

Cela s’est produit en faisant Après les pluies (2003), le premier film que j’ai réalisé vraiment librement après avoir terminé mes études. Je m’étais rendue dans le Gard en septembre 2002 pour observer les dégâts issus des inondations. J’avais posé ma caméra sur un pied, à hauteur des yeux, avec l’idée d’enregistrer le paysage. À ce moment-là, le vieux chien qui m’accompagnait est entré dans le cadre. Très vite, j’ai senti qu’il fallait absolument qu’il repasse et je l’ai attiré hors-champ pour qu’il traverse l’image.

Lors du montage, sa force de personnage est apparue et j’ai décidé de centrer le film sur sa présence, sur sa manière d’arpenter l’endroit qui dessinait des lignes de fuite et creusait la profondeur de l’image, sur les trajectoires de son attention et de son regard qui œuvraient comme des points d’interrogation. Il reniflait les odeurs de charogne – beaucoup d’animaux avaient péri noyés –, on ne savait pas ce qu’il pensait ou ressentait, mais il était tendu et amenait les spectateur·rices à entrer dans ce monde, à se poser des questions.
Une fois le film terminé, et voyant qu’il intéressait des gens – le réalisateur Christian Merlhiot a écrit dessus, il a été sélectionné au FID Marseille… –, j’ai décidé de poursuivre ce travail d’investigation des personnages-animaux, puis des pierres, des plantes… des personnages non-humains en général. Une aventure esthétique et – je l’ai compris peu à peu – politique.

Un animal ressemblant à un chien ou un renard, vu de dos, observe un arbre tombé dans une prairie.
Ariane Michel, Après les pluies (2003) © Ariane Michel

Quel rôle joue la narration dans cette évocation des milieux naturels ?

Les narrations, mêmes ténues, occupent une place importante dans mes films, et cela s’intrique dans cette question de présence liée à l’animal ou même au végétal : elles permettent de transporter les spectateur·rices dans un autre devenir, un autre corps et une autre manière d’expérimenter le monde. Avec Les Yeux ronds, le public se demande ce que ressent une chouette face au ballet des voitures et des lumières sur la place de la Concorde, à Paris. Avec The Screening, il se projette lui-même comme hibou, renard ou hérisson en même temps qu’il reste assis sur son banc dans la forêt humide, la nuit. J’invite les spectateur·rices à percevoir les choses à la manière d’un·e animiste, avec l’idée qu’il y a des pensées et des manières de percevoir différentes, qui traversent toute la forêt : j’inclus des plans centrés sur les arbres, les ronces, le vent qui frissonne dans les feuilles, les papillons de nuit attirés par la lumière des lampes torches…

Dans le même temps, il y a une progression d’un film à l’autre sur la place de l’humain, qui resserre aussi les focales. Après les pluies est centré sur un animal mais de façon large, dans un paysage post-apocalyptique où les humain·es ont disparu. Dans Les Hommes, iels arrivent comme pour la première fois, vu·es de loin par l’ensemble d’un paysage, perçu, lui, au plus près. Dans The Screening, iels s’installent pour un bref moment, mais dans le prisme et en pleine présence des animaux. Dans La Cave, j’ai essayé de m’approcher au maximum des matières – la peau, les poils, la chair du mammouth conservé dans le pergélisol – et on s’approche aussi de la main, du souffle et de la personnalité de l’homme qui travaille. D’ailleurs, cette grotte ressemble au ventre d’une baleine. On pourrait se trouver dans une intimité telle qu’on est à l’intérieur des êtres ! 

Dans quelles conditions vos films sont-ils présentés ?

Certains de mes films existent vraiment en tant que tels – en particulier Les Hommes, long métrage qui est sorti en salles –, d’autres sont des éléments d’un dispositif ou même d’une performance. Il s’agit toujours pour moi de faire récit, même de manière fine – ça se relie toujours au cinéma –, mais il m’intéresse de relier ce récit au présent vécu des spectateur·rices. Au début, mes films courts « de dispositif » ont aussi eu une vie dans les salles noires de festivals où on « oublie son corps au vestiaire ». Mais le rapport avec un lieu ou une situation, qu’elle soit donnée ou créée, m’intéresse particulièrement. J’insère le film dans notre rapport au monde et je questionne ce dernier, ou plutôt je tente de l’accorder, comme on accorderait un instrument de musique. Cela peut passer par des « trucs » assez simples, comme pour Sur la terre, par exemple, où des morses sont en train de dormir et de ronfler : j’ai installé un lit devant l’écran pour que les spectateur·rices puissent s’identifier corporellement aux personnages et fassent elleux aussi la sieste, en boucle, comme dans un rêve infini.

Le son est toujours primordial de ce point de vue, d’une façon ou d’une autre. Il crée l’espace et relie ce qui se passe dans et hors du champ. C’est là que notre inconscient se connecte avec les choses. Les bruits d’Après les pluies sont importants dans la construction du film : ils installent au premier plan une série de batraciens et des insectes qu’on ne voit pas. Changeant à chaque espace parcouru par le chien-loup, ils définissent l’espace-monde de la bête-personnage et y enveloppent les spectateur·rices avec lui, tout en introduisant ce monde dans le white cube ou dans la salle noire. On pourrait dire que c’est là le b.a-ba du son au cinéma, or c’est précisément ce qui m’intéresse : pour ce film, j’ai eu la sensation de redécouvrir les ingrédients de la réalisation comme une pâte que depuis lors j’exploite. La vidéo Les Yeux ronds, à l’inverse, qui figure une chouette en train d’observer la place de la Concorde, était muette, silencieuse comme l’animal. Conçue in situ, elle fut d’abord installée sur la façade du Jeu de Paume – musée situé dans l’angle de cette grande place parisienne –, dans le brouhaha de la ville. Lorsque le film circule maintenant, sa bande-son ramène seulement l’incommensurabilité de l’endroit dans l’espace des spectateur·rices, sans vraiment faire de lien avec la chouette. 

The Screening, qui a été créé lors d’une édition de la foire Art Basel, s’intègre dans un protocole précis qui fusionne l’univers du film et la réalité. Le public est invité à se rendre dans une forêt en pleine nuit. Guidé à la lampe-torche, il découvre un écran et des bancs au centre d’une clairière éclairée. Alors, la projection commence. Le film, nocturne, présente des personnages-animaux à leurs affaires, dans les bois, et invite, par ses choix de mise en scène, à s’identifier à chacun : renard, hibou, hérisson, furet… quand ces derniers sont dérangés par des faisceaux de lumière et par des silhouettes humaines qui se dirigent vers un écran et s’assoient. Alors, on voit les images apparaître sur cet écran et tout commence vraiment : les animaux s’approchent, s’intéressent et en viennent à perturber le déroulement de la projection. Le temps et la narration du film rejoignent la situation vécue. Par l’organisation de l’action, qui réunit les bêtes du film et une bête bien réelle qui surgit dans la salle-forêt – comme un hibou –, l’esprit des spectateur·rices-devenu·es-bêtes rejoint peu à peu leurs corps assis dans l’humidité de la nuit. 

J’ai déjà montré ce film dans un cadre plus simplement cinématographique : en plein air sur la Piazza Grande lors du Festival international du film de Locarno en 2007, ou en salle pour ces deux séances au Centre Pompidou en 2023. Mais il perd alors son pouvoir chamanique et peut sembler artificiel, puisque le vécu des bois, la réalité « documentaire », est ôtée. D’où l’introduction qu’on entend alors : des bribes de récits par d’ancien·nes spectateur·rices de la performance, qui témoignent de la projection, en forêt, d’un film qui est en relation avec ce qu’on vit et avec ce qui vit autour. Mais ce que je préfère est vraiment la performance complète, dans une clairière au milieu de feuillus en été. Comme lors de cette soirée particulière au festival Vent des forêts, en 2009, où le vent – qui est un personnage important – s’était mis à souffler en même temps, et avec la même intensité, dans la réalité que dans le film. C’était très émouvant, comme un accueillant retour des choses vers lesquelles nous étions allés. Et je me réjouis de cette performance continue d’être programmée, par exemple à la Maison Salvan, en Haute-Garonne, en juin 2023.

Un homme, dans une cave sombre, entre deux défenses de mammouth.
Ariane Michel, La Cave (2009) © Ariane Michel

Quelles références nourrissent votre travail ?

J’ai d’abord beaucoup travaillé à l’intuition, avec l’idée de me placer du côté des animaux, de me détacher d’un cinéma centré sur les humain·es. En cheminant, j’ai aussi fait des rencontres importantes. Après mon premier film, on m’a offert un livre du biologiste Jakob von Uexküll. Plus tard, quelqu’un d’autre m’a glissé un essai du philosophe Giorgio Agamben. Puis, j’ai rencontré l’écrivain Jean-Christophe Bailly et son essai Le Versant animal (2007). D’autres fraternités ou « post-paternités » se dessinent depuis : les écrits de l’anthropologue Philippe Descola, par exemple, m’ont littéralement permis de comprendre pourquoi je travaillais. Il parle très simplement de cette césure que notre civilisation a organisé avec le reste du monde à partir du 17e siècle, en créant l’idée de nature et en se plaçant au centre. Ensuite, d’autres livres et discussions sont venues comme des confirmations de mes intuitions, des amitiés qui ont enrichi ma réflexion : les philosophes Vinciane Despret, Bruno Latour et Emanuele Coccia, les anthropologues Tim Ingold et Nastassja Martin

Mon travail a toujours été de nous désanthropocentriser. Je l’ai compris petit à petit : Philippe Descola et Vinciane Despret l’ont perçu et me l’ont même dit. Aujourd’hui, j’ai l’impression de participer, avec tous·tes ces auteur·rices et chercheur·ses, au tournant ontologique qui est en cours et remet en question la conception humano-centrée des choses. Ce qui m’intéresse, c’est de reconstruire la réalité du monde : une réalité polycentrée, mouvante, qui peut largement se passer de nous.

Publié le 02/06/2023 - CC BY-NC-ND 3.0 FR

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