Article

Appartient au dossier : Le cinéma contemplatif d’Audrius Stonys

La musique, au cœur de l’œuvre d’Audrius Stonys

Dans la filmographie d’Audrius Stonys, la musique n’est pas un simple habillage. Le cinéaste l’utilise comme un véritable langage pour exprimer les émotions, l’intériorité des personnages et la singularité du peuple lituanien. Balises vous en dit plus, et vous invite à aller voir ses films, à l’occasion de la rétrospective que la Bpi lui consacre, du 7 au 18 novembre 2024.

Les documentaires d’Audrius Stonys prennent une forme artistique libre : ils exaltent la poésie du quotidien, les gestes simples, la modestie de l’existence solitaire et l’identité lituanienne avec peu de mots, voire aucun. Le cinéaste ne raconte pas d’histoires, il filme des ambiances, arrête le temps et capte l’invisible. Pas étonnant dès lors que la bande-son, le silence, mais surtout la musique occupent une place importante dans son processus de création. « La musique est l’art le plus pur qui soit. Et pour moi, la musique est d’une importance cruciale », confiait-il d’ailleurs lors d’un entretien accordé à Balises en octobre dernier, ajoutant ensuite : « Si vous pouvez mettre de la musique dans les œuvres, c’est le mieux que vous puissiez faire. (…) Et [cela fonctionne si] l’image et la musique commencent à vibrer de la même façon. »

La musique prend des formes diverses selon ses films : diégétique (présente physiquement dans les plans qui composent la séquence et jouée par des musiciens, personnages du film), ou extradiégétique (musique « d’ambiance »). Existante ou composée spécifiquement pour le film, instrumentale ou vocale, elle peut appartenir à différents styles : folklore lituanien ou d’autres pays, musique classique, musique sacrée, musique électronique ou expérimentale.

Célébrer l’identité lituanienne

La Lituanie et son peuple sont omniprésents dans l’œuvre de Stonys. Plusieurs de ses films présentent ainsi des musiques originales composées par des Lituaniens. C’est le cas de Flight over Lituania or 510 seconds of silence (2000). Un survol sans paroles des dunes de Nida, du château de Trakai, des lacs d’Aukstaitija, des toits et des rues étroites de la capitale Vilnius, de la campagne lituanienne avec ses cimes d’arbres et ses prairies couvertes de brume matinale. Le survol se fait sur une musique originale de Gintaras Sodeika. Répétitive, mixée avec le souffle du vent et une voix de chant folklorique, elle porte la narration du film. Dans cette ode à la Lituanie, on ne sait si c’est la musique qui décrit l’image ou l’inverse. Planante et apaisante, presque hypnotique avec sa basse en continu lors du survol des espaces naturels, elle s’accélère sur les prises de vue de Vilnius et accompagne le rythme trépidant de la grande ville.

La musique traditionnelle folklorique lituanienne est elle aussi très présente dans l’œuvre de Stonys, comme dans la culture lituanienne. La Lituanie est d’ailleurs parfois appelée « Le Pays des chansons » (Dainava), en référence à son riche patrimoine musical : « Les Lituanien·nes ont chanté partout et toujours, quand la vie les accablait de difficultés ou les comblait de joie. Le labourage de la terre, les départs à la guerre, les repas de fête, les grands événements de la vie étaient accompagnés de musique et de chants », explique Antanas Fokas dans le livret du CD Lituanie, un pays de chansons. Le film Four steps (2008), par exemple, traite des traditions populaires du mariage. Il est composé d’images d’archives de trois mariages en 1961, 1972 et 1983 et d’images d’un autre mariage, tournées par le réalisateur lui-même en 2007, sur lesquelles il pose différentes musiques folkloriques. On y voit de nombreux plans de musiciens et des images de fête accompagnées par une dudmaisis (cornemuse lituanienne) ou des chants de mariage a capella interprétés par Jonas Sirvys. Les quatre séquences sont ponctuées par une mélodie à la birbyné (flûte lituanienne).

Photogramme de Four steps – Crédits photo : Audrius Stonys

Dans Open the Doors to Him Who Comes (1989), c’est avec quelques paroles emplies de sagesse populaire, issues d’une chanson traditionnelle profane, « Le Porteur d’eau », chantée simplement a capella par le prêtre, que ce dernier résume sa mission : « C’est une question incroyable : pourquoi je suis porteur d’eau ? Mais parce que sans eau, on ne peut rien faire du tout. »

Accompagner une ambiance religieuse ou mystique

L’œuvre de Stonys est émaillée de motifs mystiques et religieux. L’hymne liturgique Dies irae (Jour de colère), psalmodié a capella par le prêtre dans Open the Doors to Him Who Comes, évoque le retour du Christ lors du Jugement dernier, jetant les créatures au pied de son trône afin que tout acte soit jugé. On peut y voir, un an avant l’indépendance du pays en 1990, un symbole de la lutte du peuple lituanien contre l’athéisme d’État, dans ce pays occupé par l’Union soviétique depuis 1940.

Countdown (2004) part sur les traces d’Augustinas Baltrušaitis, réalisateur et acteur renommé de l’époque soviétique. Tombé dans l’oubli, le vieil homme vit dans une maison de retraite. Une séquence, à la fin du film, sur le Locus iste d’Anton Bruckner (1869) montre ses mains en gros plan, manipulant des composants électroniques pour réparer sa radio ou sa télé, ses « seules amies ». Ce chant, traditionnellement interprété pour l’anniversaire de la dédicace d’une église, transforme la maison de retraite en lieu divin : « Ce lieu a été créé par Dieu / Un sacrement inestimable /  Il est irréprochable. »

Pour la musique originale de The Woman and The Glacier (2016), Audrius Stonys a confié à Balises avoir passé une commande particulière à son ami le compositeur estonien Robert Jürjendal : « Imagine qu’il y a une église gelée dans un grand morceau de glace, qu’un orgue joue dans cette église, et que nous entendions ce son. » Le résultat est une musique planante et mystérieuse où l’orgue est bien présent. Elle relie, dans une impression d’immuabilité, les images d’archives et les images de Stonys, évoque la puissance des éléments naturels que sont l’eau, la glace, et la roche, et éclaire la beauté sauvage et brute des paysages des montagnes du Kazakhstan où est tourné le film.

Photogramme de The Woman and The Glacier – Crédits photos : Uku Films and Vesilind

Souligner l’étrangeté

Proposer un nouveau regard en adoptant un autre point de vue ou en révélant un autre aspect de ce qui est observé est une signature récurrente des films de Stonys. Cela génère souvent une impression d’étrangeté, renforcée par la musique. Elle est présente dès son premier opus, Open the Doors to Him Who Comes. Le film, en noir et blanc, débute et se termine dans la brume avec une musique éthérée, dissonante, mélangeant sons grinçants, skudučiai (flûte de pan lituanienne) et un passage de chant religieux chanté par une voix de soprano.

Earth of the Blind (1992), sans aucun dialogue, met en scène deux personnes aveugles et tente de nous faire appréhender le monde tel que les non-voyant·es le perçoivent. La musique tantôt mystérieuse tantôt angoissante de Vidmantas Bartulis illustre ce monde intangible et indéchiffrable pour les voyant·es, et ajoute encore à l’atmosphère d’étrangeté du film.

Filmer des musiciens

La figure du musicien intervient très souvent dans l’œuvre de Stonys. Cela lui permet d’intégrer des séquences de musique diégétique « live » dans son œuvre. Dans The Woman and The Glacier, tourné au Kazakhstan, le joueur de dombra (luth local) Bilal Iskakov est ainsi présent dans plusieurs séquences de dombra kui, qui ponctuent le récit. Elles offrent une respiration à la solitude méditative de la glaciologue lituanienne Ausra Revutaite, recluse loin de là, sur la montagne enneigée. De même, la scène centrale de la fête d’anniversaire dans Ramin montre un joueur de pandouri (luth géorgien) qui chante, accompagné par les convives ivres qui jouent des percussions sur la table jonchée de bouteilles vides et de restes du repas.

Photogramme de The Woman and The Glacier – Crédits photo : Uku Films and Vesilind
Photogramme de Ramin – Crédits photo : Taskovski Films
Photogramme de Earth of The Blind – Crédits photo : Audrius Stonys

Fréquemment, le cinéaste compose avec le décalage entre la musique de la bande-son entendue par le spectateur ou la spectatrice, et l’image des musiciens vue à l’écran, qui jouent une tout autre musique qui, elle, n’est pas entendue. C’est le cas des musiciens des fêtes de mariages de Four steps, ou de l’accordéoniste aveugle dans Earth of The Blind.

Publié le 13/11/2024 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

Logo de La saison de la Lituanie en France

La Saison de la Lituanie en France | Site officiel

Du 12 septembre au 12 décembre 2024, découvrez la Lituanie et sa culture à travers plus de 200 événements partout en France !

La Musique au cinéma

Michel Chion
Fayard, 2019

Le titre de l’ouvrage le dit : une musique dans un film ne s’y dissout pas, mais elle en est modifiée tout en le modifiant. C’est dans le film même qu’il faut l’étudier. Ce retour aux œuvres, à leur vision et à leur écoute (…) fait apparaître, loin des professions de foi abstraites, la richesse des scènes, des effets, des situations. Le cinéma est, étymologiquement, ce mouvement que le mouvement de la musique tantôt entraîne et soutient, et tantôt immobilise et charme. (…) Une ronde internationale de noms et de films, de chansons et de danses, d’images et de sons tourbillonne dans ces pages, du cinéma expérimental aux films-opéras, de Claude Debussy au Kasai Allstars du Congo, en passant par Ennio Morricone, Arvo Pärt et Hans Zimmer, de Bernard Herrmann à Michel Legrand, du Chanteur de jazz à Birdman, de Jean-Luc Godard à Jia Zhangke, et de Nino Rota à Federico Fellini.
[Extraits de la 4e de couverture]

À la Bpi, niveau 3, 791.47 CHI

Lituanie. Le Pays des chansons


Ocora Radio France, 1997

Ces enregistrements (1958-1995) présentent diverses formes de chant (très présentes depuis le 14e siècle) se caractérisant par leur lyrisme et leur poésie.

À écouter sur Tympan, à la Bpi, 781(473.3) LIT

On les appelait les peuples soviétiques


Mémoire, Année d'édition inconnue

23 des titres les plus fameux d’Ukraine, de Biélorussie, de Russie, du Kazakhstan, de Lettonie, de Lituanie, du Tadjikistan, d’Estonie, d’Arménie, de Géorgie… interprétés par les plus grands orchestres des républiques soviétiques.

À écouter sur Tympan, à la Bpi, 781(47) ONL

Musiques de la Russie et de ses voisins

Michel-Rostislav Hofmann
Buchet-Chastel, 2003

Panorama des différentes musiques populaires de la Russie et de ses pays voisins, de la Baltique à la mer Noire (Biélorussie, Ukraine, Moldavie, Lituanie, Lettonie, Estonie, Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan, Kazakhstan, Turkménistan, Ouzbékistan, Kirghizistan, Tadjikistan) avec une évocation des compositeurs ayant été inspirés par les traditions des diverses régions.

À la Bpi, niveau 3, 78(47) HOF

La musique du 20e siècle en Russie et dans les anciennes républiques soviétiques

Frans C. Lemaire
Fayard, 1994

La musique en Russie, au 20e siècle, fut intimement liée aux évènements politiques. Ce livre couvre toutes les musiques de l’ancienne URSS et comporte une cinquantaine de notices biographiques sur les compositeur·ices marquant·es.

À la Bpi, niveau 3, 78(47) LEM

Musique lituanienne sur Naxos Music Library World

Une sélection d’albums de musique lituanienne du catalogue de Naxos, à écouter sur place à la Bpi.

Rédiger un commentaire

Les champs signalés avec une étoile (*) sont obligatoires

Réagissez sur le sujet