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Matrimoine littéraire : quatre autrices oubliées

Effacées de l’histoire littéraire par une société patriarcale, où ce sont les hommes qui décident qui a droit à la reconnaissance et à la postérité, de nombreuses autrices ont pourtant enrichi la littérature française avec leurs œuvres novatrices et engagées. Balises part à la reconquête de ce matrimoine littéraire français oublié, à l’occasion des Nuits de la lecture organisées du 23 au 26 janvier 2025, sur le thème « Les patrimoines ».

Christine de Pizan, une érudite au Moyen Âge

Enluminure du 15e siècle, montant Christine de Pizan avec un livre, enseignat à un groupe d'hommes
Christine de Pizan enseignant à un groupe d’hommes – The British Library Board, via Wikimedia Commons.

Considérée comme la première femme écrivaine de langue française ayant vécu de sa plume, Christine de Pizan est née à Venise en 1364. Enfant, elle part vivre à Paris où son père, Thomas de Pizan, médecin et astrologue, est appelé par le roi de France Charles V. Elle épouse Étienne de Castel, secrétaire du roi, à l’âge de 15 ans. Son mari meurt en 1390. C’est pour gagner sa vie et subvenir à ses besoins et à ceux de ses trois enfants qu’elle devient écrivaine et dirige un atelier de copistes. Érudite, curieuse, elle reçoit une instruction plus vaste et approfondie que la plupart des femmes de son temps, voulue par son père qui avait perçu en elle une vive intelligence. Elle lit et écrit l’italien et le français, et connaît le latin, ce qui lui permet d’accéder à un vaste héritage culturel et aux connaissances de son temps : textes religieux, poésie, musique, histoire…

Prolifique, elle écrit des traités de philosophie, de politique et des recueils de poésie. Son œuvre la plus connue, La Cité des dames, fait écho au recueil bibliographique Les Femmes illustresDe mulieribus claris de Boccace (1362). Elle décrit une société allégorique, où la noblesse d’esprit des femmes l’emporte sur celle de leur naissance.

Elle est également connue pour son rôle dans la première querelle littéraire en France, à propos du Roman de la Rose de Guillaume de Lorris et Jean de Meung (1230-1280). Dans un recueil épistolaire, Christine de Pizan dénonce la misogynie et l’obscénité de cet ouvrage à l’encontre des femmes. Une prise de position qui fait grand bruit dans l’intelligentsia du début du 15e siècle.

Si les écrits de Christine de Pizan, première femme de lettres féministe, ont eu un grand retentissement auprès de la Cour de son époque, ils sont progressivement oubliés, ainsi que son autrice, après sa mort en 1431 au monastère de Poissy. Elle n’est redécouverte qu’au 20e siècle, notamment dans Le Deuxième Sexe (1949) de Simone de Beauvoir, qui lui rend hommage en ces termes : « Pour la première fois, on voit une femme prendre la plume pour défendre son sexe. »


Catherine Bernard, plagiée et spoliée par Voltaire

Silhouette d'un visage de femme, de profil
Gordon Johnson, Pixabay

Il n’existe pas de portrait de Catherine Bernard. Née en 1663 dans le milieu prospère et cultivé de la bourgeoisie protestante rouennaise, elle quitte la Normandie à 17 ans pour tenter sa chance à Paris.  En 1685, elle se convertit au catholicisme peu avant la révocation de l’Édit de Nantes par Louis XIV. Cet édit de tolérance, pris par le roi de France Henri IV en 1598, accordait la liberté de conscience et la liberté de culte aux protestants dans le royaume.

Son premier roman, Frédéric de Sicile, paraît en 1680, mais sa réputation d’autrice éclot réellement à partir de 1687. À partir de cette date, elle produit trois nouvelles, deux tragédies et de nombreuses poésies. Ses deux pièces de théâtre, jouées à la Comédie française, connaissent un important succès critique et commercial. Laodamie, reine d’Épire (1688), traitant des problèmes de la souveraineté féminine, est jouée 22 fois, et Brutus (1691) 25 fois. C’est la première fois qu’une œuvre dramatique signée par une femme est mise en scène dans cette prestigieuse institution.

La notoriété de ses tragédies lui vaut une pension annuelle de 200 écus, accordée par le roi, et le mécénat de la Cour, en particulier celui de Madame de Pontchartrain. Elle reçoit trois fois le Prix de poésie de l’Académie française (1691, 1693, 1697) et trois fois le Prix de poésie de l’Académie des Jeux Floraux de Toulouse (1696, 1697, 1698.)

À partir de 1698, elle ne publie plus rien et abandonne la vie publique. Elle meurt en 1712 à Paris, dans l’indifférence et la pauvreté. En 1730, bien après la mort de Catherine Bernard, Voltaire publie à son tour une pièce intitulée Brutus. Des critiques parues dans le Mercure galant  affirment que l’écrivain aurait très largement puisé dans l’œuvre de Catherine Bernard et plagié des centaines de vers. Les partisans de Voltaire lancent alors une campagne de dénigrement de l’autrice pour tenter d’enrayer la polémique. En 1751, dans Le Siècle de Louis XIV, Voltaire attribue l’écriture du Brutus de Catherine Bernard à Bernard de Fontenelle, sans nier le plagiat : quitte à être accusé de plagiat, autant plagier un homme ! Cette controverse jette alors le doute sur la maternité de toutes les œuvres de Catherine Bernard. L’autrice est finalement réhabilitée des siècles plus tard, à partir des années 1980.


Vidéo : Arte : Cherchez la femme ! | Catherine Bernard – Les grands dramaturges


Marceline Desbordes-Valmore, poétesse autodidacte

Portrait de Marceline Desbordes-Valmore par son oncle Constant-Joseph Desbordes en 1811, Musée de la Chartreuse à Douai, via Wikimedia Commons.

Née en 1786 à Douai, dans le nord de la France, issue d’un milieu populaire, Marceline Desbordes-Valmore commence une carrière de comédienne à l’âge de 16 ans. Elle se produit à Douai, Lille, Rouen, Paris et même à Bruxelles. En 1817, Marceline Desbordes se marie avec un acteur, Prosper Lanchantin, dit Valmore, rencontré à Bruxelles, avec qui elle a quatre enfants. 

En 1819 elle publie son premier recueil de poésie Élégies, Marie et Romances. À partir de 1823, elle quitte le monde du théâtre pour se consacrer exclusivement à  l’écriture : elle compose Élégies et poésies nouvelles (1824), Les Pleurs (1833), Pauvres fleurs (1839) et Bouquets et Prières (1843). L’originalité de l’œuvre, profondément lyrique, de cette autodidacte, réside dans l’invention du vers à 11 syllabes. Cet affranchissement du classique alexandrin est remarqué : elle obtient une pension royale par Louis-Philippe et plusieurs récompenses académiques.

Marceline Desbordes-Valmore est aussi connue pour ses nouvelles et ses contes pour enfants, qu’elle écrit en prose ou en vers. Elle publie en 1833 un roman autobiographique, L’Atelier d’un peintre, qui explique la difficulté pour une femme d’être pleinement reconnue comme artiste. Elle meurt en 1859 à Paris.

Marceline Desbordes-Valmore est reconnue par ses contemporain·es. Dans sa Correspondance, Honoré de Balzac, admirateur de la poétesse et de la spontanéité de ses vers, les qualifie d’« assemblages délicats de sonorités douces et harmonieuses et qui évoquent la vie des gens simples ». Charles Baudelaire, dans ses Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains, la présente comme « une âme d’élite […] qui est et sera toujours un grand poète ». Paul Verlaine loue son rôle majeur dans l’évolution de l’écriture poétique en langue française. Dans ses Œuvres en prose complètes, il déclare : « Marceline Desbordes-Valmore est tout bonnement […] la seule femme de génie et de talent de ce siècle et de tous les siècles […] [Elle] a, le premier d’entre les poètes de ce temps, employé avec le plus grand bonheur des rythmes inusités, celui de onze pieds entre autres. »

Ces hommages vibrants ne suffisent pas à lui donner la postérité qu’elle mérite. Aujourd’hui encore, Marceline Desbordes-Valmore reste peu connue du grand public. Le compositeur Camille Saint-Saëns a pourtant mis en musique ses vers. Plus récemment, Julien Clerc et Benjamin Biolay ont repris Les Séparés, à 10 ans d’intervalle, en 1997 et en 2007. Pascal Obispo signe entièrement son album Billet de femme (2016) à partir de ses textes. Ezéchiel Pailhès utilise trois de ses poèmes sur son album Oh (2020), à écouter à la Bpi, sur Tympan, et Juliette la mentionne dans le texte de sa chanson « Rimes féminines » en 1997.


Gabrielle Réval, engagée pour l’enseignement des filles

Portrait de Gabrielle Réval, jurée du Prix Vie Heureuse, en 1907 (auteur inconnu), via Wikimedia Commons

Née en 1869, Gabrielle Logerot fait de brillantes études à l’École normale supérieure de jeunes filles de Sèvres, où elle fait partie des premières promotions de femmes diplômées, en 1890. Elle obtient l’agrégation en 1893 et enseigne ensuite au lycée de filles à Niort.

En 1900, elle publie son premier roman, Les Sèvriennes, sous son nom de plume Gabrielle Réval, dans lequel elle raconte ses souvenirs de l’École normale. Dans le préambule de cet ouvrage, elle explique sa démarche : « Mon dessein a été de peindre, par des tableaux successifs, et par le récit d’une courte aventure, un milieu très spécial, “select” et très fermé, par la difficulté grandissante du concours de Sèvres. […] Je n’ai point indiqué, ou très peu, ce que [ces jeunes femmes, les Sèvriennes] étaient avant d’entrer à Sèvres : l’histoire d’écolières pauvres, mais intelligentes, voulant trouver un gagne-pain dans l’Enseignement, leur est commune à toutes (…) »

La question de l’éducation et de l’instruction des filles, qui la passionne, fait débat en ce début du 20e siècle. Gabrielle Réval traite le sujet dans plusieurs de ses romans, évoquant la vie des filles dans les établissements scolaires et de leur place dans la société : Lycéennes (1902), La Bachelière (1910).

À cette époque, l’enseignement secondaire reste encore différencié et non mixte. Les filles suivent des cours de morale quand les garçons sont initiés à la philosophie. Elles reçoivent également des enseignements spécifiques et obligatoires en couture et en dessin, tandis que les garçons apprennent les sciences dures et les langues anciennes de manière approfondie. Quant à l’accès à l’enseignement supérieur, il reste encore très marginal à cette période pour les jeunes femmes. En 1904, Gabrielle Réval publie L’Avenir de nos filles, qui énumère les professions accessibles aux femmes. Elle y évoque la précarité des autrices : « Seule une femme riche peut, dans une certaine mesure, concilier ses devoirs de mère et d’écrivain. »

En novembre 1904, avec 22 collaboratrices du magazine La Vie heureuse, elle cofonde le Prix Vie Heureuse, en réaction au Prix Goncourt jugé sexiste et misogyne. Le Prix Vie Heureuse, devenu Prix Femina après la Première Guerre mondiale, est attribué chaque année par un jury exclusivement féminin. Il récompense une œuvre de langue française écrite en prose ou en vers. Comme romancière, Gabrielle Réval connaît une certaine célébrité de son vivant. Elle écrit une vingtaine de romans, reçoit la Légion d’honneur et se voit décerner le Prix de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre, en 1938, année de son décès à Lyon. Comme tant d’autres, elle tombe dans l’oubli après sa mort. Son engagement pour l’égalité hommes-femmes dans l’enseignement mérite d’être souligné et reconnu.

Publié le 16/01/2025 - CC BY-NC-SA 4.0

Pour aller plus loin

Les grandes oubliées. Pourquoi l'Histoire a effacé les femmes

Titiou Lecoq
L'Iconoclaste, 2021

À chaque époque, des femmes ont agi, dirigé, créé, gouverné mais elles n’apparaissent pas dans les manuels d’histoire. Du temps des cavernes jusqu’à nos jours, l’autrice passe au crible les découvertes les plus récentes, analyse les mécanismes de la domination masculine et présente quelques vies oubliées. © Électre 2021

À la Bpi, Sociologie, 300.1(091) LEC

Les Femmes ou les silences de l'histoire

Michelle Perrot
Flammarion, 2020

Étude sur la condition des femmes aux 19eet 20e siècles ainsi que sur les raisons de leur absence dans l’histoire militaire et technique, dans les livres et dans le récit historique. © Électre 2020

À la Bpi, Histoire, 930.42 PER

La Cité des dames

Christine de Pizan
Le Livre de poche, 2021

Lassée par la lecture d’une satire misogyne, Christine de Pizan se lamente d’être née femme. Aidée de Raison, Droiture et Justice, elle construit une cité imprenable où les femmes sont à l’abri des calomnies. Dans ce texte paru en 1405, l’autrice évoque des thèmes tels que le viol, l’égalité des sexes et l’accès des femmes au savoir. © Électre 2021

À la Bpi, Littérature, 840″14″ CHRI 4 CI

Christine de Pizan

Françoise Autrand
Fayard, 2009

Biographie de Christine de Pizan, née à Venise vers 1365 et décédée vers 1430. Veuve à l’âge de 23 ans avec trois enfants à charge, elle est contrainte de travailler pour vivre et assure sa subsistance en écrivant. Elle devient critique littéraire, historienne, poétesse, incarnant une féministe avant l’heure.

À la Bpi, Littérature, 840″14″ CHRI 5 AU

Être femme et philosophe. Les Initiatrices de l'amélioration du droit par la philosophie

Catherine Puigelier
Mare & Martin, 2024

À travers le parcours de plusieurs femmes philosophes, l’autrice analyse l’évolution de la discipline et du droit, notamment en matière d’émancipation féminine : Gabrielle Suchon a milité pour le droit au savoir des femmes, Maryse Choisy a évoqué dans ses travaux l’invisibilité des femmes dans la société, Simone Weil s’est engagée dans les actions syndicales, entre autres.

En commande à la Bpi

Théâtre de femmes de l'Ancien Régime. 3 , XVIIe-XVIIIe siècle


Publications de l'Université de Saint-Étienne, 2011

Recueil de tragédies de femmes dramaturges de la fin du règne de Louis XIV (1690-1715) : C. Bernard, M.-A. Barbier, M.-A. de Gomez, Mme Ulrich, C. Durand et L.-G. de Sainctonge. Les nouvelles générations dialoguent avec les auteur·rices canoniques ou s’écartent des modèles convenus, tout en participant au ferment idéologique qui annonce l’âge des Lumières.

À la Bpi, Littérature, 840(082) THE

Textes choisis

Marceline Desbordes-Valmore
HB éd., 2002

Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859) est une grande poétesse populaire, une nouvelliste et une épistolière.

À la Bpi, Littérature, 840″18″ DESB 3

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