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Prédire les crises économiques à l’ère des cryptomonnaies

L’essor des cryptomonnaies, Bitcoin en tête, soulève des questions fondamentales sur la stabilité des marchés financiers. Didier Sornette, physicien et économiste spécialiste des systèmes complexes, explore les dynamiques sous-jacentes aux crises financières et met en garde contre les risques posés par ces actifs déconnectés des fondamentaux économiques. Alors que la Bpi propose une rencontre sur la physique statistique et l’art de prévoir l’invisible le 3 février 2025, Balises s’interroge sur notre capacité à anticiper les bulles spéculatives et empêcher les prochains krachs.

Graphique représentant différentes courbes d'évolution de valeur financière
Photo de Maxim Hopman sur Unsplash

Un peu de théorie. La physique statistique fait son apparition dans les sciences économiques avec le modèle d’Ising, initialement conçu pour décrire les interactions entre particules dans un matériau magnétique. Dans ce modèle, chaque « spin » (chaque élément) peut prendre deux états (+1 ou -1). Transposé à l’économie, il représente des décisions binaires comme acheter ou vendre. Ce modèle permet ainsi de comprendre comment un comportement individuel est influencé par le voisinage direct (par imitation) et par des facteurs externes, comme un choc de marché ou une politique gouvernementale.

« Un marché financier qui fonctionne bien, c’est un marché où tout le monde est en désaccord », nous explique Didier Sornette. Autrement dit, c’est la diversité des opinions et des comportements qui assure une circulation financière fluide et permet l’équilibre des systèmes économiques. Mais lorsque ces comportements convergent, par exemple si tout le monde achète ou vend en même temps, le marché se déséquilibre et risque de s’effondrer. Cette tendance constitue le terreau de toutes les crises financières connues : la bulle Internet de 2000, la crise des subprimes en 2008, le krach de 1929, et même la crise de la tulipe (Tulipomanie) de 1637.

Comprendre les crises et les prévoir

« Une crise économique peut souvent être vue comme une prophétie autoréalisatrice », explique Didier Sornette. Si une masse critique d’investisseur·euses commence à paniquer et à vendre des actifs, même s’ils sont sous-évalués, cette panique devient un phénomène auto-entretenu. « C’est ce qui se passe lors d’une panique ou ruée bancaire », illustre le chercheur, c’est-à-dire un retrait massif et simultané des dépôts par des client·es craignant l’insolvabilité de leur banque, mais qui provoquent cette insolvabilité par leurs retraits synchronisés.

Un autre facteur clé des crises modernes réside dans l’intervention des banques centrales par le mécanisme de quantitative easing (QE). Il s’agit d’une stratégie monétaire, « largement utilisée après la crise de 2008 […], qui consiste à créer de la monnaie ex nihilo [à partir de rien] et à l’utiliser pour acheter des actifs financiers, comme des obligations d’État ou des obligations d’entreprises », explique Didier Sornette. Si elle peut relancer temporairement l’économie, le physicien de formation observe qu’elle s’accompagne de risques importants. « Si vous créez trop de monnaie sans que l’innovation et la productivité suivent, une bulle économique risque de se former », avertit-il. C’est ce qui s’est produit en 2008 aux États-Unis, rappelle-t-il : « l’extraordinaire croissance de la valeur des marchés financiers a montré que l’argent nouvellement créé a été principalement investi en Bourse. Cela a exacerbé les inégalités entre ceux qui détiennent des actifs et ceux dont les revenus dépendent uniquement de leur salaire, souvent stagnant ». Cette bulle déconnectée des fondamentaux peut finir par éclater, provoquant « un brutal retour à la réalité ».

Avec son équipe, Didier Sornette a développé des modèles inspirés de la physique statistique pour décrypter les dynamiques des marchés financiers. Ces outils permettent de détecter les signes avant-coureurs des bulles spéculatives. « En fait, nous ne prédisons pas le crash, précise-t-il […]. Nous identifions des phases d’engouement et prédisons la probabilité de la fin de cette bulle. »

Ces modèles reposent sur l’analyse des boucles de rétroaction positives, où des hausses de prix attirent de nouveaux acheteurs et de nouvelles acheteuses, renforçant encore la hausse. « Dans un marché équilibré, l’offre et la demande se croisent : plus le prix est élevé, moins il y a d’achats. Mais dans une bulle, c’est l’inverse. Plus le prix monte, plus les acheteur·euses affluent, et les deux courbes deviennent parallèles. » Cette divergence est une signature de l’instabilité financière.

Avec différents outils, Didier Sornette et son équipe ont « produit des centaines de prévisions de crises en deux décennies, dont les deux tiers se sont avérés correctes ». Le chercheur dirige également l’Observatoire des crises financières, qui fournit des analyses précises et continues des dynamiques de marché dans le monde.

Cryptomonnaies : une nouvelle bulle en formation ?

Les cryptomonnaies, et en particulier le Bitcoin, sont devenues emblématiques d’une économie où la spéculation domine. Ces actifs numériques, souvent comparés à de l’or numérique, séduisent notamment par leur promesse de gains rapides. Mais derrière cet engouement, Didier Sornette pointe des risques majeurs, liés à l’absence de valeur fondamentale.

« La valeur fondamentale d’un actif est censée refléter son utilité réelle, comme sa capacité à générer des revenus futurs », explique-t-il. Or, dans le cas des cryptomonnaies, cette valeur est presque inexistante. Contrairement à une entreprise ou à une obligation, qui génèrent des flux économiques, le Bitcoin et les autres cryptomonnaies ont une utilité limitée, souvent réduite à la spéculation et leurs usages concrets restent marginaux et souvent expérimentaux.

Cette absence de fondamentaux rend les cryptomonnaies particulièrement volatiles et vulnérables aux dynamiques spéculatives. « Moins les fondamentaux sont clairs, plus il existe un risque de développement d’une bulle », avertit Didier Sornette. Les cryptomonnaies sont ainsi devenues des « terrains de jeu de la spéculation, dérégulés et facilement accessibles », où les cycles de hausse et de chute extrêmes se multiplient.

La pratique du pump and dump illustre parfaitement ce type de dérive spéculative. Ce mécanisme frauduleux consiste à gonfler artificiellement le prix d’un actif – par une stratégie d’achats de titres en masse, combinée à des campagnes de communication virales – avant de revendre la totalité, provoquant un effondrement brutal. « Beaucoup de petites cryptomonnaies ont déjà connu ce type de manipulation », explique Didier Sornette. Le cas du Dogecoin est emblématique. Initialement créé comme une blague, le Dogecoin a vu sa valeur augmenter abruptement à plusieurs reprises, notamment grâce aux nombreux tweets qu’Elon Musk a publiés à son sujet. Si certain·es investisseur·euses ont profité de cette frénésie, beaucoup ont subi des pertes importantes lors des fluctuations de valeur de cette cryptomonnaie, entraînant de longues procédures judiciaires. Ce phénomène n’est pas sans rappeler la montée en flèche puis l’extrême volatilité des cryptomonnaies lancées par le couple Donald et Melania Trump après l’investiture du 47e président des États-Unis en janvier 2025.

Bitcoin et cryptos : gare à l’écran de fumée

Au-delà des manipulations à court terme, Didier Sornette identifie un risque structurel lié aux cryptomonnaies : leur rareté. Avec un plafond fixé à 21 millions d’unités, le Bitcoin est conçu pour être une monnaie résistante à l’inflation. Mais cette caractéristique pourrait devenir problématique s’il devenait une monnaie dominante.

« Une fois que le dernier Bitcoin sera « miné », il n’y aura plus d’émission de nouvelles unités », explique le chercheur. Cela signifie qu’une augmentation de la demande ne pourrait pas être compensée par une augmentation de l’offre, entraînant une hausse excessive de sa valeur. « Ce type de système conduit à une déflation, où les prix des biens et services baissent. » Si cela peut sembler positif pour les consommateur·rices, la déflation est en réalité dangereuse pour l’économie. Elle incite à retarder les achats, car il est plus profitable d’attendre que le prix de Bitcoin augmente que d’investir pour créer de la valeur économique réelle. Ce frein à l’investissement augmente le poids réel des dettes, risquant d’entraîner une récession ou même une dépression économique. « La sphère économique se désolidarise de la sphère physique et la machine économique s’arrête », résume Didier Sornette.

Vers une société de casino ?

Les cryptomonnaies incarnent également les paradoxes de notre époque. Elles sont, pour le physicien devenu économiste, « le symbole de notre évolution vers une société de casino ». D’un côté, elles séduisent une classe moyenne en quête d’enrichissement rapide, dans un contexte où les inégalités se creusent. « Depuis la crise de 2008, les 0,1 % les plus riches n’ont jamais été aussi prospères, alors que la classe moyenne s’appauvrit », observe-t-il. De l’autre, elles renforcent les dérives spéculatives, au détriment de la stabilité économique.

L’histoire des crises financières montre que les promesses d’enrichissement rapide finissent toujours par s’effondrer. La bulle spéculative sur la Compagnie des mers du Sud en 1720, la Railway mania (bulle des chemins de fer) au milieu du 19e siècle, les cryptomonnaies aujourd’hui… chaque bulle repose sur un « narratif », explique Didier Sornette : une vision exagérée d’un futur prospère. « Après une période de grâce et de rentabilité réelle, l’appât du gain attire de plus en plus de personnes souhaitant investir. Alors, la dynamique des prix se détache des fondamentaux et devient autoréalisatrice. Et le krach arrive. »

Le scientifique voit dans les cryptomonnaies le symbole d’une finance déconnectée, où l’instabilité est devenue la norme. « Les marchés financiers sont mean-reverting, c’est-à-dire qu’ils reviennent toujours à la moyenne. Mais avant cela, ils passent par des phases de bulle et de krach, où l’euphorie et la peur se succèdent. » Pour le chercheur, la prolifération des cryptomonnaies est ainsi le symptôme d’une société de plus en plus spéculative. Elles s’adressent à celles et ceux qui rêvent de gains rapides, mais ce sont souvent les mêmes qui subissent les pertes.

Alors que les outils pour anticiper les crises s’améliorent, les cycles de bulle et d’effondrement, eux, semblent inévitablement se répéter. Et Didier Sornette de citer Mark Twain : « l’histoire ne se répète pas, mais parfois elle rime. »

Publié le 27/01/2025 - CC BY-SA 4.0

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