Appartient au dossier : Bizarreries banales et extraordinaires
Oh, mon Dieu ! La sacrée collection de Jean Chatelus
L’appartement où vivait Jean Chatelus abritait une quantité d’œuvres d’art contemporain. Dans la sélection et dans l’agencement de ces objets insolites se lit l’attrait de ce collectionneur pour le bizarre et la provocation, avec une prédilection pour les thèmes religieux. Visite d’un lieu de vie qui en dit long sur son propriétaire, à l’occasion de l’exposition « Énormément bizarre » qui se tient au Centre Pompidou jusqu’au 30 juin 2025.
Un appartement-musée d’art contemporain
Jean Chatelus est né à Lyon le 10 mai 1939. Son père meurt quelques mois plus tard au début de la guerre. Élevé par ses grands-parents, il a peu de rapports avec sa mère qui espérait qu’il devienne prêtre. Fuyant une éducation catholique et provinciale étouffante, il part faire ses études d’histoire à Paris. Sa thèse, soutenue en 1987 à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, a pour titre « La condition du peintre à Paris au 18e siècle ». Maître de conférences et spécialiste d’histoire moderne, il enseigne à La Sorbonne toute sa carrière. Très discret sur sa vie privée et professionnelle, Jean Chatelus se consacre progressivement à sa passion pour l’art contemporain, alimentée par une immense culture classique.
Au fil des années, il acquiert des centaines d’œuvres d’art et les installe dans son appartement, devenu un véritable musée. Antoine de Galbert, à qui il confiera toute sa collection, le dénomme « accumulateur » plutôt que collectionneur.
Chaque œuvre entre en résonance avec les autres, chaque pièce interpelle, provoque. Pulsionnel, Jean Chatelus aime le mélange des genres et surtout la transgression. C’est comme si toutes ses peurs et ses fantasmes se reflétaient dans chacune des œuvres choisies. Le mauvais goût, la laideur l’attirent, semblent lui faire du bien. Certain·es diront même que sa collection était irregardable, insupportable. Toute sa vie, il vivra entouré de ces pièces uniques, atypiques et avant-gardistes.
Et dans cette multitude d’objets d’art, le religieux n’est jamais loin.
Thèmes religieux et transgression dans la collection
Partons en visite dans son appartement à la découverte de ces objets mystiques et œuvres d’art transgressives.
Au 1er étage
Commençons par la cuisine. Des images pieuses de toutes sortes sont accrochées au mur : bondieuseries sous verre bombé, cadre reliquaire avec Vierge, bénitier avec paysage représentant le Mont-Saint-Michel, scène religieuse avec Sainte-Thérèse de Lisieux, Notre-Dame du Mont-Carmel cernée par un cadre incrusté de coquillages, souvenirs de Lourdes sculptés dans un bout de bois, crucifix… Jean Chatelus a toujours été attiré par les images populaires et les objets kitsch de toutes sortes. Il considère que cette mémoire vernaculaire doit côtoyer les œuvres d’art, dans le souci de montrer la modernité dans son ensemble.
Dans son bureau, une œuvre sur papier de Pierre Bettencourt, intitulée Cruci-fictions par un exégète normand (1959), représente les deux mots « Crucifictions » et « Crucifixion » formant une croix, tel un mot croisé. Au recto dans un médaillon de style baroque est écrit : « Jésus-Christ vous dit » ; et en dessous « merde ! ».
Au mur est accroché un saint suaire de Besançon datant du 18e siècle, mais aussi une œuvre d’Hermann Nitsch, datant de 1973 : Relique d’action, fragment de tissu avec traces de sang et galons cousus, encadrés et formant une croix sur le côté. Quelque part est posée une sculpture représentant une vierge d’une région indéterminée d’Afrique. Encore ailleurs, une gouache sur papier accueille des découpages de croix faites avec des cartes géographiques. Cette œuvre, God’s map (2001), est réalisée par IRWIN, un groupe de cinq artistes d’ex-Yougoslavie.
À présent, nous nous trouvons dans la chambre. Là, dans un coffre de verre, la Châsse de Sainte-Philomène, sculpture anonyme datée approximativement de 1860, représente une sainte, personnage de cire, meurtrie par un coup de flèche dans le cou, comme endormie. Que dire d’avoir installé là, dans la pièce la plus intime de son lieu de vie, une sainte, couchée à ses côtés ?
Enfin, dans le salon, Piss light d’Andres Serrano (1987) illumine la pièce autant qu’elle fit scandale lors de son exposition aux États-Unis en 1989. Un crucifix trempé dans du sang et de l’urine est mis en lumière et photographié par l’artiste.
Non loin de là, sont accrochées au mur les onze lettres du mot Jésus-Christ, de Jack Pierson (1996). Cet assemblage de lettres en matériaux divers, sont issues d’enseignes abandonnées provenant de lieux publics, casinos, cinémas, slogans publicitaires. Ces symboles d’une société consumériste s’opposent ici au mot biblique.
Au 2e étage
Dans l’encadrement d’une porte, se dévoile The Ecstasy of Pope Benedict (2005) du duo d’artistes franco-brésilien Assume vivid astro focus. Alors que le pape Benoît XVI (en fonction de 2005 à 2013) avait affirmé que l’homosexualité était un péché grave comparable au viol, les deux artistes ont créé ce rideau en chaînes (matériau lié aux pratiques chrétiennes repentantes) représentant un pape saluant la foule, attaqué par un triangle arc-en-ciel renversé.
En continuant à cet étage se trouve une boîte lumineuse dorée Icon caviar d’Alexander Kosolapov (1989). Figure de l’art russe contemporain, exilé aux États-Unis et pilier du sots art (contraction d’art et socialisme), cet artiste ne cesse de détourner l’imagerie religieuse jusqu’au blasphème. Ici, l’icône de la Vierge et l’enfant est faite de caviar, aliment symbolisant le luxe et la volupté.
Dans l’entrepôt
Sortons de l’appartement et entrons dans l’entrepôt de Jean Chatelus, dans lequel est installée la suite de la collection.
Là se trouve le Bas-relief La Pieta, de Mounir Fatmi (2009). Par un assemblage de câbles d’antennes sur un panneau de bois blanc, l’artiste a recréé la fameuse Vierge de Pitié, sculpture de Michel Ange de la fin du 15e siècle. En revisitant cette mater dolorosa qui tient sur ses genoux le corps du Christ descendu de la croix, Mounir Fatmi explore les rapports entre le profane et le sacré, mettant en affrontement la religion et les formes actuelles de la société de l’information et des organisations sociales.
Une autre œuvre s’impose encore en déambulant dans cette grotte gargantuesque : le Confessionnal de Li Wei (2013). Cette première partie d’une trilogie consacrée à la religion (Thank God, 2013 et A decorative thing, 2014) reflète la fascination de l’artiste pour le gothique et son besoin de déconstruire les mécanismes de croyance, d’hypocrisie et d’égo de l’individu dans nos sociétés actuelles. Ce véritable confessionnal devient ici une chambre accueillant à la fois un sans domicile fixe et une prostituée. Dans cette intimité dévoilée au sein d’un lieu où le péché doit être énoncé, l’artiste dérange et met mal à l’aise en provoquant un questionnement de nos émotions face à l’ambivalence de la nature humaine.
C’est donc bien d’équivocité et de secret, mêlant exubérance et pudeur, que Jean Chatelus et sa collection sont constitués. Personnage complexe, original et passionnant, emprunt d’une immense curiosité, Jean Chatelus s’est sans doute beaucoup amusé toute sa vie. Quant à son admiration et son rejet de la religion, il aimait faire remarquer que les initiales de son nom étaient les mêmes que celles de Jésus-Christ. Coup du hasard ou destinée… le mystère reste entier !
Publié le 19/05/2025 - CC BY-SA 4.0
Pour aller plus loin
Énormément bizarre - La collection Jean Chatelus, donation de la fondation Antoine de Galbert
À l’occasion de la donation par la fondation Antoine de Galbert de la collection Jean Chatelus au Centre Pompidou, le Musée national d’art moderne présente, du 26 mars au 30 juin 2025, cet ensemble d’œuvres exceptionnel, réuni tout au long de sa vie avec passion et curiosité. Rassemblant près de quatre cents pièces – sculptures, installations, peintures, photographies, dessins, objets votifs et vernaculaires – reflétant des esthétiques comme des voix diverses, l’exposition met l’accent sur la poétique de la ruine, la décomposition organique, l’interdit, ou encore le spectre apocalyptique qui témoignent des obsessions du collectionneur.
« "Énormément bizarre" : dans le cerveau biscornu du collectionneur Jean Chatelus » | Le magazine du Centre Pompidou
Cindy Sherman, Christian Boltanski, Michel Journiac, Nam June Paik, Wim Delvoye… Durant près de cinquante ans, Jean Chatelus aura amassé une extravagante collection d’art contemporain.
Énormément bizarre - Collection Jean Chatelus
Antoine de Galbert, Laurent le Bon, Xavier Rey, Anne Martin-Fugier, Sophie Delpeux, Yves Le Fur, Gérard Wajcman et Bernard Marcadé
Éditions Empire, 2025
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