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La prostitution masculine, un angle mort social

En France, les hommes représentent 10 % à 30 % des travailleur·euses du sexe, à Paris et dans les grandes agglomérations. Balises explore les coulisses de ce métier, exercé aussi au masculin, à l’occasion de la projection de Blue Boy, le 21 juin 2025, dans le cadre du cycle « Outsiders : rebelles, excentriques, visionnaires » de la Cinémathèque du documentaire.

Un jeune travailleur du sexe du film Blue Boy, face caméra
Blue Boy de Manuel Abramovich (2019) © Production Manuel Abramovich

Les travailleurs du sexe

Les hommes représentent entre 10 % et 30 % des travailleur·euses du sexe selon les rares données disponibles. L’enquête ProstCost (2015) du Mouvement du Nid situe cette proportion à 10 %, tandis que Thomas Lavergne, auteur de la thèse Des machines et des hommes. Enquête sur la prostitution masculine entre hommes via Internet (2022), l’évalue à 30 % dans les grandes agglomérations. La prostitution masculine est un sujet pourtant peu exploré par le cinéma. Ce thème, souvent appréhendé sous l’angle du travestissement, est également peu présent dans les ouvrages, qu’ils relèvent du domaine de la sociologie ou d’autres disciplines. La prostitution est en effet abordée, la plupart du temps, au féminin : Godard l’a filmée dans Vivre sa vie (1962) et Jean-Charles Hue s’est intéressé à l’excentricité des travailleuses du sexe dans Carne viva en 2009, mais aussi dans des courts-métrages comme Tijuana jarretelle.

Mais, finalement, « comment en arrive-t-on à se prostituer ? ».

Aux frontières d’un métier qui n’en est pas un 

En France, la prostitution n’est pas considérée comme un métier, d’autant plus que la loi du 13 avril 2016 a renforcé l’interdiction de son exercice. Pourtant, d’un point de vue sociologique, cette pratique se rapproche de la définition d’un travail à part entière : avec, d’un côté, un savoir-faire et un savoir-être de la personne qui se prostitue et, de l’autre, une rémunération de la part des client·es pour les services rendus. 

Dans le court métrage Blue Boy, sorti en 2019, Manuel Abramovich recueille les témoignages de sept jeunes Roumains qui vendent leur corps à des hommes, à Berlin. Dans leurs récits, pudiques et embarrassés, émerge une sorte de retenue à dévoiler leurs sentiments.

De même, dans Men for Sale (2008), Rodrigue Jean rencontre des travailleurs du sexe et capture leurs confidences sur leur métier. Les personnages de ce long métrage répondent avec sincérité, sans omettre de détail. Dès les premières séquences du documentaire, le sujet est abordé sans détours : « ça fait combien de temps que tu fais le travail du sexe ? » demande le réalisateur. « Cinq ans », répond un homme de 19 ans, face caméra. « Et tu as commencé la drogue avant la prostitution ? », s’enquiert le cinéaste auprès d’un autre interlocuteur, coiffé d’une casquette. « Oui », répond celui-ci. 

Si les réponses des prostitués diffèrent dans ces deux documentaires, c’est en raison de l’approche et de l’objectif du film. Le premier permet, très délicatement et en quelques minutes à peine, de poser un premier regard sur la prostitution masculine. Le second, en revanche, sobre, sensible et frontal à la fois, prend le temps d’explorer le sujet en deux heures trente et constitue une ressource intéressante pour aborder de nombreuses réalités de la prostitution masculine, loin des clichés sensationnalistes. 

La prostitution, en tant qu’activité informelle, est souvent stigmatisée et associée à un milieu social défavorisé, loin de la légende de Madame Claude et des maisons closes de luxe. Elle est un signe de déclassement social. Le manque de revenus et l’absence de culture en seraient la cause. Mais les carrières prostitutionnelles masculines peuvent aussi s’établir dans un processus d’affirmation de soi, à l’instar de l’expérience qu’Édouard Louis relate dans ses écrits et interviews. Pour lui, cette activité s’inscrit dans la perspective de la réalisation d’un projet : l’ascension sociale. Dans le cas des personnes trans, ce projet peut être le financement d’une opération chirurgicale pour finaliser leur transition. 

Dans la prostitution masculine, comme dans la féminine, les lieux où s’exercent cette activité sont variés : rue, maisons privées, bars, comme cela est le cas dans les récits du livre-enquête Les Cowboys de la nuit. Travailleurs du sexe en Amérique du Nord  (2003) de Michel Dorais, sociologue canadien. Quel que soit l’espace retenu, la prostitution comporte toujours des dangers de natures diverses :

« Se prostituer demeure une activité imprévisible et à risque, même pour les garçons les plus costauds sur le plan physique et psychologique : on ne sait jamais ce qui peut survenir de la part d’un client, de passants, de policiers, d’un revendeur de drogues […] Persiste aussi, comme une épée de Damoclès […] le danger de perdre sa place dans la fragile hiérarchie du monde de la prostitution, où des plus jeunes, des plus beaux et des plus populaires sont toujours prêts à prendre la relève […]. »

Michel Dorais, Les Cowboys de la nuit (2003)

La prostitution : une question uniquement féminine ?

La prostitution masculine est souvent associée à la communauté gay. Les biographies d’hommes homosexuels sont de plus en plus nombreuses et médiatisées. Parmi celles-ci, Retour à Reims (2009) de Didier Eribon est l’une des plus marquantes, notamment parce qu’elle aborde la question des transfuges de classe, un sujet que l’on connaît mieux sous l’angle féminin grâce aux récits d’Annie Ernaux, prix Nobel de littérature 2022. Néanmoins, sur le sujet, Édouard Louis s’impose dans les médias ces dix dernières années. Issu d’un milieu défavorisé, il évoque dans son premier roman paru en 2014, En finir avec Eddy Bellegueule, l’homosexualité vécue dans un milieu hostile. Mais ce n’est qu’en 2021, année de publication de son roman Changer : méthode, qu’il aborde aussi la question du commerce de son corps chez des hommes riches

« J’avais fait l’amour avec des hommes qui possédaient dans leur salon des œuvres de Picasso, de Monet, de Soulages, qui ne voyageaient que par avion privé et qui passaient leur temps dans des hôtels où une nuit, une seule nuit coûtait ce que toute ma famille gagnait quand j’étais enfant en un an de travail, pour une famille de sept personnes […] je m’étais plié à son désir parce que j’espérais qu’il me donnerait plus d’argent que ce qu’il avait déjà promis, pour me récompenser de mes efforts. »

Édouard Louis, Changer : méthode  (2021)

L’auteur met ici l’accent sur les raisons qui pourraient pousser des hommes (et aussi des femmes) à faire commerce de leur corps : la pauvreté, mais aussi l’envie de changer le cours de sa propre vie par tous les moyens. 

Dans la hiérarchie des classes sociales, les personnes trans sont souvent placées tout en bas. En effet, comme argumenté dans l’article « Les trans comme parias. Le traitement médiatique de la sexualité des personnes trans en France », rédigé en 2014 à quatre mains par Karine Espineira et Maud Yeuse Thomas, la transidentité est le plus souvent associée dans les médias à la prostitution, mais aussi, en particulier dans les années 1988-1992, au VIH/sida. Le ton criminalisant est à l’ordre du jour à cette époque, dans ce que les autrices appellent « la bataille du bois de Boulogne » narrée dans les journaux télévisés français. Les clichés sur les personnes transsexuelles fréquentant le bois de Boulogne (mais pas uniquement) se multiplient. Ils montrent une intersectionnalité dont il est difficile de se défaire : rapport d’origine, de classe, clivage social, question de genre et de sexualité, prostitution et sida. Par conséquent, dans l’imaginaire collectif, la transsexualité est perçue de manière négative. Cependant, des auteurs ou des autrices  se sont emparé·es de la question, montrant un aspect plus ludique et plus décontracté de cette réalité. C’est le cas des ouvrages de Serge Kandrashov, comme son dernier livre  Le Bois de Boulogne – …lieu où les vrais hommes en se défoulant dévoilent leur vraie nature .. Tome 2 : L’Allée de la Reine Marguerite. La prostitution chez les trans est encore une autre facette de la prostitution masculine.

La prostitution chez les hétéros : avec des clientes et avec des clients

Les hommes hétérosexuels se prostituent aussi, mais c’est une réalité beaucoup moins dévoilée que les autres types de prostitution masculine. Ils peuvent faire commerce de leurs corps pour se procurer de la drogue avec l’argent qu’ils touchent (citons ici encore Men for Sale). Les raisons qui les poussent à se prostituer ne sont guère différentes des autres formes de prostitution : échapper à l’extrême pauvreté dans laquelle ils sont plongés ou à la difficulté de trouver du travail en adéquation avec leurs compétences, leurs diplômes, etc. 

Les travailleurs du sexe gagnent également leur vie dans la pornographie, comme le montre Men for Sale, ou Virginie Despentes dans Vernon Subutex qui traite tout autant de rencontres sexuelles homo et transidentitaires que de pornographie et de prostitution.

La prostitution en tant que sujet, stricto sensu, fait partie des tabous et des interdits de notre société. Mais par des rapports connexes dans l’imaginaire collectif, des aspects de ces réalités transparaissent, fascinent, et façonnent, les regardeur·euses et le regardé, les « fantasmeur·euses » et le fantasmé.

Publié le 23/06/2025 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

Les Cowboys de la nuit. Travailleurs du sexe en Amérique du Nord

Michel Dorais
H & O éd., 2003

Une enquête de terrain sur la prostitution masculine en Amérique du Nord. Des recherches ont été effectuées auprès de 40 jeunes hommes (prostitués de rue, danseurs nus ou escortes) pour répondre à diverses questions : pourquoi devient-on travailleur du sexe ? Comment perçoivent-ils leur métier et leur clientèle ? Entre danseurs nus et escortes, en quoi diffèrent-ils ou se ressemblent-ils ?

À la Bpi, 300.63 DOR

Sociologie de la prostitution

Lilian Mathieu
La Découverte, 2015

Un panorama des connaissances sociologiques en matière de prostitution. L’ouvrage s’attache à décrypter les rapports complexes entre les deux aspects du phénomène : une pratique mêlant sexualité et économie, impliquant diverses catégories de personnes (femmes, hommes, client·es, proxénètes) et un problème social qui concerne les législateur·rices, les policier·es, les travailleurs sociaux, etc. © Électre 2015

À la Bpi, 300.63 MAT

L'Allée de la Reine Marguerite... Lieu où les vrais hommes, en se d-é-f-o-u-l-a-n-t, dévoilent leur vraie nature...

Serge Kandrashov
Serge Kandrashov, 2023

D’origine russe, l’auteur a fui son pays à cause de son orientation sexuelle. Découvrant le bois de Boulogne, il relate son travail de prostitué et évoque la société homosexuelle et travestie de ce lieu. © Électre 2023

À la Bpi, 300.63 BOI

Changer : méthode

Édouard Louis
Éditions du Seuil, 2021

Un récit autobiographique en deux parties. L’auteur s’adresse dans un premier temps à son père. Il évoque son arrivée au lycée, la confrontation à une classe sociale plus aisée et la nécessité pour lui de se réinventer, avec l’aide de son amie, Elena. La seconde partie est adressée à Elena et relate l’arrivée à Paris, les études, l’émancipation et la recherche du bonheur. © Électre 2021

À la Bpi, 840″20″ LOUI

En finir avec Eddy Bellegueule

Édouard Louis
Seuil, 2014

Élevé dans une famille ouvrière de Picardie, Eddy ne ressemble pas aux autres enfants. Sa manière de se tenir, son élocution, sa délicatesse lui valent de nombreuses humiliations et injures, tant par ses camarades de classe que par son père alcoolique et sa mère revêche. Lui-même finit par s’interroger sur cette homosexualité dont on le taxe avant même qu’il n’en éprouve le désir.

À la Bpi, 840″20″ LOUI

 

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