Messageries instantanées : ces « vus » qui nous rendent dingues
Les mentions « vu » et l’attente qu’elles génèrent empoisonnent les relations de nombreuses personnes, transformant chaque conversation en une épreuve de stress émotionnel. Derrière l’apparente banalité des doubles coches bleues ou des points de suspension animés de nos messageries instantanées se cache une mécanique de l’angoisse entretenue à dessein.
Elle scrute son écran. Dix minutes déjà que son message flotte dans le vide. Les doubles coches grises, figées sous la dernière bulle de conversation, virent soudain au bleu. Soulagement immédiat. L’impatience et le ressentiment accumulés s’évaporent. Mais bientôt, une nouvelle phase d’angoisse prend le relai : pourquoi la réponse tarde-t-elle ?
Cette scène, nous la vivons toutes et tous. Une étude menée par le cabinet Occurrence en 2019 auprès de 3 000 personnes dans cinq pays (Corée du Sud, France, Danemark, États-Unis, Royaume-Uni), révèle que deux tiers des personnes « souffrent » de la non-réponse à un message envoyé. Plus troublant encore, 80 % préfèrent recevoir un retour négatif ou désagréable plutôt que de se faire ghoster (fantômiser) en bonne et due forme. D’où provient cette double angoisse du message vu et de la réponse attendue ?
Rejet social, douleur physique
Neurosciences et psychologie offrent plusieurs éclairages sur cette souffrance apparemment irrationnelle. Dès 2003, la neuroscientifique Naomi Eisenberg et son équipe démontrent dans une étude parue dans Science que le rejet social active la même zone cérébrale que la douleur physique : le cortex cingulaire antérieur. Pour les personnes interprétant le « vu » sans réponse comme une forme de micro-rejet, un mécanisme neurochimique identique à celui d’une blessure corporelle s’active. Autrement dit, se faire ghoster peut concrètement faire mal.
Avec la fonctionnalité de la double coche colorée, ou celle des points de suspension animés indiquant que notre correspondant·e est en train d’écrire sa réponse, les designer·euses de messageries imposent un contrat social implicite. « J’ai vu, donc je dois répondre. » La rupture de ce contrat, actée par des coches qui restent grises, déclenche chez l’émetteur·rice une importante réponse neurologique et psychologique d’angoisse.
La « cocaïne comportementale » des messageries
Un autre mécanisme cognitif, l’effet Zeigarnik, explique notre addiction aux messageries modernes et aux notifications associées. Dans des travaux publiés en 1927, la chercheuse Bluma Zeigarnik explique que les tâches inachevées restent plus présentes en mémoire que celles terminées. Elle observe initialement ce phénomène auprès de serveurs de restaurant qui mémorisent parfaitement chaque commande en cours avant de tout oublier une fois l’addition réglée. À l’ère des conversations numériques, cette tendance à s’accrocher à l’inachevé transforme chaque notification et fonctionnalité interactive en obsession.
Les doubles coches qui ne s’allument pas, les points de suspension qui apparaissent quand votre correspondant·e tape et qui disparaissent brutalement, les aperçus de messages tronqués… Chacune de ces fonctionnalités nous maintient en état d’incomplétude permanente. « C’est comme saupoudrer de la cocaïne comportementale sur vos écrans », confesse Aza Raskin, l’inventeur du scroll infini, à la BBC en 2018. L’effet Zeigarnik qui transforme l’attente d’une réponse en obsession, est ainsi utilisé par les géants du numérique dans leurs stratégies de rétention sur leurs services. Le cerveau refuse de « fermer la boucle » tant que la conversation reste suspendue.
Échapper à la tyrannie du « vu »
Le concept de « Fear of Missing Out » (ou FoMo, peur de rater quelque chose) a été défini par Andrew Przybylski comme l’appréhension, amplifiée par les réseaux sociaux et Internet, « que d’autres personnes vivent des expériences gratifiantes dont on est absent ». Cette angoisse se développe en deux phases consécutives, d’après le psychiatre Mayank Gupta et le neuroscientifique Aditya Sharma : « D’abord la perception du manque, puis un comportement compulsif visant à maintenir et développer ces connexions sociales ». Le FoMo atteint, d’après les scientifiques, celles et ceux dont « les besoins psychologiques fondamentaux » – compétence, autonomie, connexion – restent insatisfaits. Ainsi, derrière chaque « vu » anxieusement attendu se cache un manque existentiel potentiellement non comblé. Cette vulnérabilité peut alors pousser à « une hyperconnexion compensatoire », qui accentue le phénomène d’insécurité dans une logique de spirale infernale.
Pour échapper à la tyrannie du « vu », si d’aventure vous y êtes soumis·es, les astuces pullulent sur les forums, comptes sociaux et autres blogs. Désactiver les confirmations de lecture, s’imposer des plages horaires sans notifications, assumer de répondre (ou pas) quand bon vous semble… Les doubles coches bleues sont la forme visible d’un paradoxe moderne : nos messageries instantanées, censées nous rapprocher, transforment nos échanges en performances et favorisent l’apparition de troubles anxieux. Pour y échapper, la solution ne consisterait-elle pas à accepter l’inachèvement ?
Publié le 30/06/2025 - CC BY-SA 4.0
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