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Appartient au dossier : Correspondances à l’ère du numérique

Je t’écris, tu m’écris, il ou elle nous filme

De la lettre manuscrite au SMS, nos habitudes de correspondance ont radicalement changé. Comment ce bouleversement des échanges épistolaires se manifeste-t-il à l’écran ? Filme-t-on de la même façon une missive écrite à la plume et un texto ?

Une caméra est en train de filmer une femme de dos, assise sur son canapé, en train d'écrire un sms.
© Naïla Le Coq

« Souvent appréhendée par les cinéastes comme une intruse dans le flux continu des images, la lettre est pourtant un accessoire particulièrement prisé dans les films », écrit Nicole Cloarec dans Lettres de cinéma. De la missive au film-lettre (2007).

Depuis sa naissance, en 1895, jusqu’à nos jours, le cinéma s’intéresse aux correspondances. Les supports ont changé, les manières de filmer les échanges épistolaires ont évolué, mais les mots rédigés, inscrits sur les images animées, racontent toujours une même variété d’histoires : la guerre, l’amour, l’amitié, la trahison, la colère, la tristesse, la joie… Quelle que soit sa forme, manuscrite, textotée, envoyée par mail ou postée via les réseaux sociaux, la lettre est « un agent dramatique remarquable », comme le souligne Nicole Cloarec.

La correspondance, une matière narrative

Dans de nombreux films, quelle que soit l’époque, la correspondance a un rôle primordial dans le récit. Dans Rupture (1961), l’écriture d’une lettre est même le sujet principal de ce court-métrage, réalisé par Pierre Etaix et Jean-Claude Carrière. L’amoureux, campé par Pierre Etaix, tente de répondre à la lettre de rupture de sa fiancée, mais est confronté à de nombreuses péripéties. Ratures répétées, encrier qui tombe et noircit la feuille blanche…, les obstacles rencontrés par le personnage principal l’empêchent d’écrire et constituent le ressort comique du film.

La lettre est un support narratif intéressant pour faire évoluer le récit. Destinée à révéler une nouvelle, elle peut faire basculer une vie. À sa lecture, un homme peut apprendre sa paternité (Broken Flowers de Jim Jarmusch, 2005), l’amour intense d’une femme qui s’est finalement suicidée (Lettre d’une inconnue de Max Ophüls, 1948) ou encore la trahison de son épouse, qui cachait les missives de son amant (Le Diamant noir d’André Hugon, 1922) ; une femme peut comprendre que l’homme aimé va tenter de se suicider (L’Inhumaine de Marcel L’Herbier, 1921) ou découvrir qu’une rivale est partie avec son mari (Chaînes conjugales de Joseph L. Mankiewicz, 1949). Une lettre peut aussi semer le trouble dans une localité où sévit un habitant malveillant (Le Corbeau d’Henri-Georges Clouzot, 1943), ou lorsqu’elle annonce l’explosion de la ville entière (La Cité foudroyée de Luitz-Morat, 1924).

Les missives se chargent aussi de décrire l’effroyable, la guerre. Dans les bandes patriotiques de 1914-1918, la rédaction et la lecture des lettres par les poilus sont récurrentes. Les courriers révèlent les traumatismes de la Première Guerre mondiale, comme on le voit dans Le Grand souffle (1915) de Gaston Ravel et dans Une page de gloire (1915) ou Les Poilus de la revanche (1916) de Léonce Perret ou encore J’Accuse (1919 et 1938) d’Abel Gance.

« Chère Mademoiselle Jeanne,
Pas un jour ne se passe sans que je pense à vous et à ce que je vous dois : l’amour de mon pays dont je défends l’honneur malgré l’horreur des tranchées.
Votre image qui ne me quitte pas me donne tous les courages. »

(Le Grand souffle de Gaston Ravel, 1915)

« Ma petite femme,
Je sais que tu es courageuse et que tu élèves notre petit Gaston avec tout l’amour dont je suis malheureusement privé par cette guerre qui s’éternise. Donne-moi vite de vos nouvelles et raconte-moi tes journées pour que je me sente un peu auprès de toi. »

(Les Poilus de la revanche de Léonce Perret, 1916)

Ces lettres manuscrites affichées à l’écran disent la peur de la mort, le manque affectif ressenti loin des êtres aimés, « l’horreur des tranchées ». Elles constituent des aveux de fragilité tant physique que psychique, et ressemblent, dans leur contenu, à celles qu’envoient, à l’époque, les poilus à leurs proches, analysées par l’historienne Clémentine Vidal-Naquet. Dans l’intimité de la Grande guerre (2014).

L’écrit dans l’image, une esthétique réinventée

Les courriers sont présents physiquement à l’écran. « Le cinéma est par essence hétérogène : combinaison d’éléments visuels, mais aussi de sons et de signes écrits qui entrent dans un rapport ternaire avec les images et la bande-son », rappelle Nicole Cloarec dans Le Cinéma en toutes lettres. Jeux d’écritures à l’écran (2005). Ces signes écrits peuvent revêtir différentes formes, a fortiori lorsque le support de communication évolue.

L’usage du champ contre champ est très fréquent pour montrer la main tenant la plume ou le stylo, en gros plan, et ensuite révéler les réactions de celui ou celle qui écrit ou lit le courrier.

L’arrivée du téléphone portable et de la messagerie favorise l’émergence de nouvelles pratiques filmiques. Comme le remarque le journaliste et essayiste Xavier De La Porte dans son article « Le texto au cinéma : une nouvelle convention ? », le SMS est mis en scène de multiples façons. Dans un premier temps, on filmait l’écran du téléphone portable. Dans Three times (2005) de Hou Hsiao-hsien, par exemple, le couple illégitime s’envoie des SMS. Les écrans de téléphone portable sont visibles sur toute la surface du cadre. Cette pratique persiste dans certains films récents, comme dans La Voie royale (2023) de Frédéric Mermoud. Sophie, élève en classe préparatoire aux grandes écoles, envoie un texto à un camarade pour lui demander s’il veut être son parrain. Le réalisateur filme en gros plan l’écran du portable de la jeune femme, sur lequel s’affiche la réponse attendue, avec des émojis. Ce type de plan, peu esthétique, est aujourd’hui moins souvent utilisé. La surimpression du texte du message sur l’image est privilégiée.

« Naquit l’idée de faire apparaître le texte du sms directement sur l’écran, de le superposer à l’image.  Avec des variations : le texto reçu peut s’afficher brut ou dans un design qui reproduit très exactement l’interface du téléphone mobile. Le texto écrit peut s’afficher déjà écrit ou en train de s’écrire, avec le curseur qui avance, hésite, efface. »

Xavier De La Porte, journaliste et essayiste

Dans Trust (David Schwimmer, 2010), Annie, une adolescente de 14 ans, rencontre sur internet un homme qui se fait passer pour un jeune de son âge. Les messages du pédophile s’affichent à l’écran. « I think we should meet » (« Je pense que nous devrions nous rencontrer ») s’inscrit au-dessus du visage lumineux de la jeune fille. De même, dans la fiction Nos étoiles contraires (2014), les messages échangés entre deux adolescents apparaissent sous la forme de bulles de bande dessinée.

Pour Emmanuel Souchier, « l’écriture [informatique] s’est éloignée du corps et de la matière picturale pour intégrer les circuits de la technique et de l’électronique ». De même, pour Tanguy Bizien, auteur de la thèse La Lettre et la Relation épistolaire dans le film de fiction depuis 1940, « l’écriture reproduite à l’écran ne livre rien d’autre que des signes lointains et froids. Ils n’ont pas la valeur qualitative de l’écriture manuscrite ou même dactylographiée qui reporte la marque corporelle de l’autre sur la page ».

Dans le documentaire Chaylla (Paul Pirritano et Clara Teper, 2022), les textos sont imprimés sur une feuille de papier. Entre les mains de l’avocat, ils deviennent des pièces à conviction des violences conjugales exercées par un conjoint. À l’inverse, dans Radiado (Ondine Novares, 2022), les mots dits ou écrits par le biais des nouvelles technologies sont des témoignages d’affection, à partager entre tou·tes, y compris avec les générations qui ne maîtrisent pas ces outils. Ondine Novarese filme ses proches en train de fêter Seder (ou Pessa’h), une fête juive, pendant la crise du Covid. « Je vous rappelle qu’on peut converser par écrit soit avec tout le monde, soit juste avec un interlocuteur, pour ceux qui ne sont pas rompus à Zoom », dit l’une aux autres membres de la famille, plus âgé·es. En confrontant images du passé et du présent, la réalisatrice montre la force des liens familiaux qui se réinventent, avec les outils numériques, dans un contexte sanitaire difficile.

La voix off prononce les mots

La bande-son est aussi utilisée pour délivrer le contenu de correspondances. On entend alors la voix off de celui ou celle qui écrit, comme celle d’Addie Ross dans Chaînes conjugales, qui prononce ses propres mots rédigés sur le papier : « You see, girls, I’ve run off with one of your husbands » (« Vous voyez, les filles, je me suis enfuie avec l’un de vos maris »).

Le ou la destinataire du courrier peut aussi le lire à haute voix, comme dans Fanny (1932) de Marcel Pagnol, où le personnage éponyme fait la lecture de la lettre de Marius à César. Les spectateur·rices peuvent alors percevoir, dans les tremblements de la voix, l’émotion ressentie face au courrier reçu.

Avec l’utilisation du téléphone portable à l’écran, outil de l’écrit mais aussi de l’oral, les cinéastes font également entendre les messages vocaux laissés sur le répondeur, comme cela se pratiquait déjà à l’époque de l’appareil téléphonique fixe. Dans Silent voice (Reka Valerik, 2020), les enregistrements contenus dans la boîte vocale du smartphone de Khavaj racontent la détresse d’une mère qui tente désespérément de joindre son fils. Celui-ci a fui la Tchétchénie pour sauver sa peau dans un pays qui condamne les homosexuel·les.

Enfin, les notifications sonores de la messagerie, bien connues des utilisateur·rices de téléphone portable, font irruption sur la bande-son et se mêlent aux dialogues et autres bruits. Ces traces sonores sont ainsi des témoignages d’une époque, d’une société ultra-connectée. « À la différence des textes, le cinéma montre, il ne raconte pas », écrivait Pierre Sorlin. Les films sont bien, en cela, des sources documentaires, pour l’historien et l’historienne d’aujourd’hui et de demain, comme le soulignait l’auteur de l’Introduction à une sociologie du cinéma (2015).

Quels que soient les moyens de communication utilisés, s’écrire se conjugue toujours au présent, au cinéma. Les écrans témoignent des révolutions numériques opérées au fil des époques mais révèlent toujours des histoires intimes ou collectives.

Publié le 18/08/2025 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

Lettres de cinéma. De la missive au film-lettre

Nicole Cloarec
Presses universitaires de Rennes, 2007

De la missive insérée dans le film au film conçu comme lettre, les articles de ce recueil proposent une exploration de l’écriture épistolaire à l’écran dans le domaine du cinéma anglophone, jusqu’à la signature et autres inscriptions du nom propre.

À la Bpi, 791.047 CLO

Le Cinéma en toutes lettres. Jeux d’écritures à l’écran

Nicole Cloarec
M. Houdiard, 2007

Des intertitres du très controversé Naissance d’une nation de Griffith aux inscriptions écrites dans les cartoons de Tex Avery, du graphisme innovant de Saul Bass, qui transforma le générique de film en art, aux lettres creuses en vogue dans les génériques des années 1970, des écrits de presse dans Citizen Kane ou Eyes Wide Shut aux lettres porteuses de magie ou de mystère, des tatouages de Memento aux lettres de néons de William Klein ou aux écrits urbains de David Lynch, ce sont toutes les formes d’écritures à l’écran que les articles de ce recueil explorent et analysent dans le domaine du cinéma anglophone.

Si la lettre a parfois été considérée comme une intruse dans le flux continu des images, un mal nécessaire venant ternir la pureté de l’image, c’est oublier que le cinéma est par essence un art hétérogène, combinaison d’éléments visuels mais aussi de sons et d’éléments graphiques où chacune des trois dimensions s’enrichit des deux autres.

Le parcours proposé dans ce recueil s’attache ainsi à rendre justice au rôle de l’écrit au cinéma : qu’il soit au cœur de l’intrigue, joue des tensions entre lisible et visible ou devienne un élément de composition plastique, l’écrit se révèle une composante discrète mais essentielle dans l’économie des films.

À la Bpi, 791.047 CLO

Introduction à une sociologie du cinéma

Pierre Sorlin
Klincksieck, 2015

Comment le cinéma, assemblage de vues animées destinées aux photographes amateurs, est-il devenu, au XXe siècle, un spectacle universel, produit à une échelle internationale et diffusé dans tous les milieux sociaux ? Comment a-t-il survécu à la concurrence d’autres formes de divertissement et comment est-il devenu, sur les réseaux sociaux, à la fois un modèle et une inépuisable source d’images ? Rendre compte de son importance comme phénomène social est l’objectif de cet ouvrage qui explore les difficultés posées par une analyse sociologique des films, traite du rapport de complémentarité institué entre les producteurs de films et les spectateurs, montre comment l’ensemble des productions cinématographiques a créé un monde de l’écran, à la fois spatial, temporel et corporel, ébauche de la société de l’écran que constituent aujourd’hui la télévision, les ordinateurs et les téléphones portables.

À la Bpi, 791.01 SOR

Radiado (Ondine Novares, 2022), sélection Les Yeux doc

Une famille juive essaie de maintenir ses traditions malgré le passage des générations et les troubles du monde moderne. De la pellicule à la visioconférence sur Zoom, nous vivons avec elle la fête de Pessa’h.

Film de la réalisatrice Ondine Novares à découvrir sur Les Yeux doc.

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