Adieu Sauvage, à la recherche de l’amour perdu
Avec Adieu Sauvage (2023), Sergio Guataquira Sarmiento part enquêter sur de mystérieux suicides dans les populations autochtones d’Amazonie colombienne. Ses quatre mois dans la jungle le mènent finalement à la découverte d’une communauté soudée et à la rencontre de lui-même. Adieu Sauvage, l’un des quatre lauréats du Prix du public « Les yeux doc » organisé par la Bibliothèque publique d’information, est diffusé du 10 mars au 6 avril 2025 dans un vaste réseau de bibliothèques en France.
© CBA, Bruxelles
Sergio Guataquira Sarmiento, né en 1987 en Colombie, possède des racines familiales dans le peuple précolombien Chibchas, aujourd’hui quasiment disparu. Arrivé en Europe à dix-neuf ans afin de poursuivre des études de cinéma, il décide de consacrer son premier film aux vagues de suicides qui touchent les communautés autochtones de Colombie depuis plus de vingt ans.
Le chemin de l’enquête
Le réalisateur se fait d’abord enquêteur. Sergio Guataquira Sarmiento distille les raisons qui le conduisent dans le Vaupés, département colombien reculé au sein duquel le taux de suicide de jeunes autochtones est le plus élevé du pays. La condescendance à l’égard des Premières Nations surgit lorsqu’un chauffeur de taxi pointe l’alcool et la violence comme principales causes de suicide chez ces populations qualifiées de « paysannes ». Fataliste, il conclut à leur inéluctable disparition : « Ces gens n’ont plus envie de vivre. Ainsi va leur monde. »
Le suicide, rappelle la voix du réalisateur, n’a pourtant jamais fait partie de la culture traditionnelle. Pour la population locale amérindienne, les suicides surviennent depuis qu’une malédiction a été lancée par un chaman brésilien – autrement dit, ils seraient un mal importé. Pour le reste de la population, les autochtones mettent fin à leurs jours parce qu’ils et elles « ne ressentent rien, […] ne savent pas aimer ».
Le réalisateur cherche d’autres réponses et emprunte un long chemin : arrivé en avion à Mitú, parcourant la ville en triporteur, il embarque ensuite avec Laureano Gallego Lopez, un autochtone de la communauté Cacua rencontré par hasard. À la traversée en bateau du Rio Vaupés succède une marche dans la jungle, avant de parvenir au village de Wacará.
De l’enquête à l’immersion
Sergio Guataquira Sarmiento passe alors de l’enquête à l’immersion. Il évite ainsi une posture surplombante, colonialiste, mais ce choix relève également d’une quête intime. Lui-même métis, le cinéaste porte le fardeau que constitue, dans une société occidentalisée, l’appartenance à un peuple des Premières Nations, tout en avouant sa méconnaissance de la culture et des traditions de ses ancêtres. C’est donc en quête de sa propre identité qu’il entame son séjour aux côtés de Laureano.
« Je voulais que l’échange soit d’autochtone à autochtone, mais la vérité, c’est que je ne sais pas si j’en suis un. »
Sergio Guataquira Sarmiento, Adieu Sauvage (2023)
Bien que les habitant·es du village le considèrent comme un « Blanc », ils et elles reconnaissent son désir d’appartenir au groupe et lui confient diverses tâches. Sergio Guataquira Sarmiento narre avec humour ses revers lorsqu’il tente de participer au bûcheronnage, puis à la cueillette, ou doit tuer un coq pour le déjeuner. Finalement nommé entraîneur de l’équipe féminine de football du village, un sport qu’il ne maîtrise pas, il admet que la quête de son indianité paraît vouée à l’échec.
L’histoire d’une rencontre
Le cinéaste-narrateur suppose également que sa rencontre avec Laureano perturbe son projet : « Mon sujet se noie dans ce vaste océan qu’est Laureano, et dans l’amitié qu’il m’offre », avance-t-il. Le récit s’anime en effet par vagues qui mélangent, sans les confondre, la question des suicides dans les populations autochtones, la quête identitaire du réalisateur et sa relation avec son hôte.
L’amitié que Laureano développe avec Sergio l’amène, lui aussi, à se dévoiler, par touches pudiques. Prenant prétexte d’un papillon sur son doigt ou d’un trajet en bateau, Laureano évoque son histoire et celle de sa communauté. Il souligne les tensions qui l’habitent, entre solitude souhaitée et isolement subi, cohabitation imposée et puissance de l’entraide, pudeur du langage et gestes bienveillants.
À la tombée de la nuit, les émotions disent peu à peu leur nom : orgueil, tristesse, frustration… L’histoire d’un amour perdu affleure, pris dans les tourments de l’histoire. Puis, entre Laureano et son épouse Angelina, se raconte un mariage imposé et l’absence d’amour comme un fossé, qui se comble par l’écoute, le respect et le soutien. Dans le sourire triste d’Angelina, Sergio de son côté revoit celui de sa propre mère. Malgré la barrière de la langue, il le lui confesse. Il ne s’agit plus seulement de se raconter, mais de confier à l’autre son histoire et de montrer son affection.
Des récits qui s’entretissent
Adieu Sauvage trace de nombreux sillons narratifs qui entretissent récits de vie, questions de société et histoire d’un pays soumis à la colonisation et à la guerre civile. Tous ont en commun la solitude. « Comment s’exprimer quand on n’existe pas ? » questionne en filigrane le film. Les gestes autodestructeurs des populations autochtones, invisibilisées dans la société colombienne, sont comme des appels désespérés à être vues.
L’histoire personnelle de Laureano montre également que la survie de la tradition cacua se fait au prix du silence et du renoncement à ses désirs intimes. L’incommunication des émotions s’explique en effet par la volonté de ne pas fragiliser davantage une culture méprisée et en voie d’extinction : la retenue se révèle être une contrainte inhérente à la situation des Cacuas.
Cette pudeur forcée se fissure néanmoins dans le cercle intime. L’espace familial et amical, remédiation aux traumas individuels et collectifs, devient un lieu de déversement et de recueil des émotions. La parole et l’écoute offrent à Sergio et Laureano une nouvelle disponibilité au présent. Grâce à leur relation, s’active un deuil : la nostalgie d’une identité fantasmée disparaît chez l’un, tandis que l’autre se déleste du poids de son passé. L’amitié découverte dans le regard de l’autre efface la solitude et met en lumière des personnalités singulières, tissées de défaites et d’espoirs, d’expériences et de rencontres.
Publié le 03/03/2025 - CC BY-SA 4.0
Pour aller plus loin :
La Reconnaissance des peuples indigènes entre droit et politique
Françoise Martinat
Presses universitaires du Septentrion, 2005
La Constitution est devenue une arme stratégique dans les revendications ethno-identitaires indigènes et celle-ci fait l’objet de différentes lectures qui changent à travers le temps et les espaces. La reconnaissance de la diversité ethnique et culturelle permet d’éclairer les processus de réforme de l’État et de consolidation démocratique qui se donnent à voir en Colombie et au Venezuela.
À la Bpi, Politique, 328(843).3 MAR
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