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Appartient au dossier : 5 défricheurs du hip-hop en France

Les défricheurs du hip-hop en France #3 : Bando au mur

Le Franco-étasunien Bando commence à graffer à New York avant d’investir, dès 1983, les murs, les palissades, et le métro de Paris. Précurseur du graffiti, en solo ou avec son crew Bomb Squad 2, il provoque d’innombrables rencontres entre artistes français, évoluant dans le milieu hip-hop de l’époque. Balises brosse le portrait de Bando, alors que la Bpi propose, au début de l’année 2024, le cycle de rencontres « Cultures hip-hop ».

Bando a graffé son nom en violet et rose sur un mur des quais de Seine, à Paris.
Graffiti sur les quais de Seine à Paris par Bando, en 1985. Photographie : Jean-Noël Lafargue, CC BY 2.5 via Wikimedia Commons

Le tag, qui consiste à signer sur un mur, existe depuis la nuit des temps, mais l’art du lettrage naît à Philadelphie dans les années 1960, et se développe à New York dans les années 1970. Or, Philippe Lehman, alias Bando, se trouve alors dans la mégalopole étasunienne : « Je fais mon premier graff à quinze-seize ans à Central Park, à New York, avec le graffeur Bear 167 qui m’initie. À Paris, je commence en 1983 à graffer sur les quais de Seine », raconte-t-il. Bando a dix-huit ans lorsqu’il importe, le premier, des États-Unis, le writing, c’est-à-dire le fait de calligraphier son nom sur les murs en remplissant les lettres de couleurs et de motifs. Il faut dire que, si l’artiste a grandi à Paris, il est franco-américain et issu d’un milieu aisé qui lui permet de multiplier les voyages.

Premières lettres

Bando trouve rapidement ses terrains de jeu parisiens : les quais de Seine, les palissades érigées à côté du Centre Pompidou et celles disposées au Louvre, le pont du Carrousel. Il appose également ses tags sur des rames de métro et dans les catacombes. Fidèle à l’esprit de vandalisme du graffiti, il vole ses bombes de peinture et tague en toute illégalité. Si Bando est le premier artiste français à graffer les façades de la capitale, le graffiti n’est déjà plus inconnu des jeunes Français·ses : Phase 2, Futura 2000 ou encore Dondi, grands noms du graff new-yorkais, ont participé en 1982 au New York City Rap Tour, première tournée hip-hop organisée en France, et en ont profité pour taguer Paris. À la même période, un manuel de géographie fait forte impression sur plusieurs lycéen·nes et collégien·nes : la ville de New York y est illustrée par le biais d’une photographie de trains de banlieue totalement recouverts de graffitis. Des graffeurs français de la première heure, comme Psyckoze, Sheek, Colt ou Oeno revendiquent cette petite image comme détonateur de leur vocation. Ils commencent à graffer dans Paris peu de temps après Bando.

Petit à petit, la forme des lettres l’emporte sur leur lisibilité et la créativité des artistes s’emballe : ils se lancent des défis. Il faut dire que tous fréquentent les mêmes lieux et admirent le travail des autres. Certains, comme Lokiss ou Scipion, travaillent en solo, tandis que des crews se forment pour fédérer les talents. Bando crée ainsi le Bomb Squad 2 avec Scam et Graff 2. Les BBC (Bad Boy Crew) regroupent dès 1983 JayOne, Ash, Skki, Cash et Slaze. Force Alphabétick, crew d’abord dénommé les Paris City Painters et qui regroupe Blitz, Asphalt et Spirit, est à l’origine des premiers métros peints grâce à Blitz, qui dispose d’une clé donnant accès aux tunnels de la RATP. En 1984, The Ugly Three, composé de Dee Nasty, Webo et Bad Benny, réalise le premier whole car top-to-bottom en inscrivant « Joyeux Noël » sur l’intégralité d’une rame de train. Bando part également défier des graffeurs dans d’autres capitales européennes, comme Londres ou Amsterdam, et invite certains à venir apposer leur nom sur les murs de Paris.

Entre quatre murs

Le graff se développe à l’époque en parallèle, voire en réaction, à d’autres formes de street art. Par exemple, Blek le Rat, formé aux Beaux-Arts de Paris, commence dès 1981 à faire de la peinture au pochoir sur les murs de la capitale, rejoint par Miss.Tic en 1985. Ces formes d’expression plastiques, situées dans la continuité des œuvres in situ d’Ernest Pignon-Ernest par exemple, sont, pour les graffeurs, dénuées du risque, de la révolte et du sens du défi qu’ils recherchent.

Elles sont également moins viriles : le graffiti suppose une forme d’occupation de l’espace public qui reste largement l’apanage des hommes, et un esprit de compétition ancré dans les codes de la masculinité. Le milieu des graffeurs est donc, dans les années 1980, un boys club au sein duquel les femmes sont le plus souvent cantonnées aux rôles de muse (JonOne graffe souvent le nom de sa compagne, Roxiz, et les mères sont régulièrement citées dans les tags, à l’inverse des pères), d’assistante (pour voler des bombes de peinture), d’observatrice ou de médiatrice (journaliste, galeriste…). Si certaines graffeuses vont rapidement sur le terrain, comme Zeek dès 1986, Vega à partir de 1987, la plupart n’investissent les murs qu’à partir des années 1990, lorsque le mouvement s’élargit, et les femmes restent une minorité.

Sur les palissades du Louvre, à Paris, en 1984. Photographie : Jean-Noël Lafargue, CC BY-SA 2.5 via Wikimedia Commons

Un statut à part

Dans le milieu des années 1980, le crew BBC découvre un terrain vague entre les stations La Chapelle et Stalingrad. Depuis le métro aérien, l’intérieur du terrain est pleinement visible : une galerie de street art à ciel ouvert voit alors le jour. Bando y crée notamment un gigantesque graff en lettrant les mots « Criminal Art ». En 1986, le terrain est investi par Dee Nasty et, durant les free jams qu’il y organise, se croisent rappeurs, DJ, breakers et graffeurs. Le graff dispose pourtant d’un statut à part dans la culture hip-hop. Comme plusieurs autres artistes, Bando déclare par exemple, en 1995 : « Je n’ai jamais acheté un disque de rap de ma vie. » À l’inverse, le graff constitue parfois une porte d’entrée pour des b-boys que la musique impressionne encore. « La musique, c’était sympa, mais on ne savait pas comment faire », se souvient ainsi Kool Shen, futur fondateur de NTM. « Alors on a commencé par squatter le Trocadéro et les boîtes de nuit pour danser, et à cartonner les murs et les trains. »

Alors que le rap se développe comme une musique populaire et que le breakdance investit progressivement les théâtres, le graffiti se défend encore comme pratique vandale. À la fin des années 1980, « on prenait un plan de Paris, on grimpait sur nos bicross et on quadrillait la ville, quartier par quartier. On cartonnait tout ! », raconte ainsi Bando. Au début des années 1990, la répression devient massive envers les graffeurs, notamment dans le métro, certains écopant même de peines de prison.

Simultanément, les graffeurs commencent à être payés pour réaliser des fresques. C’est le cas de Bando dès 1984, lorsque la marque de peinture aérosol Altona lui commande une fresque publicitaire, qu’il réalise sur les palissades du Louvre alors que c’est interdit. En 1991, l’exposition « Dix ans de Graffiti Art » au Palais de Chaillot regroupe pour la première fois des graffeurs français et des artistes étasuniens qui avaient déjà été exposés à Paris, comme Jean-Michel Basquiat ou Keith Haring. Certains graffeurs commencent à être représentés par des galeries et à peindre sur toile, tandis que d’autres dénoncent cette évolution des pratiques comme une trahison. Dès 1982, le graffeur new-yorkais Lee Quinones définissait ainsi l’éthique transgressive et intrinsèquement underground du graffiti : 

« Le graffiti n’est pas fait pour les toiles, mais pour les trains, pour les murs ! […] Être un writer, c’est prendre des risques, te faire engueuler par les mecs du métro, par la police, par ta mère et tes amis. […] Comment des mecs qui regardent passer les trains peuvent se dire writers ? Pour ça, il faut se bouger, agir, chourrer le matos, sortir peindre et te faire traiter de hors-la-loi. »

C’est précisément la posture revendiquée par Bando. Alors que son talent est reconnu à l’international, notamment grâce à Spraycan Art, premier livre sur le graffiti, publié en 1987, l’artiste préfère laisser le graff de côté au début des années 1990, pour se tourner vers la production musicale. L’époque de « l’épopée graffiti qui imposait son règne », racontée par NTM dans Paris sous les bombes en 1995, est bel et bien révolue dans les années 1990, laissant place à des formes de street art plus diverses et à une plus grande mixité d’artistes.

Publié le 15/01/2024 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

« Writers. 20 ans de Graffiti à Paris 1983-2003 », de Marc-Aurèle Vecchione | Résistance Films, 2004

Paris 1983. Ils ont entre 14 et 18 ans et écrivent leur nom sur les murs de la ville. Inspirés par le phénomène new-yorkais, ils ne se contentent pas d’en reproduire les formes. Ils créent leur propre style, imposent leurs lettres et inspirent toute une génération. Ils communiquent à travers les lettres de leur nom. On les appelle les writers. Plus qu’une mise au point, le réalisateur livre dans ce film une réflexion sur le sens, tant esthétique que politique, du graffiti. [Résumé producteur]

Graffiti. 50 ans d'interactions urbaines

Lokiss (dir.)
Hazan, 2018

Un panorama vivant, varié et contemporain du graffiti, écriture urbaine initialement illégale mais aujourd’hui reconnue comme art populaire : une étude sur l’histoire de cette culture, son langage esthétique, ses acteurs et sur ses prolongements sociopolitiques. ©Electre 2018

À la Bpi, niveau 3, 763 LOK

Hip hop. Une histoire française

Thomas Blondeau
Tana éditions, 2016

Un ouvrage exhaustif sur la culture hip-hop en France (musique, graffiti, danse), à travers l’histoire d’une culture née dans le dénuement le plus total entre l’Amérique et la France, au début des années 1980. © Électre 2016

À la Bpi, niveau 3, 780.639 BLO

Regarde ta jeunesse dans les yeux. Naissance du hip-hop français, 1980-1990

Vincent Piolet
Le Mot et le reste, 2015

Se fondant sur une centaine d’interviews d’artistes connus, comme Kool Shen ou Stomy Bugsy, ou underground, Vincent Piolet relate la naissance du hip-hop français et son passage d’un mouvement de contre-culture à un phénomène de masse. Il expose le contexte social qui a accompagné et porté l’essor de ce style musical. © Électre 2015

À la Bpi, niveau 3, 780.639 PIO

Street art et Graffiti

Anna Wacławek
Thames & Hudson, 2012

Portrait du street art, ce courant créé dans la rue dans les années 1970 et qui ne cesse de modifier notre expérience de la ville. L’auteure donne les clefs pour comprendre le graffiti, sa philosophie, ses techniques et son vocabulaire. Les créations de quelques graffeurs et street artists comme Banksy, Blek le Rat, Invader, etc., sont analysées. © Électre

À la Bpi, niveau 3, 763 WAC

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