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Beaubourg, la vérité nue

Beaubourg. Quarante ans, tout rond… Déjà ! Encore faudrait-il s’accorder sur la longue chronologie d’un projet, sa filiation et sa signification ? Pour (re)lire le chef-d’œuvre de Renzo Piano et Richard Rogers, il convient donc de bousculer les cloisons temporelles et de se prêter à un exercice autant archéologique que prospectif, bref, de replacer le Centre Pompidou dans une histoire de l’architecture.

Un squelette de métal et ses viscères multicolores, tuyauteries exacerbées et gerberettes apparentes ! Voilà le Centre Georges Pompidou qui émerge des toits du vieux Paris. Sa construction a fait les belles heures de tribuns et autres polémistes. Parisiens et touristes débattent toujours, quarante ans plus tard, de l’opportunité d’avoir réalisé, sur le plateau Beaubourg, l’une des dernières utopies architecturales du 20e siècle. Renzo Piano et Richard Rogers ont en effet donné corps, au cœur de la capitale, au plus improbable des édifices. Pour la première fois – ou presque – les images diffusées, au détour des années 1960, par une avant-garde architecturale dominée par les Anglais d’Archigram et les Italiens d’Archizoom, devenaient réalité. Les mégastructures de Plug-In City – une ville-branchement à « l’esthétique inachevée » – ou encore celles de No-Stop City – une ville sans fin où l’architecture disparaît – ont en effet servi l’imaginaire des deux architectes. Qu’un tel duo ait pu donner naissance à cette vision n’est donc pas un hasard.

L’esprit d’une époque

Beaubourg est-il, toutefois, une première ? Paris est certes le lieu de toutes les consécrations architecturales et la Ville lumière est à même d’éclipser, par son aura, toute autre adresse. Le Centre Georges Pompidou a pourtant de réels antécédents. Parmi eux, un hôpital, oublié des historiens, situé dans la banlieue d’Aix-la-Chapelle, en Allemagne. Elle est l’oeuvre (unique ?) de plusieurs architectes locaux restés méconnus. Ce vaste complexe hospitalier, relégué en périphérie, est imposant et massif ; il offre au regard, façon FKK, Freikörperkultur (nudisme), toutes ses galeries techniques, ses conduites et autres canalisations. Ses plans précèdent donc de quelques mois seulement ceux de Beaubourg. S’il n’a pas la primeur, le parti de Renzo Piano et Richard Rogers porte toutefois l’esprit d’une époque pour l’amener à son plus bel accomplissement.

Flexibilité et modularité

Vue de la façade Ouest
Façade Ouest, jour ensoleillé. Photographe : G. Meguerditchian (2010) | [ CP_5 ] © Centre Pompidou – MNAM-CCI – Bibliothèque Kandinsky – G. Meguerditchian

Depuis, les années ont passé, balayant toute filiation – Beaubourg, génération spontanée ! – et imposant à chacun, plus qu’une mise en perspective historique, le jeu du « j’aime-j’aime pas ». Mais qui alors ne se trompe pas sur Beaubourg ? Les livres d’architecture peinent, eux-mêmes, à s’accorder et à classer le monument. Sa structure autant que son principe constructif exposé aux yeux de tous laissent croire que l’édifice signerait les prémices d’une « culture technologique » ou même d’un mouvement « high tech » reposant, avant tout, sur une économie de matière, en d’autres termes, sur la capacité de construire avec le moins de matériaux possibles.
Ce principe – repris plus tard par Richard Rogers dans la lignée de Norman Foster – n’a vraisemblablement pas présidé au parti architectural du Centre. L’enjeu était davantage la flexibilité et la modularité que beaucoup ont résumées sous le vocable – bien souvent péjoratif – de fonctionnalité.

Brutaliste ?

Pour autant, que peut signifier d’avoir laissé apparente toute la tripaille ? C’est là qu’encyclopédies et autre précis d’architecture semblent souvent muets. Et pour cause, qualifier Beaubourg relèverait du contre-sens : pourtant, il n’y a pas de doute, il s’agit là du plus bel exemple brutaliste. Brutaliste, dites-vous ? L’adjectif voudrait généralement que la brutalité soit celle du béton laissé… brut. Soit, il existe bel et bien une esthétique brutale : celle de la « maison du Fada » à Marseille – la Cité radieuse de Le Corbusier – ou encore du National Theater de Londres. Les murs y sont laissés nus et le jeu des volumes et des masses est une question de poids : brutal, n’est-ce pas ?

L’art de la nudité

Mais Beaubourg n’est bel et bien que métal et acier. Rien ici pour le rapprocher de ces colosses de béton. Voilà la belle erreur ! Car ce serait là ne pas comprendre ce qu’est réellement le brutalisme en architecture. Pour s’en convaincre, il faut s’en retourner vers les textes du critique et historien britannique (lui aussi) Rayner Banham. Le théoricien de ce fameux « brutalisme » désignait de la sorte – en paraphrasant Peter et Alison Smithson, les deux architectes qui auraient fait usage, en premier, de ce terme – toute réalisation vraie, véridique, s’émancipant du fard du décor. Présenter l’architecture dans sa plus stricte vérité avait déjà été le parti d’Adolf Loos qui affirmait, dans une Vienne fin de siècle, que tout ornement relevait du crime et qui érigeait, face au palais impérial, la plus belle provocation : un immeuble nu. Peter et Alison Smithson sont allés encore plus loin. Dans une Angleterre meurtrie par la Seconde Guerre mondiale et gagnée par l’effort de la reconstruction, le couple a imaginé en 1949, la Smithdon High School (à Hunstanton) à partir de moyens rudimentaires. Rien ne leur permettait de cacher la technique du projet ; ils ont donc pris le parti de l’exposer ! De l’art de la nudité. C’est donc un bâtiment scolaire, de brique et d’acier, sans béton, qui fut le premier à proprement parler brutaliste. Ce n’est que plus tard – et Peter et Alison Smithson n’y sont d’ailleurs pas étrangers tant leurs projets faisaient la part belle au béton brut – que l’épithète s’est associé dans l’imaginaire collectif à un matériau puis à une esthétique.

Une architecture vraie

Ceci étant écrit, chacun pourra donc comprendre que le Centre Georges Pompidou est brutal, brutaliste même autant d’ailleurs que peut l’être toute vérité. Voilà pourquoi il dérange. Trop vrai. Trop vrai même pour faire école.
Si Jean Baudrillard a tenté de dénoncer un « effet Beaubourg », l’architecture des musées est aujourd’hui marquée par un « effet Bilbao » autrement plus cynique. Ce choix démontre en effet que la société préfère toujours le simulacre plastique et l’enrobage de titanium, bref le vêtement à même de dissimuler le corps de toute construction. Beaubourg est, quant à lui, une architecture libre ! Sa vérité est belle. Elle n’est en rien technique ou techniciste. Elle est juste la plus brutale.

Jean-Philippe Hugron, rédacteur en chef du Courrier de l’architecte

Article paru initialement dans de ligne en ligne n°22

Publié le 16/01/2017 - CC BY-NC-ND 3.0 FR

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