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La biodiversité dans l’angle mort des médias

« Notre maison brûle et nous regardons ailleurs ! » Vingt-deux ans après cette mise en garde de Jacques Chirac au Sommet de la Terre de Johannesburg, force est de constater que la demeure ne fait pas que se consumer : elle se vide aussi de ses habitants. Si la crise climatique fait de plus en plus de gros titres, l’effondrement de la biodiversité reste le parent pauvre du traitement médiatique. Une dichotomie au cœur de la rencontre que propose la Bpi le 22 novembre 2024, dans le cadre du « Forum Biodiversité » organisé au Centre Pompidou.

un félin tapis dans l'ombre d'une forêt
Photo de Franz Großmann sur unsplash.com

Le constat est sans appel : en cinquante ans, les populations animales sauvages ont chuté de 73 % à l’échelle mondiale, selon le rapport Planète Vivante 2024 du WWF. Cette hécatombe résulte d’une conjonction de facteurs : intensification de l’agriculture, usage massif des pesticides, déforestation, surpêche… et réchauffement climatique. Car les crises du climat et de la biodiversité s’alimentent mutuellement, comme le démontre une synthèse de connaissance menée pour la Fondation pour la recherche sur la biodiversité. Les auteur·rices y décrivent un funeste engrenage : le dérèglement climatique accentue « les invasions biologiques » et la disparition des espèces, lesquelles, en retour, précipitent le dérèglement du climat.

Un traitement médiatique à deux vitesses

Aussi inquiétante soit-elle, la chute de la biodiversité et ses conséquences demeurent largement invisibles aux yeux du public. La couverture médiatique privilégie le changement climatique, dont le traitement atteint des sommets lors de canicules, d’inondations, de conférences mondiales pour le climat, ou de la publication des rapports scientifiques du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC).

En 2016, une méta-analyse publiée dans la revue Frontiers in Ecology and Evolution concluait que les articles consacrés au climat (publiés aux États-Unis, au Royaume-Uni et au Canada) étaient huit fois plus nombreux que ceux traitant de la disparition du vivant. En France aussi l’écart est signigficatif : d’après l’Observatoire des Médias sur l’Écologie ,en 2023, « la biodiversité [était] en moyenne deux à quatre fois moins abordée dans l’information des médias audiovisuels que le changement climatique ». Elle occupe 1,5 % de l’espace médiatique national (contre 4,5 % pour la crise climatique) et reste dans l’angle mort des salles de rédaction.

Ce fossé grandissant s’explique d’abord par l’écart de perception du risque entre les deux phénomènes. Les conséquences du changement climatique (intensification des phénomènes météorologiques extrêmes, pollution de l’air, montée du niveau des mers…) impactent directement les populations humaines en termes de pertes matérielles, de problèmes de santé, de migrations environnementales, ou de destruction de récoltes. C’est pourquoi, comme le relève l’ADN, les tempêtes représentent 20 % des sujets traitant du climat en France depuis 2013, les inondations 15 %, les sécheresses et les canicules chacune 10 %. Par ailleurs, la création tardive de l’IPBES, l’instance onusienne sur la biodiversité fondée en 2012, n’a pas permis de bénéficier de la même couverture médiatique que le GIEC, créé vingt-quatre ans plus tôt.

Nombre d’articles de journaux publiés par mois sur les questions de biodiversité (en vert) ou de changement climatique (en marron) aux États-Unis, au Canada et au Royaume-Uni. Les évènements associés sont indiqués. © Legagneux et al. Front. Ecol. Evol. 5:175. doi: 10.3389/fevo.2017.00175

Le paradoxe des espèces charismatiques

La biodiversité ne manque pourtant pas de porte-drapeaux, particulièrement chez les vertébrés. Tigres, baleines, lions et autres pandas constituent ce que les scientifiques dénomment la « mégafaune charismatique ». Une étude publiée en novembre 2020 dans Biological Evaluation, établit même une corrélation directe entre la taille des animaux et l’attention qu’ils suscitent auprès du public. Pour cette raison, plus leur gabarit est imposant, plus ces espèces sont susceptibles de « bénéficier de programmes de conservation » soulignent les auteur·rices. La baleine serait-elle l’arbre qui cache la forêt de plancton ? « Nos espèces sont souvent moins intéressantes à regarder, mais la perte de biodiversité en eau douce est plus rapide et même plus importante que ce qu’on voit dans la vie marine présentement », déplore la biologiste Beatrix Beisner, spécialiste des organismes d’eau douce, dans un entretien accordé au Devoir en 2022.

Cette dynamique se retrouve dans la sphère culturelle et médiatique : la visibilité d’une espèce croît avec son capital sympathie. Problème, malgré la sympathie qu’elle suscite, cette mégafaune charismatique continue de décliner : on dénombre 415 000 éléphants en Afrique aujourd’hui, contre 3 à 5 millions au début du 20e siècle et les populations de girafes ont chuté de 40 % en trois décennies. Une autre étude, parue dans la revue Plos Biology en 2018, explique que l’omniprésence médiatique et culturelle de ces animaux « vedettes » crée une « perception biaisée de leur abondance ». Paradoxalement, leur forte exposition médiatique masquerait l’urgence de leur situation au grand public. Selon l’hypothèse des auteur·rices, cette dichotomie perdurera « tant que la présence culturelle et commerciale d’espèces charismatiques ne s’accompagnera pas de campagnes d’information adéquates sur les menaces imminentes qui pèsent sur elles ».

Vers une nouvelle approche médiatique

Face à ce constat, les médias s’organisent pour inverser la tendance et remettre la crise de la biodiversité au cœur du débat public. Les formations sur les enjeux écologiques se multiplient au sein des rédactions. Un engagement collectif s’est matérialisé en 2022 avec la signature, par plus de120 rédactions et 1 500 journalistes français.es, d’une charte professionnelle visant à « améliorer le traitement de la crise climatique et de la biodiversité ».

Sur le plan législatif, en novembre 2024, un groupe parlementaire transpartisan, épaulé par l’association QuotaClimat et l’Institut Rousseau, a déposé un projet de loi visant à améliorer « le traitement des enjeux environnementaux et de durabilité » dans les médias. Le texte vise notamment à confier à l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) la mission d’imposer des quotas de contenus environnementaux (biodiversité, climat et ressources naturelles) en période électorale.

L’enjeu est crucial : la survie de notre espèce étant indissociable de la santé des écosystèmes, les questions de biodiversité et de climat ne peuvent plus être cantonnées à des rubriques spécialisées. Ces sujets doivent infuser dans l’ensemble du spectre informationnel, et servir d’appui à des articles traitant d’économie, de politique, de conflits armés, ou encore de sport. Une approche transversale qui s’impose comme une nécessité journalistique et sociétale, afin de ne plus détourner le regard de notre « maison » qui brûle encore et se dépeuple silencieusement.

Publié le 18/11/2024 - CC BY-SA 3.0 FR

Pour aller plus loin

Tout comprendre (ou presque) sur la biodiversité

Philippe Grandcolas
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Des questions-réponses illustrées pour mieux comprendre la biodiversité et la protéger. Le rapport entre biodiversité et climat, l’impact des pollutions, les enjeux pour les forêts et les océans, les écosystèmes et l’augmentation des maladies émergentes sont notamment abordés. © Électre 2023

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Tania Louis
De Boeck Supérieur, 2023

Des anecdotes insolites ou impressionnantes pour comprendre les facultés des animaux, des végétaux et des bactéries en matière de reproduction, d’adaptation au milieu, de respiration ou encore de sommeil. Un ouvrage de vulgarisation qui met en lumière la pluralité des formes de vie et des écosystèmes. © Électre 2023

À la Bpi, niveau 2, 573.0 LOU

La Puissance de la biodiversité

Philippe Grandcolas
CNRS Éditions, 2023

À partir du cas du pangolin, depuis longtemps victime d’un intense braconnage, lié au déclenchement de la pandémie de Covid-19, l’auteur rappelle l’importance de la diversité des espèces vivantes ainsi que leurs rôles dans la fertilité des sols ou la préservation du climat. Il met en garde contre la destruction des habitats naturels des animaux, qui contribue au développement des zoonoses. © Électre 2023

À la Bpi, niveau 2, 573.0 GRA

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