Sélection

Appartient au dossier : Dans la bulle des auteurs et autrices de BD

Dans la bulle de Valentine Cuny-Le Callet

Diplômée de l’École nationale supérieure des arts décoratifs de Paris, Valentine Cuny-Le Callet a utilisé la gravure sur bois pour réaliser son album, Perpendiculaire au soleil. Elle y raconte la vie d’un condamné à mort dans une prison américaine. Pour Balises, elle revient sur ses influences artistiques, à l’occasion de sa venue à la Bpi le 9 février 2023, dans le cadre des Jeudis de la BD.

Publié le 30/01/2023 - CC BY-SA 4.0

Silence

Didier Comès
Casterman, 1979

Aucune bande dessinée ne m’a autant marquée que Silence, l’histoire d’un garçon de ferme muet, vivant sous l’autorité d’Abel Mauvy, un homme violent et libidineux. J’ai toujours été fascinée par l’usage du noir et blanc de Comès, et par sa manière très particulière de dessiner les visages, en leur donnant parfois des traits légèrement animaux. Je devine le serpent, le veau, le crapaud, dans ses personnages.

Je connais Silence par cœur : sa coiffe de bouffon, son ardoise pendue au cou, sa boîte à trésor et son destin hors du commun. Ça n’empêche pas le livre de me prendre à la gorge à chaque fois que je le rouvre, et de m’accompagner longtemps une fois que je l’ai refermé.

Lolita

Vladimir Nabokov
Gallimard, 2001

On a déjà beaucoup parlé de Lolita. Pour moi, il s’agit d’un des plus beaux romans jamais écrits, à la fois une plongée intime dans un cerveau malade et un road novel à travers l’Amérique. Je l’ai lu pour la première fois à douze ans, c’est-à-dire à l’âge de Dolores Haze au début du livre.

J’ai vécu cette lecture en ayant bien conscience qu’il s’agissait d’un combat entre Lolita et Humbert Humbert. Mais j’étais persuadée, dans mon esprit de quasi-adolescente, que ce combat était mené à armes égales, que Lolita, avec son carafon et sa rouerie, avait une chance de s’en sortir. C’est en le relisant dix ans plus tard que j’ai réalisé qu’elle n’avait jamais fait le poids. Ce décalage dans mes deux lectures m’a fait comprendre le génie de Nabokov pour révéler la rage de vaincre de Lolita, mais aussi l’inconscience de la petite fille dans le rapport de force qui l’oppose à son beau-père. Et si le narrateur Humbert Humbert rend l’héroïne quasiment muette, c’est pour que Nabokov la fasse au contraire entendre plus que jamais.

À la Bpi, niveau 3, 821 NABO 1 01

« Gouge Away », sur l'album Doolittle

Pixies
4AD, 1989

Ce qui m’a attiré avant tout chez les Pixies, ainsi que Cocteau Twins, ce sont les formidables pochettes créées par Vaughan Oliver : ces scènes étranges, pleines de textures, et qui ne mettent jamais en avant les membres du groupe. Et puis… vint la musique.

Lors de la création de Perpendiculaire au soleil, j’ai écouté en boucle les albums Surfer Rosa et Doolittle. Le dernier morceau de Doolittle, « Gouge Away », a été particulièrement important pour moi, par son énergie, et ses paroles que je ne saisis toujours pas. « Gouge Away », c’est à la fois « creuser », « crever », « arracher », voire « énucléer ». Certaines personnes supposent qu’il s’agit d’argot pour dire « se shooter », ou encore pour dire « casse-toi ». Pour moi, c’était la chanson parfaite pour accompagner le long travail de gravure sur bois, et le crissement des copeaux que je retirais… à la gouge.

À écouter à la Bpi sur Tympan

La Mère et son fils mort (1937-39)

Käthe Kollwitz
Neue Wache, Berlin

Käthe Kollwitz (1867-1945) fait partie des plus formidables dessinatrices de l’histoire. Ses images me fascinent et m’étonnent : comment son trait peut-il être à la fois aussi précis, aussi juste, et garder la vivacité d’un croquis fait en un instant ? Käthe Kollwitz n’a réalisé que très peu de peintures, car elle estimait que l’estampe, l’image reproductible, était le moyen de donner accès à l’art au plus grand nombre. Autant par le dessin que par la gravure sur cuivre ou sur bois, elle a su capter les émotions humaines.

Elle exprime les émotions vécues collectivement, avec ses images de manifestations ouvrières, de groupes s’embrassant, de bandes d’enfants, mais aussi les émotions vécues dans la plus grande solitude, avec ses autoportraits et certaines de ses figures de mères endeuillées. Après avoir perdu son fils durant la Première Guerre mondiale, Käthe Kollwitz est devenue une fervente pacifiste, et a fait d’une phrase de Goethe sa devise : « Les graines de semence ne doivent pas être moulues. »

Le Rocky Horror Picture Show

Jim Sharman
20th Century Fox, 1975

La première année du lycée, j’ai découvert des films tels que Pink Flamingos de John Waters  (1972), le Satyricon de Federico Fellini (1969), et j’étais persuadée d’être détentrice d’un pan tout à fait secret du cinéma. En voyant pour la première fois le Rocky Horror Picture Show, je n’avais pas du tout conscience qu’il s’agissait d’un film culte, et que des milliers de personnes à travers le monde se rendent religieusement au cinéma pour voir ce film, toujours projeté près de cinquante ans après sa sortie initiale.

Le Rocky Horror Picture Show, cette comédie musicale horrifique, a accompagné mon adolescence avec ses chansons absurdes, ses costumes burlesques, et sa géniale « nanardise ». C’est une de mes madeleines, que je peux facilement mettre en fond sonore en travaillant, sans avoir besoin de relever les yeux sur mon écran, puisque je connais tous les plans par cœur. Mon esprit a toujours du mal à réconcilier le fait que la blonde empotée du film chantant à tue-tête « touche moi touche moi je veux être sale » est également la religieuse Helen Prejean qui accompagne un condamné à mort dans La Dernière Marche (1995), puisque c’est Susan Sarandon qui interprète les deux rôles.

À écouter à la Bpi sur Tympan

Blue Valentine

Tom Waits
Asylum Records, 1978

Je dois mon prénom à Tom Waits et à ce superbe album qu’est Blue Valentine. Il contient la plus belle reprise que j’ai jamais entendue de « Somewhere » (tirée de la comédie musicale West Side Story). La chanson titre, « Blue Valentine », est une histoire d’amour sur le fil du rasoir, dont les paroles ne nous donnent que des fragments. Il est question d’une promesse rompue tatouée sur le bras, d’une lettre reçue par un personnage pourtant en pleine cavale, de fantomatiques taches de sang.

L’esprit de l’auditeur·rice reconstitue ces fragments, les comble, créant autant de versions de l’histoire que d’écoutes du morceau. J’aimerais pouvoir écrire avec ce niveau de retenue, qui est en vérité la plus grande générosité qui soit : cette précision au scalpel crée les récits les plus riches.

À écouter à la Bpi sur Tympan  

Pour aller plus loin

Perpendiculaire au soleil

Valentine Cuny-Le Callet
Delcourt, 2022

En 2016, Valentine Cuny-Le Callet entame une correspondance avec Renaldo McGirth, condamné à mort, incarcéré depuis plus de dix ans en Floride. Au fil de leurs lettres, des images qu’ils s’échangent, des rares visites, naît le récit graphique de leurs vies parallèles. Le livre questionne avec une intense émotion la brutalité d’un système carcéral, et l’amitié qui surgit, depuis une cellule de 5 m². (résumé de l’éditeur)

À la Bpi, niveau 1, RG CUN P

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