Interview

« Car Je est un autre »
Entretien avec Philippe Bertrand, membre de BeAnotherLab

Culture numérique

Expérience dans le centre de rétention d’Holot, où des citoyens israéliens ont pu se voir en réfugiés soudanais © BeAnotherLab

Habiter le corps d’un autre, c’est l’expérience que propose de vivre le collectif BeAnotherLab, qui travaille les questions de l’identité et de la téléprésence. À travers un dispositif de réalité virtuelle, The Machine to Be Another interroge la perception de soi et son influence sur notre vision du monde.
 

Une expérience de réalité virtuelle impliquant deux personnes
Expérience dans le centre de rétention d’Holot, où des citoyens israéliens ont pu se voir en réfugiés soudanais © BeAnotherLab

Vous faites partie de BeAnotherLab, qui travaille sur des expériences d’altérité à la croisée de l’art contemporain et des neurosciences. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce collectif ?

BeAnotherLab est un groupe international multidisciplinaire, qui focalise son travail autour des questions de l’identité, de la communication et de l’empathie entre les individus, grâce au développement d’expériences virtuelles subjectives. Notre équipe a des compétences dans des domaines aussi variés que les sciences cognitives, l’informatique ou l’anthropologie. Depuis 2012, nous travaillons également en collaboration avec des universitaires de différents pays (France, Espagne, Allemagne, États-Unis, Brésil…), de différentes institutions (Université Paris Descartes, MIT…) et de différentes disciplines (psychologie, neurosciences, art, médecine, technologie). Nous évoluons donc à la croisée de l’art, des sciences et des technologies, en interrogeant les hiérarchies entre ces différents savoirs. Pour nous, ils sont complémentaires, nous les recoupons, les imbriquons les uns aux autres.

Il y a quelques années, Henrik Ehrsson de l’Institut Karolinska à Stockholm et Olaf Blanke de l’École polytechnique fédérale de Lausanne sont parvenus à reproduire en chambre des expériences dites de « sortie du corps ». En quoi ces expériences ont-elles nourri le projet de The Machine to Be Another ?

The Machine to Be Another s’inspire des travaux scientifiques de ces chercheurs sur la possession mentale du corps. Au cours de leurs expériences, ils utilisent des systèmes de réalité virtuelle qui font croire aux utilisateurs qu’ils habitent un autre corps – celui d’une autre personne, d’un avatar ou encore d’une poupée Barbie. Ces illusions sont créées par des stimuli multi-sensoriels, qui remplacent leurs yeux, leurs oreilles et leur toucher, et finissent par tromper leur cerveau.
The Machine to Be Another utilise ces techniques de réalité virtuelle pour permettre à des individus d’échanger leurs perspectives et leurs points de vue, en se voyant agir à travers le corps de l’autre.

Pouvez-vous nous décrire l’expérience Gender Swap ?

Dans cette expérience, deux personnes de sexe opposé sont équipées d’un casque de réalité virtuelle, retransmettant en temps réel la perception de l’autre, filmée en caméra subjective. Pour que le dispositif fonctionne, il faut que les deux utilisateurs fassent les mêmes mouvements de façon synchronisée. Cette interaction crée une dynamique de respect mutuel, car chacun doit accepter de faire la même action. Le but de cette expérience est d’être à l’écoute de l’autre – de ses gestes, de ses paroles – et de développer l’empathie.
Certaines études ont montré les effets positifs des expériences virtuelles dans la vie réelle. Par exemple, incarner un super-héros encouragerait un comportement altruiste dans la vraie vie ; des Blancs auraient réduit leurs préjugés de façon significative après s’être vus dans la peau d’un Noir. Pour nous, ces études témoignent du potentiel de la réalité virtuelle à stimuler des comportements plus sensibles et empathiques.

photographie d'une expérience de réalité virtuelle
Les deux participants, équipés d’un casque de réalité virtuelle (Oculus Rift), exécutent simultanément et lentement les mêmes mouvements.
À droite, point de vue d’un des participants : ce dernier « se voit » dans le corps de son binôme. Il ne reconnaît pas comme siennes les mains qu’il voit et qu’il a pourtant la sensation de bouger. 
© BeAnotherLab
 

Comment les participants vivent-ils ces expériences immersives de l’altérité ?

En quatre années de présentation dans près de vingt pays, nous avons assisté à beaucoup de réactions. C’est une expérience immersive très intense. Les participants sont surpris positivement, mais aussi un peu confus et désorientés. Cette confusion – ce sentiment étrange d’avoir été pendant quelques minutes dans le corps d’un autre – conduit à une réflexion plus profonde sur sa propre identité et son rapport aux autres. On se dit naturellement « Je pourrais être cette personne ». C’est pourquoi le temps d’échange à l’issue de la performance est très important.

Vous vous décrivez à la fois comme un artiste et un activiste. En quoi votre démarche est-elle politique ?

Nous considérons que l’empathie est une expérience émotionnelle essentielle, car elle nous permet à la fois d’apprendre des autres et de leur apporter notre soutien. Depuis quatre ans, nous travaillons avec des migrants et des réfugiés dans le but d’éveiller la conscience de chacun sur ces problématiques. En 2015, nous sommes intervenus à l’Assemblée générale des Nations Unies. Des délégués ont pu se voir dans le corps de Nicole Goodwin, poétesse américaine et vétéran de la guerre en Irak, et écouter son histoire. Nous avons également présenté une performance dans un camp de rétention pour réfugiés à Holot, au cours de laquelle des citoyens israéliens ont pu se voir en réfugiés soudanais, éprouver leur impuissance. Aujourd’hui, nous travaillons à ce que The Machine to Be Another soit comme un pont entre des individus très différents, afin que chacun puisse apprendre de l’expérience de l’autre sans le juger. Nous voulons faire entendre la voix de groupes sociaux qui sont dans des situations précaires ou stigmatisantes. C’est en ce sens que notre action est politique.

Propos recueillis et traduits par Floriane Laurichesse, Bpi

Article paru initialement dans de ligne en ligne n°21

Publié le 10/10/2016 - CC BY-SA 3.0 FR

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