Appartient au dossier : Le cri du peuple
Histoire d’un slogan #4 : « On est là »
Entonné depuis les ronds-points jusqu’aux centres-villes, le chant « On est là » reste emblématique du mouvement des Gilets jaunes. De 2018 à 2020, il a été repris dans toutes les manifestations et sa diffusion se poursuit désormais au service d’autres causes. Balises revient sur la naissance de cette chanson pour accompagner le cycle « Écrire les luttes », organisé par la Bpi à l’automne 2023.
Des stades de foot…
Avant d’être chanté par les Gilets jaunes à partir de décembre 2018, « On est là » résonnait déjà dans les stades de football depuis les années 2000. La mélodie s’inspire de la chanson Che sarà de Ricchi e Poveri (1971), reprise par Mike Brant sous le titre Qui saura ? (1972). Entonné par les supporter·euses pour fustiger des joueurs dont les performances sont jugées insuffisantes, les paroles étaient alors :
On est là, on est là
Même si vous l’méritez pas, nous on est là
Pour l’amour du maillot que vous portez sur le dos
Même si vous l’méritez pas, nous on est là
Il existait aussi une variante plus positive : « Dans le malheur ou la gloire nous on est là ».
Cette rengaine est chantée par les supporter·euses de plusieurs clubs – dont le Racing Club de Lens, l’Olympique de Marseille et le Standard de Liège –, sans que l’on puisse identifier de façon certaine sa première apparition. Comme le rappelle le doctorant Théophile Bonjour, qui étudie les chants de supporter·euses :
« Il est récurrent de se trouver face à la difficulté de dater et localiser avec certitude la création d’un chant de supporters puisque les documents imprimés (tracts) ou audiovisuels (enregistrements) portant traces des créations sont rares et friables, d’autant plus que des individus et des groupes différents revendiquent la paternité d’un même chant (les fanzines, blogs et forums propageant ce type de déclarations). »
Théophile Bonjour, « Quand la foule chante « On est là ! » », Géographie et cultures, 111 | -1, 99-121.
… aux luttes syndicales
La première reprise avérée de l’hymne dans le champ politique remonte à 2017, lors des manifestations contre la loi relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, dite « loi travail ». Elle est le fait de deux militants antifascistes lillois, dont l’un déclare à CheckNews (Libération) avoir introduit le chant suivant dans le cortège autonome, puis auprès de SUD rail :
On est là, on est là
Contre la loi travail, nous on est là
Contre les capitalos à qui on fera la peau
Dans le bonheur et la joie, nous on est là
S’il existe bien un enregistrement de la chanson en 2017, elle ne semble pas s’être diffusée massivement.
Une nouvelle version apparaît en 2018 parmi les grévistes de la gare Lyon Part-Dieu, qui luttaient contre la loi pour un nouveau pacte ferroviaire. La paternité de cette nouvelle occurrence est revendiquée par Clément Dagorne, cheminot et syndicaliste CGT.Il affirme au Parisien s’être directement inspiré du chant de supporter·euses – sans faire référence à la version « Loi travail » – et avoir proposé les paroles suivantes :
On est là, on est là
Même si vous le voulez pas, nous on et là
Pour l’honneur des cheminots
Et l’avenir de nos marmots
Même si vous le voulez pas, nous on est là
(Une variante apparaît peu après dans la seconde gare lyonnaise, Perrache : « Pour les usagers du rail, on continue la bataille. »)
Cette fois, le chant diffusé sur les réseaux sociaux connaît un grand succès et il est repris par l’ensemble des cortèges syndicaux de la SNCF, partout en France.
L’hymne des Gilets jaunes
Les cheminot·es présents à Paris le 1er décembre 2018 pour l’« acte 3 » des Gilets jaunes, ont l’idée de reprendre le chant. Cependant, iels constatent vite la nécessité d’en changer les paroles. « Même si vous ne voulez pas, nous on est là ! », venant de militants syndiqués, pouvait en effet paraître hostile envers des Gilets jaunes revendiquant pour la plupart leur non-appartenance aux mouvements syndicaux et politiques. Dans la suite des paroles, les « travailleurs » remplacent les « cheminots », référence jugée trop corporatiste.
Clément Dagorne (CGT) d’une part, et Anasse Kazib avec son collègue Philippe dit Philou (Sud Rail) d’autre part, revendiquent la création des nouvelles paroles, sans dire explicitement s’ils y ont réfléchi ensemble, ou s’ils ont pu être influencés mutuellement par un chant peut-être apparu en différents endroits du cortège.
La manifestation qui se déroule sur les Champs-Élysées en décembre 2018 fait l’objet d’un suivi médiatique en direct, que renforcent, en fin de journée, des heurts violents entre les manifestant·es et la police. Il est probable que la diffusion rapide du chant « On est là » a profité de ce relai télévisé, dont des extraits ont pu être repris sur les réseaux sociaux par des groupes de Gilets jaunes. Quoi qu’il en soit, le chant connaît depuis lors un grand succès, et il apparaîtra pendant toute la suite de la protestation.
Le chant se diffuse également au-delà du mouvement des Gilets jaunes. On le retrouve par exemple au cours des manifestations contre la réforme des retraites en 2020 et 2023, parfois avec des variantes : « Pour l’honneur des travailleuses, et une retraite merveilleuse… » (version due en partie, selon Libération, à la députée de la France insoumise Danielle Obono); on entend aussi : « Pour la r’traite à 50 ans et le salaire étudiant »… et sans doute bien d’autres versions spontanées qui n’ont pas fait l’objet d’une transcription. En 2023, le « On est là ! » est même chanté par les député·es de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes), qui protestent contre l’usage de l’article 49.3 de la Constitution, au sein de l’Assemblée nationale.
Un chant de circonstance
Le succès du chant s’explique aussi très probablement par sa pertinence auprès de manifestant·es qui s’estiment ignoré·es ou méprisé·es par le pouvoir en place. « On est là » répète le symbole du gilet jaune servant aux usager·ères de la chaussée à se rendre visible : il s’agit donc, pour des personnes rarement entendues, d’affirmer leur existence dans le champ public.
En désignant directement le président de la République avec « Même si Macron le veut pas », les Gilets jaunes s’en prennent à un certain exercice du pouvoir, qualifié par l’intéressé même de « jupitérien ». Les différentes « petites phrases » qui ont émaillé la campagne et les premiers mois de la présidence d’Emmanuel Macron (« les gens qui ne sont rien » ; « je traverse la rue et je vous en trouve du travail » ; « on met un pognon de dingue dans les minima sociaux ») sont apparues comme des provocations envers des travailleur·euses précaires et mal rémunéré·es, qui constituaient le principal bataillon des Gilets jaunes. La politique fiscale d’Emmanuel Macron, marquée par la suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune, était également au cœur des mécontentements.
« L’honneur des travailleurs » et le « monde meilleur » font partie des références classiques de la théorie communiste et de ses chants révolutionnaires – on les retrouve, entre autres, dans L’Internationale. Cela confirme l’hypothèse de la naissance du chant dans les rangs de la gauche syndicale… ce qui n’empêcha pas sa reprise par des manifestant·es dont 60 % disaient ne pas se situer sur l’échelle droite-gauche et dont certain·es reconnaissaient une préférence pour la droite (28 % des Gilets jaunes revendiquant une appartenance politique).
Publié le 23/10/2023 - CC BY-SA 4.0
Pour aller plus loin
Par son importance et sa durée, le mouvement des Gilets jaunes s’est inscrit dans la vie politique française : de novembre 2018 à mars 2020, les manifestant·es ont occupé des ronds-points et défilé dans des villes de toutes tailles.
Les violences qui ont accompagné ce mouvement ont aussi marqué les esprits. Certain·es participant·es se sont en effet attaqué·es à des biens (dégradations de l’Arc de Triomphe, attaques de boutiques, incendies de voitures) et ont affronté des forces de l’ordre, qui se sont montrées particulièrement répressives. Ces dernières ont notamment fait un usage massif des lanceurs de balle de défense et des grenades de désencerclement qui ont causé de nombreuses mutilations.
Protéiforme, spontané, politique et social, citadin et rural, ce mouvement a suscité des commentaires contradictoires et souvent partisans. Nous vous proposons quelques ressources, issues du champ de la recherche universitaire.
Les Gilets jaunes à la lumière de l'histoire
Gérard Noiriel
Éditions de l'Aube, 2019
Que signifie ce mouvement des « gilets jaunes »? À quoi est-il dû ? Que représente-t-il ? Que pouvons-nous, que devons-nous, faire de ce mouvement, de ses revendications ? Quel rôle ont joué les médias, les réseaux sociaux, dans son essor ? Quel avenir peut-il avoir, compte tenu notamment de la disparité de ses membres ? Gérard Noiriel contextualise, propose une analyse sans parti pris ni langue de bois, dresse le parallèle entre ce mouvement inédit et l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, également inédite dans sa forme, et sur les bouleversements que cela implique pour la société. L’historien décortique, intègre ce phénomène dans le temps long, retourne à la parole de militants, parfois noyée dans la cacophonie générale.
Gérard Noiriel est historien, directeur d’étude à l’EHESS. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont, récemment, Une histoire populaire de la France (Agone, 2018). Il répond dans cet ouvrage à Nicolas Truong, qui dirige les pages Débats du Monde. (résumé de l’éditeur)
À la Bpi, niveau 3, 323.4 NOI
Gilets jaunes, la révolte des budgets contraints
Pierre Blavier
Presses universitaires de France, 2021
Pierre Blavier, chargé de recherche au CNRS en sociologie et science politique à Lille au laboratoire Clersé (UMR 8019), s’interresse aux inégalités de conditions de vie et aux mouvements sociaux.
- Dans cet ouvrage, il présente une enquête de terrain aux côtés des Gilets jaunes, à la fois sur la vie des ronds-points et le budget des familles : comment se déroule une occupation de rond-point et que nous apprend-elle sur la société française ? Le mouvement des Gilets jaunes est un formidable point d’entrée dans une foule de faits sociaux qui étaient jusqu’alors passés « sous les radars » et qu’il a brutalement rendu visibles : la route et ses enjeux, d’innombrables savoir-faire populaires, des réseaux de mobilisation insoupçonnés, des problèmes sur le marché du travail, des tensions budgétaires, un sentiment diffus d’injustice fiscale, le «système D» auquel il faut avoir recours pour faire face à toutes ces contraintes. Seul le croisement de ces différents éléments permet une compréhension large des Gilets jaunes et d’une frange sociale qu’on entendait peu s’exprimer jusque-là. (résumé de l’éditeur)
À consulter sur Cairn, à la Bpi
Gilets jaunes : hypothèses sur un mouvement
Collectif
La Découverte, 2019
Cet ouvrage réunit, par ordre chronologique, vingt-cinq textes de sociologues, géographes, historiens, philosophes, politistes, juristes, économistes et écrivains. (résumé de l’éditeur)
À la Bpi, niveau 2, 300.7 GIL
Gilets jaunes | giletsjaunes.hypotheses.org, depuis 2018
Le mouvement des Gilets jaunes a suscité de nombreuses réflexions et interrogations. Depuis le 19 novembre 2018, un collectif de recherche pluridisciplinaire mène l’enquête auprès des participantes et participants à cette mobilisation inédite. Il privilégie la collecte de données in situ, sur les lieux d’action en France et à l’étranger.
Ce carnet de recherche vise à rendre accessible à un public académique et non académique les résultats de l’enquête menée par le collectif de recherche « Enquête Gilets Jaunes ». Ce collectif basé au Centre Emile Durkheim (UMR5116) rassemble plus de 70 personnes de différentes disciplines – science politique, sociologie, géographie, anthropologie, économie et philosophie.
Il présente la méthodologie, des réflexions et résultats ainsi qu’une bibliographie sur le mouvement. (résumé de l’éditeur)
« Les Rendez-vous du politique : Gilets jaunes, un an après » | BnF, 19 novembre 2019
Depuis le mois d’octobre 2018, le mouvement des Gilets jaunes a pu apparaître comme une protestation non structurée. Il a pourtant surpris par le nombre et l’ampleur des manifestations, la diversité des contestations et surtout par sa durée. Un an après, les travaux des journalistes et des chercheur·ses permettent de mieux comprendre l’origine et le déroulement du mouvement.
Cette conférence réunit Pascale Fautrier, écrivaine, Yves Sintomer, professeur de science politique à l’Université de Paris 8, Sophie Wahnich, directrice de recherche au CNRS et Sabine Rozier, maîtresse de conférences en science politique à l’Université Paris Dauphine.
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