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Appartient au dossier : Chris Ware, architecte

Chris Ware, architecte #5 : dans les pas de Louis Sullivan

Passionné par l’architecture de Chicago, Chris Ware a consacré plusieurs projets à l’une de ses figures emblématiques, Louis Sullivan (1856-1924). Balises vous emmène sur ses traces alors que la Bpi consacre une exposition à l’auteur américain du 8 juin au 10 octobre 2022.

Photographie en noir et blanc du Transportation Building : une porte avec arche centrale surmontée d'une coupole, et un bassin au premier plan
Le Transportation Building imaginé par Louis Sullivan pour l’Exposition universelle de Chicago de 1893. Via Wikimedia Commons

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Père des gratte-ciels et du modernisme, annonciateur du futur style Prairie, Louis Sullivan a profondément marqué la pensée et la pratique architecturales des 19ᵉ et 20ᵉ siècles. Dans les années 1880-1890, il signe avec son associé Dankmar Adler (1844-1900) de nombreuses constructions à Buffalo, Saint-Louis, Pueblo et surtout Chicago, leur cité d’adoption. Est-ce parce qu’elle traduit si bien l’atmosphère de cette ville que Chris Ware apprécie tant l’architecture de Sullivan ? En septembre 2021, l’auteur de bande dessinée déclarait dans un entretien avec Benoît Peeters :

Il y a dans le Midwest une forme de mutisme que j’aime beaucoup. Une forme de modestie. On n’est ni à New York, ni à Los Angeles. On est juste ce qu’on est, à mi-chemin entre l’Est et l’Ouest, donc à la fois partout et nulle part. […] Je trouve donc que l’atmosphère y est bien plus honnête. […] Tout cela, me semble-t-il, a nourri la notion d’une architecture qui, peut-être pour la première fois, se présentait tout simplement comme ce qu’elle était, ce que résume la célèbre formule de Louis Sullivan : « la forme suit la fonction ».

Jacques Samson et Benoît Peeters, Chris Ware : la bande dessinée réinventée, Les Impressions nouvelles, 2022, p. 95-96.

Chris Ware a contribué à plusieurs ouvrages et expositions visant à préserver la mémoire et à renouveler l’intérêt du grand public pour Sullivan, dont subsistent à Chicago une vingtaine de constructions.

« Louis Sullivan’s Idea », de l’exposition…

En 2010, Chris Ware signe la scénographie de l’exposition « Louis Sullivan’s Idea », dont le commissariat est assuré par l’historien Tim Samuelson pour le Chicago Cultural Center. Les deux amis avaient déjà travaillé ensemble sur le spectacle Lost in America : consacré à une campagne menée dans les années soixante et soixante-dix pour la préservation de l’œuvre bâtie de Sullivan, cet inclassable diaporama revenait notamment sur l’engagement du photographe Richard Nickel (1928-1972). Les clichés de ce spécialiste de l’architecture sont également au cœur de l’exposition « Looking after Louis Sullivan: Photographs, Drawings, and Fragments » présentée en 2010 à l’Art Institute of Chicago, en écho à la rétrospective proposée au même moment par Tim Samuelson et Chris Ware.

La scénographie imaginée par Chris Ware pour l’exposition du Chicago Cultural Center propose une immersion dans la carrière de Louis Sullivan : les constructions aujourd’hui disparues sont évoquées à travers des maquettes, des éléments d’architecture, des reproductions à toucher ou manipuler, et des photographies agrandies recouvrant les murs du centre culturel, dont la hauteur souligne en retour celle des immeubles de Sullivan.

… à la monographie

La collaboration entre Chris Ware et Tim Samuelson se poursuit avec la publication, onze ans plus tard, d’une monographie également intitulée Louis Sullivan’s Idea. Chris Ware assure la conception graphique, faisant dialoguer les textes de Tim Samuelson avec les documents, croquis et photographies d’archives. 

Cet ouvrage invite à (re)découvrir le style architectural de Sullivan, qui fut selon Chris Ware « le premier à vraiment synthétiser l’esprit américain dans sa structure ». Dans son autobiographie, Sullivan regrette en effet l’importation aux États-Unis du style néo-classique, qu’il juge « snob et étranger au pays ». Pour lui, l’architecture américaine devrait célébrer l’identité du pays, « sa démocratie fervente, son inventivité, son ingéniosité, son courage, son esprit d’entreprise et son progrès uniques », loin des façades blanches et épurées inspirées des traditions gréco-romaine, germanique et française, qui minimisent la hauteur des bâtiments. Sur les gratte-ciels imaginés par Sullivan et Adler dans les années 1880-1890, cela se traduit par des toits plats, de hautes colonnes soulignant la verticalité des bâtiments, et des motifs végétaux dans lesquels Chris Ware et Tim Samuelson identifient une analogie entre la ville et la nature, entre l’arbre et l’immeuble « enraciné dans le sol, poussant vers le ciel et fleurissant à sa rencontre ».

En effet, la formule de Sullivan selon laquelle « la forme suit la fonction » n’induit pas un style architectural purement utilitaire, dénué de proposition esthétique. Elle suggère au contraire de créer un thème spécifique à chaque bâtiment, donnant naissance à des motifs d’une grande complexité. Ceux-ci constituent pour Chris Ware une source d’inspiration graphique : les motifs arrondis en couverture de ses albums Quimby the Mouse et Acme : récit complet rappellent les ornements imaginés par l’architecte américain. 

Chapiteau aux motifs végétaux surmontant une colonne du Guaranty Building
Ornement du Guaranty Building, Buffalo. TomFawls, CC BY-SA 4.0 via Wikimedia Commons
Couverture de l'album Quimby the Mouse, aux motifs géométriques très précis
Couverture de Quimby the Mouse, par Chris Ware.

Peut-être Chris Ware se reconnaît-il plus largement dans la démarche de Sullivan : de même que l’auteur de bande dessinée contrôle la typographie, la colorisation, le choix du papier, le travail d’impression et la maquette des traductions de ses ouvrages, l’architecte du siècle passé inclut dans sa réflexion l’élaboration des rosaces de plafond, des boutons de porte, des rampes d’escalier, des grilles d’ascenseur et des peintures intérieures. Dans son travail quotidien, Chris Ware semble accorder autant d’importance à la conception d’une œuvre qu’à son exécution. Cette attention portée à la matérialité de l’objet se retrouve dans la monographie Louis Sullivan’s Idea : Chris Ware et Tim Samuelson se penchent sur les projets de l’architecte lui-même, mais aussi sur leur réalisation inégale par des prestataires externes. La construction de l’immeuble Bayard-Condict de New York est par exemple confiée à une entreprise locale, dont l’incompréhension du projet ornemental conduit selon les auteurs à un résultat relativement médiocre, contrastant avec la réussite des ornements confiés à l’American Terra Cotta and Ceramic Company, en particulier au modeleur Kristian Schneider. De plus, la composition de l’ouvrage lui-même reflète le souci du détail de Chris Ware : l’unique dessin technique restant de Sullivan y est reproduit en taille réelle sur un feuillet dépliable, tandis que la reliure en toile rappelle la bibliothèque personnelle de l’architecte. 

« Reconstructing the Garrick: Adler & Sullivan’s Lost Masterpiece »

Photographie en noir et blanc du Garrick Theater de Chicago, avec deux ailes horizontales et une tour verticale à toit plat
Le Garrick Theater en 1900. Library of Congress via Wikimedia Commons

En 2021, Chris Ware contribue à une nouvelle exposition sur l’architecture, et plus précisément sur des bâtiments aujourd’hui disparus. Intitulé « Romanticism to Ruin: Two Lost Works of Sullivan and Wright », cet accrochage présenté au centre Wrightwood 659 comprend deux parties. La première est consacrée au Garrick Theater d’Adler et Sullivan, inauguré à Chicago en 1892 et démoli soixante-neuf ans plus tard. Elle a pour co-commissaires l’architecte John Vinci, l’historien Tim Samuelson, le galeriste spécialisé en architecture Eric Nordstrom, et Chris Ware qui en signe la scénographie – et, là encore, la conception graphique du catalogue. La seconde partie de l’exposition, supervisée par l’historien de l’art Jonathan D. Katz, est dédiée au Larkin Building de Frank Lloyd Wright (1867-1959), un ancien élève de Sullivan. 

Le parcours intègre des ornements originaux du Garrick Theater, ainsi qu’une reconstitution numérique offrant aux visiteurs l’expérience d’une déambulation virtuelle. La salle suivante est consacrée à la démolition du bâtiment, avec de grandes reproductions monochromes des photographies prises par Richard Nickel sur le chantier de destruction du Garrick Theater. La scénographie aux couleurs sobres semble inviter à un travail de mémoire et de deuil. L’exposition revient sur les innovations techniques et esthétiques, mais aussi sur les usages et sur l’histoire sociale des deux édifices : à l’instar de l’immeuble mis en scène par Chris Ware dans Building Stories, le Garrick Theater et le Larkin Building ne sont pas envisagés comme des bâtiments vides, mais comme des lieux vivants et habités, stimulant les sens et les émotions grâce à la réflexion des architectes sur l’espace, la lumière et le mouvement.

Publié le 29/08/2022 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

Autobiographie d'une idée

Louis Sullivan
Allia, 2011

L’autobiographie de Louis Sullivan, rédigée dans les dernières années de sa vie et traduite en français par Christophe Guillouët.

À la Bpi, niveau 3, 70″18″ SULL 1

Et en ligne pour le texte original en anglais.

« Chris Ware sort de sa bulle », La Grande Table | France Culture, 2 janvier 2018

Invité à La Grande Table d’Olivia Gesbert, Chris Ware évoque son intérêt pour l’histoire et l’architecture de Chicago, en particulier pour les travaux de Louis Sullivan et Frank Lloyd Wright. Il revient également sur sa collaboration avec l’historien Tim Samuelson.

Exposition « The Comic Art and Architecture of Chris Ware » | Ryerson & Burnham Libraries, Art Institute of Chicago, du 11 novembre 2014 au 19 janvier 2015

En 2014, les Ryerson & Burnham Libraries de l’Art Institute of Chicago consacrent une exposition à la place de l’architecture dans l’œuvre de Chris Ware. Ce site Internet en reprend le propos, des évocations de l’Exposition universelle de 1893 dans Jimmy Corrigan aux histoires d’immeuble dans Building Stories en passant par le projet Lost Buildings.

« Chris Ware, bande-dessinée et architecture » | Le Mensuel n°23, Centre Pompidou

Le Mensuel, la revue parlée du Centre Pompidou, consacre son vingt-troisième numéro à l’œuvre de Chris Ware, abordée sous l’angle des circulations entre architecture et bande dessinée.

Cette rencontre dédiée à Chris Ware se déroule en trois parties. Mathilde Serrell anime un échange qui réunit Chris Ware, présent par visioconférence, Julien Misserey, co-commissaire scientifique associé de l’exposition, et Emmanuèle Payen, co-commissaire générale pour la Bpi. Elle s’entretient ensuite avec l’éditeur et auteur Vincent Bernière. Aliénor Philbert, chargée de production au Service de la Parole du Centre Pompidou, enchaîne sur l’interview d’Anthony Jammes, cofondateur de l’agence d’architecte GRAU, et de Lucas Harari, auteur et illustrateur de L’Aimant, un récit dessiné dont le personnage principal est un étudiant en architecture.

« Le Centre Pompidou & Chris Ware » | Magazine du Centre Pompidou, 7 juillet 2022

Chris Ware évoque ici ses goûts architecturaux et sa découverte progressive du Centre Pompidou, des premières photographies aperçues dans un manuel scolaire à l’exposition que lui consacre la Bpi en 2022, en passant par une visite du bâtiment imaginé par Renzo Piano et Richard Rogers en 2011.

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