Interview

Le cinéma documentaire est un cinéma de relation
Entretien avec Charlotte Pouch

Cinéma

Image prise lors d'un atelier © Charlotte Pouch

Charlotte Pouch, cinéaste et journaliste, anime des ateliers de cinéma documentaire à la Bibliothèque publique d’information. Elle nous explique comment elle recueille la parole des personnes filmées, alors qu’elle propose une installation dans la galerie 3 du Centre Pompidou, du 24 au 28 mai 2023, qui invite le public à découvrir le cinéma documentaire tout en offrant la possibilité de se raconter, face caméra.

Quelle place occupe la parole de l’autre dans votre travail de cinéaste ?

La parole est propre au cinéma. Dans le cinéma documentaire, elle s’entend comme l’acte de recueillir et d’accompagner la voix d’un·e protagoniste, ou l’envie de mettre la sienne. Donner à entendre, mais aussi donner la possibilité à l’autre de trouver une place, c’est ce qui anime mon désir de faire du cinéma et de mener des ateliers depuis cinq ans, dans les lycées. J’encadre aussi des ateliers à destination des scolaires à la Bpi, coordonnés par Suzanne de Lacotte. J’apprécie ces échanges avec un public dont la parole est assez tue à l’école, où on écoute plus qu’on ne parle.

Comment recueillez-vous la parole des participant·es à Movie-ment ?

Pour l’installation au Centre Pompidou, j’utilise un protocole. Ce dispositif est différent de ce que je fais en atelier, notamment parce qu’il est ouvert à tout public, mais c’est la pratique de l’atelier qui m’a inspirée, la place du « je ». Il s’agit pour les participant·es de faire un récit à la première personne tiré de leur propre vie, et pour moi de donner à entendre des personnes, à voir des visages, à écouter des récits qui pourraient devenir le projet d’un film. Pour qu’iels préparent ce récit, j’ai imaginé un protocole qui est avant tout un déclencheur intime : les questions que je pose sont là pour leur donner accès à leur propre parole, ce qui est parfois difficile.

Elles semblent parfois toutes simples : quel est votre prénom? votre nom de famille ? Y répondre, c’est apprendre à s’écouter, s’entendre, se regarder. Le questionnaire s’apparente un peu à une démarche de réflexion intérieure : on tente de répondre aux questions que je pose, pour ensuite venir devant ma caméra en ayant peut-être déjà trouvé des réponses, et ainsi faire éclore un récit, qui a parfois déjà une structure. Parler de cinéma, c’est parler de récit, de dramaturgie, de composition, d’interprétation du réel, d’interprétation de soi et de sa propre vie. Et comment la mettre en parole ? On est là aussi, dans l’interprétation.

Comment recueillez-vous la parole en ateliers ?

Dans les ateliers, je place un cadre également, dans lequel je propose des outils du cinéma : la caméra, l’enregistreur, les échelles de plan… Ce cadre est assez large, et c’est parfois difficile pour des jeunes qui ont l’habitude d’avoir des consignes précises, avec des contraintes fortes. On les enferme souvent dans un cadre serré. Moi, je les place dans un plan large : c’est à elleux d’aller chercher les choses, je ne fais que les accompagner. Souvent, le geste documentaire est effleuré, il se passe quelque chose. D’autres fois, mais très rarement, le geste est un peu écorché, parce que le cinéma documentaire, ce n’est pas forcément accessible. Certains jeunes ont une lecture de l’image qui n’est pas celle du documentaire, ou un rapport au temps différent. Le temps du documentaire, c’est le temps de faire éclore une parole, une construction, un raisonnement, une pensée, un point de vue. Quand on n’a pas l’habitude de cet exercice, il peut y avoir des cris du cœur, et d’autres choses qui nécessitent du temps. Il peut aussi y avoir un rejet quand il s’agit de chercher à produire une manière d‘imposer son point de vue autre qu’une prise de vue de 5 ou 6 secondes sur son téléphone. Le cinéma documentaire est un récit en images et en sons qu’iels n’ont pas forcément eu l’habitude de voir. Pour certain·es, c’est même la première fois. Certain·es jeunes se livrent très facilement, d’autres moins. Ce sont des paroles qui sont complexes à aller chercher, et leur montrer des extraits, des films documentaires, les aide aussi à s’exprimer et à écrire.

Avec les ateliers de la Bpi, une intention est proposée : cette année c’est « le beau geste », il y a deux ans c’était « raconter un lieu », « filmer le travail » en 2019. À partir de cette intention, je demande aux adolescent.e.s – seul.e ou par groupe – d’exprimer un point de vue et de partir de soi. Je les aide à construire un regard.

un banc sur une pelouse, face à une barre d'immeuble
Image prise lors d’un atelier © Charlotte Pouch

Comment accueillez-vous la parole des personnes filmées ?

En tant qu’intervenante comme en tant que réalisatrice, je me place à la même hauteur que la personne qui se livre. Je considère la parole de l’autre comme précieuse. Elle me touche et m’émeut. Échanger, être enregistré, être filmé, c’est beaucoup pour la personne qui filme et, sans doute plus encore, pour celle qui est filmée. Le sujet filmé livre une forme d’intimité, il donne un petit bout de lui. Parfois, c’est même un grand bout de sa vie, qu’il n’a jamais dit.

Pendant qu’on me parle, de nombreuses images me viennent en tête. J’imagine l’autre, que je ne connais pas. Je suis aussi attentive au grain, au son de la voix. Sa parole ne me permet pas de brosser son portrait, mais je recueille des traits précieux. Et ensuite, je travaille sur cette parole grâce au montage.

Justement, comment restituez-vous cette parole ?

Le montage, c’est de la mise en scène. Je m’attache à ce qui s’est réellement passé dans les ateliers, je continue d’accompagner la parole, mais je l’interprète. Je la façonne en me souvenant de ce que j’ai entendu, des intentions des adolescent·es qui se sont livré·es et du vécu dans le lycée. Généralement, nous n’avons pas beaucoup de temps pour organiser le montage et le tournage. En deux ou trois heures d’atelier, j’obtiens une heure de rushes au maximum. Parfois, il y a des trous avec lesquels je dois composer. Cette fragilité est une composante que je prends en compte.

Monter, c’est aussi l’histoire d’un regard. J’ai du recul pour parler de la représentation des adolescent·es , grâce à mes expériences de journaliste, de cinéaste et d’animatrice d’ateliers. Dans les médias, les adolescent·es sont peu représentés. Il y a peu de reportages sur elleux. Faire des ateliers, aller dans les lycées, écouter cette parole qui est assez invisibilisée, c’est politique pour moi. Les ateliers sont aussi un lieu d’expression, et je sens leur utilité pour ces jeunes qui sont à un âge où l’on se construit, avec des enjeux de projection très forts.

Quels retours avez-vous sur les films d’ateliers ?

Malheureusement, très peu, parce qu’on n’a pas le temps de retourner dans les établissements, pour des questions de budget. J’ai eu des retours des professeur·es, qui ont remarqué des changements, comme un petit élément déclencheur dans un CV ou une lettre de motivation. Des choses s’ouvrent du fait de ne pas avoir honte de parler de soi. Souvent, en atelier, les adolescent·es me disent qu’iels n’ont rien à dire d’intéressant. On sent une non-légitimité à parler de soi. Mais pourquoi je serais là, si c’était le cas ? La relation, l’écoute et la confiance font partie du cinéma documentaire. 

Avec Suzanne de Lacotte, nous échangeons au cours des ateliers et partageons des « mots-trésors » que nous recevons : « le documentaire est le fruit d’une époque avec ses idéologies, ses pensées politiques, ça me fait penser à une éponge », « si je pense documentaire, je pense animaux », « Le cinéma documentaire, ça permet de s’instruire, de découvrir d’autres types de films, ça change de Netflix. »…

Dans la Galerie 3 du Centre Pompidou, dans le cadre du dispositif pour Movie-ment, j’invite le public à entendre la voix de jeunes que j’ai questionné·es lors de mes ateliers et qui répondent à la question « C’est quoi pour vous, le cinéma documentaire ? ». Le public peut également écouter des réalisateur·rices, dont Françoise Romand, Mariana Otero ou encore Dominique Cabrera, tenter de donner leur définition du cinéma documentaire. Ensuite, il y a l’espace où je me trouve, avec mes caméras, pour filmer celleux qui le souhaitent. Dans un autre espace, on peut voir le travail des jeunes et, dans un dernier espace de projection, les rencontres filmées au Centre.

Et vous, quelle est votre définition du cinéma documentaire ?

Sans botter en touche, je dirais que je tente d’y répondre par l’installation. Définir le cinéma documentaire est difficile. J’ai moi-même réalisé deux films, et c’est en faisant que je définis le cinéma documentaire. Il se fabrique à trois : la spectatrice et le spectateur, l’auteur·rice, et tous les personnages qui sont devant la caméra. Il n’y a pas de contrat avec la personne filmée, contrairement au cinéma de fiction qui contractualise les relations entre réalisateur·rice et acteur·rice par l’argent, les obligations et le scénario. Le contrat du cinéma documentaire est dans la confiance. À tout moment, la personne peut me dire non et le film sera arrêté. C’est pour ça que je parle d’un cinéma de relation. Cette fragilité-là me touche. Et puis, ce sont des rencontres nouvelles à chaque fois, dans un nouveau lieu, un autre temps. Cela permet de comprendre un peu plus le monde et un peu plus les autres.

Publié le 22/05/2023 - CC BY-NC-ND 3.0 FR

Pour aller plus loin

Biographie et programmation de Charlotte Pouch | Centre Pompidou, mai 2023

Présentation de la réalisatrice et de son intervention dans le cadre de Movie-ment, en mai 2023.
Le questionnaire qu’elle soumet aux personnes qui acceptent de se faire filmer est celui-ci :

  • Quel est votre prénom ? Votre nom de famille ?
  • Quel âge avez-vous ?
  • Quel événement, fragment de votre vie voudriez-vous raconter ?
  • Où s’est déroulée précisément votre histoire ? Quand ? Quel jour ? À quel moment de la journée ?
  • Pourquoi cette histoire ?

N’oubliez pas les détails, les odeurs, les couleurs, les sons, les matières, les images, les objets, qui la constituent.
Puisez dans votre vie, l’intime est un terreau, une matière à films.
Racontez votre histoire à la première personne.
Elle peut être tragique, drôle, dramatique, poétique, cruelle, banale même.
L’histoire que vous allez dire, seul(e) vous pouvez la raconter, seul(e) vous l’avez vécue !

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