Interview

Appartient au dossier : Plastiques documentaires

La parole est une matière
Entretien avec Valérie Mréjen

Arts - Cinéma

Valérie Mréjen © Stéphanie Solinas

Valérie Mréjen est plasticienne, écrivaine et cinéaste. Elle explique à Balises quelle place prend la parole des autres dans ses créations, alors qu’elle présente un programme de projections et de lectures dans le cadre de Moviment, au Centre Pompidou, du 27 au 28 mai 2023.

Quelle place occupe la parole de l’autre dans votre travail ?

Une part importante, depuis ma vidéo Portraits filmés, en 2001. À ce moment-là, j’ai décidé de tourner la caméra et son micro vers les autres pour enregistrer des ami·es, connaissances, inconnu·es à qui je demandais de raconter un souvenir. Avant cela, j’avais plutôt écrit des dialogues à partir de souvenirs, interprétés par des comédien·nes. Depuis, j’ai tourné des documentaires, notamment une série avec des enfants et des adolescent·es ces derniers temps. J’ai aussi travaillé à partir de paroles d’agent·es de surveillance des musées pour Gardien party (2022) avec Mohamed El Khatib, et collaboré avec Charlotte Clamens, une amie comédienne dont j’ai mis en forme les histoires personnelles dans Comment se débarrasser de son crépi intérieur (2023).

Comment recueillez-vous la parole ?

J’ai besoin d’un cadre, et donc d’un projet, pour aller vers les gens et leur poser des questions. Et sans doute est-ce aussi le cas pour les personnes interviewées. Sinon il faudrait avoir un naturel ouvert, avenant, bavard, que je n’ai pas… c’est d’ailleurs peut-être le moyen que j’ai trouvé — un prétexte artistique pour s’obliger à surmonter une certaine réserve naturelle. La lutte entre une envie d’aller parler à quelqu’un·e et la retenue qui peut arrêter cet élan, on peut la dépasser avec cet ordre qu’on se donne soi-même, la pression qu’on se met pour atteindre un résultat et « récolter de la matière », comme on dit.

J’ai tendance à ne pas trop intervenir mais cela dépend beaucoup des gens… laisser des silences est souvent propice, mais point trop n’en faut si la personne est tellement timide qu’il faut tout de même l’encourager.

Quant au protocole, il évolue toujours en cours de route. Mes questions s’avèrent souvent trop compliquées, abstraites… je les réajuste en permanence. Ou je change tout simplement de formulation. Par exemple, récemment avec des collégien·nes, je demandais « quel serait ton meilleur souvenir ? », mais je me suis rendu compte qu’iels étaient déconcerté·es par le conditionnel. Iels me répondaient « dans le futur ? ». Donc cela oblige aussi à être plus directe, à ne pas faire de trop de volutes.

Comment accueillez-vous cette parole ?

Je me rends compte que l’écoute consiste à taire en permanence les premiers jugements ou réactions qui arrivent à la conscience, les commentaires qu’on peut se formuler intérieurement. Dans cette position documentaire, il faut en quelque sorte compter sur quelque chose, mais ne rien attendre. Lorsque je filme, je laisse souvent les réponses en suspens, j’attends avant de relancer, pour une question très technique de montage (laisser assez de silence si on veut avoir de la marge pour couper). Mais dans le cadre d’une enquête préparatoire comme pour Gardien party par exemple, c’était plus informel et moins posé. Dans un questionnaire « off » dont je sais qu’il ne restera pas d’enregistrement direct mais servira de base à un travail de collecte, je m’autorise plus à dialoguer avec la personne, à relancer, à interrompre… ce que j’évite de faire quand c’est filmé car on risque d’entendre ma voix sur ses paroles.

Comment restituez-vous cette parole ensuite ?

Dans la plupart de ces travaux, il s’agit d’un assemblage de points de vue différents, de témoignages de personnes interviewées séparément et qui se retrouvent côte à côte dans le montage d’un film ou d’un spectacle. Donc il ne faut pas que ce que dit l’un·e soit annulé, minimisé ou ridiculisé par la séquence qui suit ou qui précède. La fidélité pour moi se situe dans cet équilibre : faire exister et mettre en valeur ces paroles tout en les faisant dialoguer. C’est un peu comme faire se rencontrer des gens qui travaillent à des étages différents sans s’être jamais vu·es, ou qui se « connaissent » via des sites ou des réseaux, et orchestrer leur premier rendez-vous en live : chacun·e va se révéler face aux autres et se voir différemment dans leur regard. Il faut que tout le monde se sente important·e, qu’on n’écorche pas les noms, qu’on n’en ait pas laissé·es sur le côté en les oubliant… Si un·e adolescent·e fait de grosses fautes de français ou donne une réponse un peu risible (comme en 2018, un élève en Ille-et-Vilaine : « Oui je suis déjà allé à Paris. Les Champs-Élysées c’est pas mal… sinon il n’y a pas grand chose à voir. »), j’évite évidemment, car je sais que cela peut provoquer des rires moqueurs et ce n’est pas le but. Le but, donc, c’est plutôt de dessiner un faisceau de paroles qui se répondent, un portrait de groupe, de faire entendre chaque réponse comme une note singulière, de capter des présences.

Publié le 23/05/2023 - CC BY-NC-ND 3.0 FR

Pour aller plus loin

Site Internet de Valérie Mréjen

Retrouvez l’actualité de Valérie Mréjen ainsi qu’une présentation de ses créations.

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