Les données numériques sur le mouvement sont largement exploitées en sport, mais comment les disciplines artistiques s’en emparent-elles ? Le chorégraphe Jean-Marc Matos explique à Balises comment sa compagnie, K. Danse, se saisit des données quantitatives du mouvement pour explorer de nouveaux imaginaires, à l’occasion de la rencontre « Le corps en mouvement » proposée au festival Hors Pistes du Centre Pompidou en janvier 2024.
Qu’est-ce que la compagnie K. Danse ?
K. Danse est plus qu’une compagnie de danse. Nous travaillons sur l’hybridation entre le corps, en particulier le corps dansant, le corps expressif – à l’opposé d’un corps sportif –, et les environnements numériques.
Nous produisons des spectacles, des performances, toutes sortes de créations dans différents espaces : sur scène et en extérieur, sur Internet, voire dans la réalité virtuelle. Nous travaillons à la fois à développer des créations dans cet univers hybride, mais aussi à déployer des actions de médiation, afin que cette hybridation soit accessible à un maximum de personnes, enfants comme adultes. Nous sommes également présent·es sur un terrain plus inhabituel : celui de la recherche. Nous sommes partenaires d’institutions scientifiques, avec lesquelles nous élaborons des projets de création croisés.
J’anime et je pilote par ailleurs une plateforme transdisciplinaire, Metabody_Toulouse, sur laquelle la compagnie est aussi très active, à Toulouse et dans différentes régions, en lien avec des partenaires européens. La plateforme est issue d’un projet européen questionnant le rapport entre corps, société et technologie, que cette technologie soit invasive, intrusive ou au contraire positive dans sa capacité à augmenter nos expressions et les différentes formes poétiques.
Comment travaillez-vous sur les mesures numériques du corps ?
La numérisation du corps est partie prenante des dispositifs interactifs que nous utilisons dans nos créations, spectacles et performances. Nous analysons le mouvement à partir de données numériques, qui peuvent être obtenues à l’aide de capteurs optiques, corporels ou physiologiques. Ces données strictement physiologiques et anatomiques sont converties en données numériques et manipulées par nos collaborateur·rices et nos partenaires, artistes numériques, qui les utilisent pour le traitement sonore, visuel ou scénographique.
Nous – et ce « nous » englobe la compagnie, les artistes numériques, mais aussi des chercheur·ses avec qui nous travaillons – nous intéressons aux limites dans lesquelles se situe ce qui est capté en données digitales sur un corps humain au moment où il exprime une émotion, un état de corps ou un rapport expressif particulier. Comment donner à voir ces éléments qui sont de l’ordre de l’invisible, de l’intangible, dans un corps humain en train de danser ? Comment les données obtenues peuvent-elles être traduites pour que l’image, la musique ou l’environnement numérique dans lequel évolue la personne, exprime la relation que le corps et les données développent ?
Nous menons un travail d’analyse du mouvement, au départ plus quantitatif que qualitatif. Nous enregistrons des vitesses, des accélérations, des données qui touchent au geste et qui constituent une première étape vers le qualitatif. Nous travaillons sur les données saisies dans des situations de motion capture, pour qu’elles puissent donner lieu à des traductions de qualités de mouvement. Aujourd’hui, les captures sont surtout orientées vers l’anatomique, mais elles permettent de s’approcher d’une image plus fine de la dynamique d’un corps dansant, à des fins à la fois artistiques et scientifiques.
Nous développons, par exemple, un partenariat avec le centre de recherche et de création InfoMus, à Gênes, en Italie. Son directeur, Antonio Camurri, s’intéresse particulièrement à la capture et au traitement des données sensibles de l’être humain, dans la musique et la danse, et au possible dialogue avec la donnée numérique, pourtant très froide et mathématique. La manière dont les données sont traitées peut préserver quelque chose de l’ordre de l’intangible humain, et servir aussi bien des objectifs scientifiques que des projets artistiques. Nous développons par exemple un projet avec de la réalité virtuelle où nous essayons précisément de transcrire la capture du mouvement digital en des formulations poétiques, riches de sens, et qui préservent la qualité du mouvement de base.
Avez-vous des projets qui intègrent l’intelligence artificielle ?
Oui, l’intelligence artificielle (AI) est un territoire qui permet de plus en plus de réfléchir à la saisie fine du mouvement. Au sein de la compagnie, en 2024, nous menons par exemple le projet F_AI_LLE. Il consiste à établir un dialogue comparatif entre des gestes proches du quotidien – par exemple dans des situations d’observation ou d’attente – et des gestes plus inhabituels. L’intelligence artificielle analyse et compare les deux types de gestes, quotidiens et décalés, et nous mettons les participant·es au défi de lui faire perdre ses repères, à questionner les limites de ses capacités. Le corps expressif devient ici la limite du code informatique. En utilisant un dispositif qui analyse le mouvement, nous interrogeons finalement le système informatique lui-même.
Comment avez-vous conçu l’IA du projet F_AI_LLE ?
La conception est terminée et nous sommes désormais en phase de réalisation. Elle consiste actuellement à entraîner une IA, c’est-à-dire à nourrir la base de données d’une immense quantité de courtes vidéos de mouvement. Sur Internet, il y a déjà de telles bases de données disponibles, mais nous préférons créer notre propre base à partir des mouvements de nos danseur·ses et avec notre matériel informatique. Notre artiste programmeur, Clément Barbisan, nous rejoint en résidence à Toulouse régulièrement, et les performeur·ses sont convoqué·es pour enregistrer ensemble, sous ma direction, les mouvements que l’IA exploitera. Une fois qu’elle est alimentée par ces données, elle sait exactement quoi répondre. On le voit avec les IA génératives de textes, comme Chat GPT4 ou Gemini. Elles reproduisent une sorte d’exactitude. C’est justement ce que nous cherchons à interroger : comment traiter l’incertitude, l’inhabituel et obtenir une réponse qui n’est pas forcément celle qu’on attend ?
Quelle place prennent le public et les membres de la compagnie dans ce dispositif ?
Ce projet sera présenté sous forme de performance, médiée par une danseuse performeuse qui danse avec le dispositif, pour donner envie aux visiteur·ses de s’approprier ce dispositif et, du coup, de devenir elles.eux-mêmes les performeur·ses. Les participant·es sont invité·es à regarder ce qu’il.elles provoquent. Le public va découvrir, sous forme visuelle et sonore, les retours qu’il obtient quand il propose des mouvements inhabituels. Par exemple, si la personne est face au dispositif dans une attitude normée, symétrique, bien droite, il ne sera donné d’elle en miroir qu’une transcription lisse et stéréotypée. Le dialogue s’instaure quand la personne commence à proposer des gestes décalés, en particulier dissymétriques, ou des qualités de mouvement moins linéaires.
Les gens vont sentir par elleux-mêmes comment bouger pour que l’image se transforme. Plus iels seront inventif·ves et créatif·ves dans leurs gestes, plus l’image évoluera, jusqu’à devenir une intrigante forme plastique abstraite. Elle correspondra à notre vision de la retranscription plastique d’un corps qui s’exprime dans son authenticité.
Les données peuvent-elles traduire une émotion ?
On essaye tant bien que mal d’y parvenir, mais je pense qu’on n’y arrivera jamais complètement. Un être humain n’est pas un robot, aussi sophistiqué soit-il. On peut tout de même essayer de voir comment, à des fins de recherche scientifique ou à des fins strictement poétiques, on peut préserver dans les écritures numériques des traces au plus proche de la qualité du geste de départ, avec les émotions qu’il porte ou qu’il génère. Je préfère parler d’« états de corps », plutôt que d’émotions, parce que prétendre traduire une émotion en analysant un corps qui bouge me paraît prétentieux. Sauf peut-être si on part sur des émotions primaires, comme la colère, la joie, le plaisir… Mais on le sait, les émotions fonctionnent de manière très mélangée, le corps expressif est d’une extraordinaire complexité. Il nous reste encore beaucoup de chemin à faire avant de parvenir à analyser les émotions à travers les gestes qui les portent. Mais, traduire des états de corps, pourquoi pas…
Un autre projet artistique, Myselves, créé en collaboration avec l’artiste numérique Antoine Schmitt, s’intéresse à la traduction de différents états de corps. La danseuse performeuse est équipée d’un dispositif de capture optique qui analyse ses mouvements, auquel on a ajouté des capteurs physiologiques. Les capteurs enregistrent le squelette en mouvement, mais aussi d’autres données, comme les tensions musculaires des avant-bras. Nous tentons par ce biais de traduire des états émotionnels ou des états de corps particuliers, qui vont ensuite animer les entités visuelles et sonores projetées. Chaque pixel informatique a un comportement différent, en fonction de ce que la danseuse produit et envoie. Ces entités numériques avec lesquelles la danseuse dialogue ont leur propre comportement (c’est une pré-IA). Nous créons autour de cette idée que l’informatique, même nourrie des données saisies du mouvement, peut avoir aussi sa propre semi-autonomie. Cela questionne la présence de l’être humain qui s’exprime sur le plateau et la manière dont il vit avec son environnement numérique.
Qu’est-ce que travailler avec une IA, sur ses propres données, change dans la pratique des danseurs, dans le travail du chorégraphe ?
Quand le numérique entre en coprésence ou en coécriture, une dimension nouvelle s’ajoute, qui touche à un imaginaire de science-fiction. Le terme de science-fiction est pris dans un sens très ouvert : c’est la nécessité de mettre en avant des fictions spéculatives qui nous envoient vers d’autres possibles et qui, en même temps, questionnent le quotidien, dans notre rapport contemporain à la machine (voir la création 2023 « Immortelle(s) »). Dans ces nouveaux contextes, les performeur·ses et danseur·ses sont confronté·es ou amené·es à intégrer d’autres imaginaires. D’autres mouvements aussi, car l’outil aide à aller voir ailleurs, plus loin, en dehors des habitudes et du confort dans lequel le mouvement peut s’installer. Je ne dis pas que l’informatique et l’analyse du mouvement sont seules capables de bousculer nos pratiques, mais elles nous invitent à visiter des territoires véritablement inattendus.
Les œuvres présentées par la compagnie K. Danse depuis 1983 questionnent les frontières entre fiction et réalité, la construction sociale du corps, le rapport aux nouvelles technologies. Le site de la compagnie explique la démarche de la compagnie et propose de nombreux extraits de spectacles et de performances.
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