Photographier les colonies, entre reportage et ethnographie
Dans les années trente, plusieurs photographes et figures du reportage parcourent l’empire colonial français. Iels en rapportent des images inédites des populations et des territoires sous domination française, diffusées dans la presse illustrée et dans des expositions ethnographiques. Balises se penche sur la circulation de ces photographies au cœur de l’exposition « Décadrage colonial », organisée par le Centre Pompidou du 7 novembre 2022 au 27 février 2023.
Le début des années trente est synonyme d’essor de la presse illustrée. Dès sa fondation en 1928, le magazine Vu place la photographie au cœur de sa ligne éditoriale et de sa mise en page. Il est suivi par Voilà, autre hebdomadaire de reportage lancé en 1931, et par le quotidien Paris-Soir, qui la même année adopte un nouveau graphisme davantage tourné vers l’image. En 1934 est également fondée l’agence coopérative Alliance-Photo. Elle réunit, autour de Maria Eisner (1909-1991), des photographes comme Denise Bellon (1902-1999), Pierre Boucher (1908-2000), Robert Capa (1913-1954), Gerda Taro (1910-1937), Pierre Verger (1902-1996) et René Zuber (1902-1979).
En parallèle, l’Exposition coloniale internationale organisée au bois de Vincennes en 1931 marque l’apogée de l’empire français. Les journaux se font l’écho d’un intérêt renouvelé pour les colonies, sur les plans politique et économique mais aussi culturel et scientifique. Dans ce contexte, des figures du reportage et de la photographie voyagent à travers le monde, en particulier dans les colonies françaises. Elles constituent de nouveaux corpus iconographiques, analysés notamment par Damarice Amao et Lilah Remy dans l’exposition et le catalogue Décadrage colonial, et par l’historienne de la photographie Anaïs Mauuarin.
Reportages dans les colonies
Certain·es photographes travaillent sur commande d’institutions publiques ou de sociétés privées. André Steiner (1901-1978) se rend ainsi au Maroc en 1933-1934, probablement à la demande du ministère des Colonies. Il photographie les rues, les scènes pittoresques, les signes de modernité, les habitant·es seul·es ou en groupe. Ses portraits de prostituées et de jeunes baigneurs font écho aux nombreuses photographies de corps sportifs, nus et musclés qu’il réalisera par la suite, mais aussi à l’imaginaire érotique récurrent dans les représentations coloniales. Les photographies réalisées par André Steiner à Bousbir, quartier réservé où se concentre la prostitution de Casablanca, sont d’ailleurs décontextualisées et reproduites dans des revues de charme aux côtés de fictions érotiques, comme le souligne l’historienne de l’art Alix Agret dans Décadrage colonial.
De son côté, Thérèse Le Prat (1895-1966) effectue, entre 1931 et 1938, plusieurs voyages pour répondre à des commandes de la Compagnie des messageries maritimes. Les clichés réalisés lors des différentes escales doivent refléter la diversité des territoires reliés par paquebot, et promouvoir ainsi le tourisme maritime. Thérèse Le Prat photographie donc paysages et scènes de la vie quotidienne. Toutefois, ses images vont au-delà des clichés touristiques et des stéréotypes exotiques. Les nombreux portraits qu’elle réalise annoncent, quant à eux, sa spécialisation d’après-guerre.
La presse illustrée publie également les images d’écrivain·es ou journalistes voyageur·ses. Henry de Monfreid (1879-1974) signe ainsi des reportages et souvenirs de voyage pour Paris-Soir à partir de 1935. Élisabeth Sauvy-Tisseyre, dite Titaÿna (1897-1966), propose des articles d’actualité et des récits de voyage dans le même quotidien, ainsi que dans des hebdomadaires illustrés. Voilà annonce en une, au début de l’année 1933, sa série « Mes amies » ; ces portraits de femmes rencontrées autour du monde mêlent érotisme, exotisme et essentialisme et font écho aux évocations des colonies dans une grande partie de la presse illustrée du début des années trente. De même, le magazine Vu publie ses articles intitulés « Mes mémoires de reporter ou les dessous de ma vie aventureuse » à partir du 24 novembre 1937. Titaÿna associe, là encore, textes à la première personne et photographies, comme un gage d’authenticité et d’évasion.
De nombreux photographes professionnel·les collaborent également avec la presse illustrée, à l’image de Pierre Boucher, qui se rend en Égypte, au Maroc et en Tunisie pour le compte de l’agence Alliance-Photo, chargée de vendre ses reportages à des titres de presse. Il photographie les paysages, les villes et villages, les sites antiques et, de façon plus ponctuelle, les habitant·es. Il expérimente aussi avec l’infrarouge et le photomontage.
Pierre Ichac (1901-1978), quant à lui, réalise de longs séjours dans le massif montagneux du Hoggar, en Algérie, au début des années trente. Il y photographie notamment des scènes de groupe, des objets, des élevages ou encore des caravanes. Il signe ensuite les textes et les photographies de six articles sur les habitant·es du Sahara, publiés dans le magazine Vu de décembre 1930 à janvier 1931 sous le titre « Sous le voile touareg ». Pierre Ichac réalise d’autres voyages en Afrique dans les années suivantes, notamment en Égypte, au Cameroun, en Afrique-Équatoriale française, en Côte d’Ivoire ou encore en Éthiopie, où il est envoyé spécial de L’Illustration. Il expérimente aussi avec la photographie aérienne lors de reportages sur le développement de l’aviation en Afrique. Ces images se rapprochent de celles promues par l’ethnologue Marcel Griaule (1898-1956), pour qui la position surplombante du photographe aérien reflète celle du chercheur observant le terrain selon Julien Bondaz, ethnologue spécialiste de l’histoire de la discipline. Dans le même temps, ces vues panoramiques désincarnent et mesurent le territoire, instaurant un sentiment de propriété.
Certaines photographies se retrouvent ensuite dans la presse coloniale et diverses publications officielles. Des clichés de Pierre Ichac sont par exemple reproduits dans Togo-Cameroun, le bulletin d’information de l’Agence économique des colonies. La brochure officielle du Deuxième Salon de la France d’outre-mer, éditée par le ministère des Colonies début 1940, reprend elle aussi les images de plusieurs photographes.
La photographie de reportage au musée
Ces images rapportées des colonies bénéficient d’une nouvelle visibilité au musée d’Ethnographie du Trocadéro, dirigé par Paul Rivet (1876-1958) et Georges Henri Rivière (1897-1985) à partir de 1928. La photographie y renouvelle l’ethnographie : elle interroge les méthodes de la discipline et modifie sa mise en exposition, étudiée par Anaïs Mauuarin.
Des instantanés sont par exemple intégrés aux salles sur l’Asie en 1934. Mis en vitrine aux côtés des objets exposés, qu’ils représentent en situation, ces clichés informent sur les usages et sur les usager·ères premier·ères d’artefacts dont la valeur sociale et culturelle est ainsi reconnue. Certain·es ethnologues rapportent à la fois des objets et des photographies de ces objets sur le terrain, dans le cadre d’expéditions soutenues par le musée. Toutefois, ce rôle d’intermédiaire n’est pas limité aux clichés pris dans un but scientifique, au contraire : des images de photographes professionnel·les, comme Pierre Ichac, rejoignent la photothèque du musée, et sont présentées dans l’Exposition du Sahara, qui rassemble les puissances coloniales européennes en 1934. Quelques dizaines d’images issues de reportages de l’agence Alliance-Photo, signées par Denise Bellon, Pierre Boucher, Pierre Verger et René Zuber, intègrent le parcours permanent du musée à la fin des années trente.
Par ailleurs, le musée d’Ethnographie du Trocadéro organise, entre 1932 et 1935, une dizaine d’expositions de photographies contemporaines. Ce sont alors les images qui transmettent directement des savoirs sur les régions et populations représentées. Le musée consacre chaque exposition à une figure unique – Odette Arnaud, Henry de Monfreid, Titaÿna, Pierre Verger, André Steiner… Il participe et profite à la fois de la reconnaissance artistique de la photographie, tentant par ce biais d’attirer un public nouveau vers l’ethnographie. En effet, la dimension esthétique des photographies présentées n’exclut pas un intérêt scientifique, au contraire : comme le remarque Anaïs Mauuarin, professionnel·les du musée et journalistes semblent s’accorder sur la valeur documentaire et pédagogique que procure la beauté de l’image.
Expéditions et médiatisation
Selon l’anthropologue Éric Jolly, la photographie intègre les méthodes de la discipline ethnographique dans les années trente, dans une logique d’enregistrement et de collecte similaire à la prise de notes ou au rassemblement d’objets. Les Instructions sommaires pour les collecteurs d’objets ethnographiques établies en 1931 par le musée d’Ethnographie et la mission Dakar-Djibouti contiennent par exemple un court appendice qui explicite la méthode à suivre lors des prises de vue. Ces dernières sont préconisées dans le reste de l’ouvrage pour étudier la fabrication et les usages des objets collectés, mais aussi les « monuments intransportables », les habitations, les transformations du sol et des matières premières, les « postures de travail, de marche, de course, de repos, de sommeil », les sports et les jeux, les tatouages… Si la photographie reste considérée comme une pratique secondaire, les missions dirigées par Marcel Griaule rapportent néanmoins plusieurs milliers d’images complétant les observations de terrain et les collections muséales.
Ces photographies prises sur le terrain par des ethnologues se retrouvent dans plusieurs titres de presse. La mission ethnographique et linguistique Dakar-Djibouti de 1931-1933 fait par exemple l’objet d’un numéro spécial de la revue littéraire d’avant-garde Minotaure, sorte de catalogue d’exposition officieux qui rassemble des articles de membres de l’expédition et de personnalités du musée, accompagnés de « nombreuses reproductions de scènes, types, sites, objets et documents divers se rapportant aux régions traversées par la Mission ».
Plus généralement, les photographies d’ethnologues font l’objet d’expositions, de projections lors de conférences et de reproductions dans des publications scientifiques et dans des titres de la presse coloniale et journaux grand public comme Le Monde colonial illustré, L’Intransigeant ou L’Illustration. L’hétérogénéité des publications mentionnant ces missions suggère un large intérêt pour les recherches ethnographiques et, au-delà, pour les colonies françaises dans les années suivant l’Exposition coloniale de 1931. En parallèle de cette couverture médiatique extérieure, certain·es ethnologues évoquent directement dans les journaux les progrès de leurs voyages et de leur discipline. Dans la seconde moitié des années trente, Marcel Griaule se fait lui-même auteur de presse : il raconte la mission Sahara-Soudan dans Le Journal en mai 1935 et signe un article plus sensationnel sur la divination en pays dogon dans le magazine Vuen février 1938. Dans un mouvement inverse, le photographe Pierre Verger, membre de l’agence Alliance-Photo, se tourne peu à peu vers l’ethnologie. Il voyage notamment en Afrique-Occidentale française en 1935 et deviendra, par la suite, un spécialiste reconnu des cultures religieuses du Golfe de Guinée et des communautés afro-brésiliennes.
« L’exposition explore, au travers de la collection du Cabinet de la photographie et des documents de la bibliothèque Kandinsky, les tensions et les ambivalences qui traversent la production de la nouvelle scène photographique parisienne de cette période : fascination pseudo-scientifique pour les cultures dites de “l’ailleurs”, fétichisation et érotisation des corps noirs, participation au renouvellement de l’ethnographie ou encore contribution à l’élaboration d’une nouvelle image de la nation. »
Damarice Amao (dir.)
Textuel et Centre Pompidou, 2022
Accompagnant l’exposition présentée au Centre Pompidou à l’hiver 2022-2023, ce catalogue établi sous la direction de Damarice Amao réunit des contributions d’Alix Agret, Patrice Allain, Anaïs Mauuarin et Lilah Remy.
Anaïs Mauuarin
Presses universitaires de Strasbourg, 2022
Dans cet ouvrage issu de sa thèse de doctorat, Anaïs Mauuarin analyse la place de la photographie dans la discipline et les institutions ethnographiques des années trente aux années cinquante. Un chapitre intitulé « L’œil attiré, l’œil éduqué » revient plus particulièrement sur l’histoire du musée d’Ethnographie du Trocadéro dans la seconde partie de l’entre-deux-guerres, et sur la circulation des images du photoreportage entre la presse illustrée et les expositions organisées par cette institution. Cette dimension est également explorée dans un article paru en 2015 dans la revue Études photographiques, en accès libre sur OpenEdition.
Jérôme Souty revient sur le parcours de Pierre Verger, photographe et ethnologue spécialiste des religions et des circulations culturelles entre le Brésil et l’Afrique. Cet ouvrage est tiré de ses recherches de doctorat.
Né d’une collaboration entre la Bibliothèque Éric-de-Dampierre du Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative, la Bibliothèque nationale de France et le musée du quai Branly – Jacques Chirac, ce site présente les missions ethnographiques françaises réalisées en Afrique subsaharienne entre 1928 et 1939. Il permet d’en découvrir la chronologie, les méthodes et les protagonistes.
Proposé par le Centre Pompidou en complément de l’exposition « Décadrage colonial », ce podcast est « l’occasion d’explorer une partie de la collection de photographies du Centre Pompidou qui n’avait encore jamais été abordée frontalement : les œuvres des photographes de l’entre-deux-guerres qui ont immortalisé les paysages et les visages des pays colonisés par la France. Damarice Amao et Lilah Remy reviennent sur les jalons qui rythment l’exposition, accompagnées des voix décoloniales des années 1930 interprétées par Casey et Rocé, deux figures du rap français. »
Damarice Amao décrypte, pour le Magazine du Centre Pompidou, quelques images présentées dans le cadre de l’exposition « Décadrage colonial » : des photomontages de Alexander Liberman (1931), John Heartfield (1932) et Fabien Loris (vers 1934), une photographie de nu féminin par Laure Albin-Guillot (vers 1929), un portrait d’Adrienne Fidelin par Man Ray (vers 1938-1940) et un autre de Kiki de Montparnasse avec un masque africain par ce même photographe (1926).
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