Le réalisateur et monteur Adrien Faucheux est ami avec Denis Gheerbrant depuis de nombreuses années. En 2021, l’Institut national de l’audiovisuel lui propose de réaliser un portrait du cinéaste. Ce documentaire, L’Espace devenait humain, est projeté en ouverture du cycle que La Cinémathèque du documentaire à la Bpi consacre, début 2022, à Denis Gheerbrant et Marc Isaacs.
Comment Denis Gheerbrant a-t-il vécu le fait d’être de l’autre côté de la caméra ?
C’est un cinéaste qui, au fil des années, a travaillé de plus en plus en solitaire. Il filme lui-même et travaille sans ingénieur du son ni monteur. Denis est arrivé à une forme d’autarcie dans son travail. Au fur et à mesure que je préparais la mise en scène, il s’est approprié son propre rôle. Avec beaucoup de générosité, il a accepté de s’exposer. En tant que cinéaste, il avait une conscience très vive de l’objet cinématographique auquel il était en train de participer et il s’est impliqué dans la dramaturgie que je lui proposais.
Aviez-vous un scénario très écrit ?
J’ai travaillé à partir d’une somme de documents que Denis a accumulés au fil des années : des interviews, des articles de presse, des actes de colloques… J’en ai tiré une série de textes qu’il s’est réappropriés. Il tenait à ce que ses propos correspondent à sa manière actuelle de voir les choses.
Nous avons répété sans caméra, afin que sa parole se déploie de façon fluide et claire, et nous avons fait un certain nombre de prises au tournage. La question de « refaire » est cruciale dans le cinéma documentaire. On a souvent l’idée qu’on parvient à la vérité par la spontanéité et l’imprévu. Je pense pour ma part que lorsqu’on approfondit les choses, la spontanéité est toujours là. Il faut juste la travailler. Répéter et refaire mène à une forme d’intensité de la présence. C’est assez loin de l’approche cinématographique de Denis, qui s’appuie beaucoup sur la notion de rencontre avec la personne filmée. Il donne une importance décisive à l’acte même de filmer cette rencontre.
Quand l’Institut national de l’audiovisuel (Ina) m’a proposé de réaliser ce film-portrait, je me suis interrogé sur ce que cela implique cinématographiquement de filmer un cinéaste. J’ai mis délibérément cette commande dans la perspective de mes propres réflexions. Je ne souhaitais ni calquer l’écriture de Denis, ni produire un film d’entretiens standard, illustré d’extraits de films. Il fallait que l’œuvre de Denis soit montrée dans un cadre solide et unique, et non égrenée dans un flot de propos.
Vous êtes monteur et vous montrez les coulisses du montage dans le travail de Denis Gheerbrant. Était-ce une intention dès le départ ?
Dans le cinéma documentaire, il est particulièrement net que l’écriture et le montage sont imbriqués. Voir Denis travailler réellement sur ses images, échanger avec une monteuse ou manipuler ses films sur un écran est une manière de montrer concrètement le travail de cinéaste. Je ne voulais pas d’une narration au passé, avec des récits de tournage. Le seul moyen de voir le travail de façon actuelle était de mettre Denis face à ses images.
Denis Gheerbrant filme sur le terrain, en cinéma direct. Ce film, à l’inverse, est une sorte de huis clos…
La question n’était pas de décider de filmer à un seul endroit mais de décider de ne pas filmer à plusieurs endroits ! Denis était en train de déménager. Il y avait des travaux. Dans le film, il y a des ouvriers, du foutoir. Cela donne une impression de flottement, on ne sait pas s’il arrive ou s’il part de ce lieu ; si on est dans un « avant » ou un « après ». On perçoit qu’il y a un changement en cours. Quelque chose, là aussi, se joue au présent.
Ce portrait intime le rend très attachant.
C’est sans doute grâce à notre proximité avec lui dans le film. Toute l’équipe de tournage, notamment le chef opérateur Vincent Pinckaers, était dans un climat chaleureux et posé. Et puis ça a été l’occasion pour Denis de réunir et de formuler des choses sur lesquelles il travaille depuis des années. On sent qu’il est habité par une maturation, une somme d’expériences qu’il partage avec nous. J’ai travaillé au montage de ce film avec un ami réalisateur, Alexandre Barry, qui dit souvent : « on ne peut pas filmer quelqu’un si on ne l’aime pas ». Il faut du désir, il faut de l’empathie. Il faut être du côté de celui ou celle qu’on filme et en faire une belle personne.
Que diriez-vous au public pour l’inciter à découvrir cette rétrospective ?
Quand on fait un film, on détermine mentalement un spectateur idéal, celui à qui notre film est adressé, même lointainement. C’est une notion ouverte et complexe, mais qui implique des conséquences énormes sur le registre du film, son exigence, son esthétique. Dès le départ, mon film était adressé idéalement à un spectateur ou une spectatrice assez jeune, en position de recherche et de questionnement et qui serait susceptible, à un moment particulier de son parcours, de découvrir le cinéma documentaire. Je voulais que ce film puisse être une porte qui ouvre sur ce champ-là. S’il fallait s’adresser à un public qui ne connaît pas les films de Denis et générer une curiosité et un intérêt de sa part, je n’irais pas parler de la forme ou des sujets de ses films, mais plutôt de l’indépendance, de la liberté et de la curiosité empathique de Denis envers les autres. Dans La Vie est immense et pleine de dangers (1994), sa relation avec ses enfants est très belle. C’est un film qui m’a beaucoup marqué au niveau émotionnel. Et la vie (1991) est un film très elliptique, très énigmatique, très ouvert. C’est une errance, ça éclate la question du propos, c’est très proche des gens.
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