À travers les récits d’habitant·es de Détroit, d’activistes, de chercheur·euses et de romancier·ières, Raphaëlle Guidée, professeure de littérature à l’université Paris-8, s’interroge sur la manière dont la plus grande ville du Michigan s’est relevée de son effondrement économique. En écho à la rencontre « Terra Incognita : zone à explorer », organisée à la Bpi le 18 novembre 2024, elle nous invite à comprendre comment une ville se saisit de la pluralité de possibles et d’avenirs qui s’offrent à elle.
Propos recueillis par Aurélien Moreau (Bpi)
Pourquoi avoir choisi comme sujet d’enquête Détroit pour raconter l’effondrement d’une ville ?
Raphaëlle Guidée : La première fois que je suis venue à Détroit en 2005, j’ai été frappée par la vision d’un centre-ville abandonné et détruit. L’aspect post-apocalyptique m’a sidérée. À l’époque, je travaillais sur les catastrophes et les liens qu’elles entretiennent avec les utopies. Détroit est une ville où se noue, de façon évidente, ce rapport entre un désastre et des alternatives. Cela a été le point de départ de mon travail : savoir comment une ville contemporaine, emblématique de la modernité capitaliste industrielle, peut voir surgir d’autres mondes possibles au cœur de son effondrement.
Comment s’est déroulé votre travail de recherche ?
R. G. : Au début, j’ai travaillé avec un corpus composé de photographies, de fictions ou d’essais littéraires. Il s’agissait de romancier·ières qui ont écrit après la faillite de la ville en 2013, comme Tanguy Viel ou Thomas B. Reverdy, ou encore de photographes des ruines, comme Romain Meffre et Yves Marchand. Leurs clichés et leurs récits reflètent bien nos imaginaires communs de l’apocalypse et de l’utopie. Cependant, ils ne me permettaient pas de comprendre ce qui se passait réellement à Détroit. J’ai alors élargi mes recherches, en recueillant des témoignages d’habitant·es, comme cette bibliothécaire résidente, férue d’ornithologie qui a vu les paysages de Détroit se métamorphoser au fil des décennies.
Je me suis également intéressée à des textes de militant·es, des rapports administratifs, des articles de sciences sociales ou encore à la parole du chief storyteller [Un créateur de récits], engagé par la ville peu après la banqueroute, pour raconter l’histoire de Détroit et de son redressement. Enfin, certains travaux artistiques ont été d’une aide précieuse pour comprendre le temps long de la catastrophe, comme les œuvres de Franziska Klose. J’ai pu ainsi dresser une sorte de cartographie de l’effondrement de Détroit à travers ces différents points de vue, parfois contradictoires.
Pourquoi cette forme littéraire hybride, à la fois essai, enquête et récit ?
R. G. : Elle m’est venue du fait que je ne trouvais pas une forme de récit spécifique pour appréhender cette ville. Je me suis dit qu’il fallait que j’écrive non pas une « histoire définitive », mais une histoire faite d’avenirs et de possibles enchevêtrés. Pour comprendre ce qu’il se passait, il fallait pluraliser les prophéties et assembler un grand nombre d’histoires sur Détroit pour saisir toute la complexité des situations. Elle est avant tout littéraire car tissée de nombreuses voix qui ne sont pas les miennes, et que j’ai collectées pendant près de 12 ans. Toutes ont un rapport avec l’expérience de l’injustice. Je voulais raconter la perte d’un monde, d’un quartier mais aussi le dépeuplement d’une ville, la dégradation progressive des services publics, tels qu’ils sont vécus par celles et ceux qui les perdent, et qui les ont aimés.
Comment s’est relevée la ville depuis la faillite de 2013 ?
R. G. : La renaissance est très débattue. Selon certain·es chercheur·euses et militant·es, la situation de la majorité noire n’a pas véritablement changé. Les services publics se sont sensiblement améliorés mais les problèmes restent colossaux et les plus pauvres ont été contraints de quitter la ville en raison de l’augmentation des prix de l’immobilier. Détroit a récemment vu sa population augmenter pour la première fois depuis les années 1960.
Parallèlement, il y a eu un renouveau architectural. De nombreux bâtiments sont entièrement rénovés ou détruits pour être remplacés par des gratte-ciels tout neufs. La ville est dépeinte dans certains articles comme la plus attractive des États-Unis, avec toute l’exagération du storytelling américain. On voit apparaître une forme de décalage entre cette reprise capitaliste et le fait que la situation globale des inégalités et des infrastructures a peu changé. Le récit dominant est celui d’une réussite spectaculaire. C’est tout l’inverse d’il y a 10 ans. Actuellement, Détroit incarne le capitalisme vert, la ville fossile réconciliée avec la nature. Ce récit est présenté comme une utopie capitaliste réussie en passe de se pérenniser. En réalité, l’histoire de cette ville, comme celle de nombreuses villes américaines, a suivi le processus du « Boom and Bust », c’est-à-dire de cycles de très forte croissance puis d’important déclin.
Y a-t-il eu une appropriation des friches industrielles et des espaces vacants par la population ?
R. G. : Le foncier était si fortement dévalorisé pendant une période, que de nombreux·euses fermier·ières ont pu investir les terrains vacants sans en être les propriétaires. Les friches, alors invisibles aux yeux du marché, ont été considérées comme des déchets dont il fallait se débarrasser par un vaste programme de démolition et de réaménagement, le plus grand à avoir été mis en place depuis 1945. Une fois les terrains revalorisés, de nombreux fermier·ières ont été prié·es de partir. Les fermes urbaines sont encore nombreuses aujourd’hui, mais elles restent très précaires.
L’autre dynamique est celle de l’institutionnalisation, qui touche principalement les lieux occupés par les artistes. Pérenniser l’occupation des lieux abandonnés suppose des investissements lourds, qui ne peuvent être financés sans l’aide de fondations privées. Un collectif d’artistes a par exemple rénové un bâtiment en ruine pour créer « Dreamtroit » : un espace d’ateliers à loyers modérés désormais subventionné et soutenu par la ville.
Comment s’est produit le retour à la nature à Détroit ?
R. G. : Je ne sais pas si on peut parler de retour à la nature. L’effondrement des services publics et la baisse démographique ont, bien entendu, favorisé une végétalisation impressionnante des espaces vacants. Mais la nature qui revient n’est pas la prairie originelle. C’est une nature façonnée par l’histoire des migrations urbaines, mêlant plantes domestiquées et végétaux invasifs. Quand on voit, sur les photographies de Franziska Klose, des zones humides dont l’apparition est liée à la présence d’une fuite massive des canalisations urbaines, est-ce que c’est « naturel » ? Désormais le processus de gentrification affecte aussi les animaux et les plantes, comme autrefois le déclin urbain. Les quais de la rivière ont été transformés en un immense parc paysager qui adopte les codes de la « ville sauvage », d’ailleurs très agréable, mais juste à côté on tue les castors qui « abîment » les arbres du parc.
Détroit représente la ville de toutes les tensions environnementales. Au-delà des ruines spectaculaires et des grandes crises que la ville a traversées. Son histoire est, selon moi, le fruit d’une violence invisible, graduelle et inscrite dans le temps ordinaire. Où sont les images et les récits qui rendent compte de cette violence lente, insidieuse ? Aujourd’hui les nouvelles usines automobiles Ford ont des toits végétalisés, des ruches, des zones de biodiversité préservées à proximité. Ce type d’oripeaux écologiques masque pourtant mal la continuité des dynamiques de prédation vis-à-vis de tous les vivants.
Détroit, 2013. Le quartier de Brewster Douglass Project, gigantesque complexe de logements sociaux, construit en 1935 sous l’impulsion de la première dame Eleanor Roosevelt, est ravagé par le crime, la pauvreté et le racisme. Parmi les décombres d’un bâtiment, le corps d’un jeune homme abattu par balles est retrouvé. L’enquête menée par Ira, flic d’élite, le ramène sur les traces de son passé. Dans ce roman chorale, Judith Perrignon mène un véritable travail journalistique, s’appuyant sur des ressources documentaires historiques qui donnent à entendre le Détroit des années 1920, au son du boom industriel automobile jusqu’à la faillite de 2013, en passant par les années 1950 où les crises successives amènent la population à quitter la ville.
Théâtres, hôtels, églises et gratte-ciel en décomposition, les photographes Yves Marchand et Romain Meffre ont photographié l’effondrement progressif de Détroit depuis le début des années 2000. Vision à la fois sublimée et cauchemardesque d’une ville ayant connu une prospérité fulgurante.
À la fois roman introspectif, récit familial et étude sociologique, Eux dépeint trente années de drames, de conflits et de violences au sein d’une famille vivant dans les bas-fonds de Détroit. Joyce Carol Oates puise dans l’histoire douloureuse de la ville, allant de la Dépression des années 1930, jusqu’aux émeutes de 1967.
Gilles Perrin, Nicole Ewenczyk, Howard Bossen et John P. Beck
Michigan State University Press, 2014
Bel ouvrage de portraits photographiques et d’interviews d’une soixantaine d’habitants de Détroit œuvrant dans le social, l’agriculture urbaine et le domaine artistique. Detroit Resurgent donne également à lire de la poésie et des essais, autant de témoignages puissants sur l’amour que les Detroiters ont pour leur ville.
Sara Blair et Christine Tysh
Detroit Institute of Arts, 2016
Ce catalogue du Detroit Institute of Arts rassemble des photographies de la culture urbaine et underground de Détroit, depuis les années 1960 à aujourd’hui. Scènes de rue et graffitis, côtoient des lieux emblématiques dans lesquels le jazz et le rock garage se sont épanouis. Des clichés de Patti Smith, des MC5 et d’artistes hip-hop témoignent d’un passé musical riche. L’ouvrage évoque la gentrification progressive de la ville avec ces ruelles commerçantes transformées en terrains vagues prêts à accueillir des habitations.
Peter Gavrilovich et Bill McGraw
Detroit Free Press, 2006
Le quotidien Detroit Free Press, a publié trois siècles d’archives illustrées sur les événements qui ont bouleversé la ville de Détroit, remontant à la colonisation européenne en 1701 par l’aventurier français Antoine Laumet de La Mothe.
À la Bpi, niveau 2, 973.4 DET
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