Interview

Appartient au dossier : Comment traduire une œuvre ?

Drôle de traduction

Langues

L'équipe de The Good Place au Comic-Con de Santiago en 2018 par Dominique Redfearn - CC-BY

Au début de la série comique américaine The Good Place (2016-2020), des personnages meurent et arrivent au « Bon Endroit ». Au fil des épisodes, ils tentent d’élucider les événements loufoques qui s’y déroulent. Marie Causse, Sébastien Charron, Alexa Donda et Valérie Marchand ont traduit la troisième saison en vue de son doublage. Ils nous expliquent comment faire passer jeux de mots, références et situations comiques de l’anglais vers le français.
 

Que raconte The Good Place ?

Alexa Donda –The Good Place manie l’humour absurde pour faire voyager ses personnages entre le Bon Endroit et le Mauvais Endroit, à savoir le Paradis et l’Enfer.

Valérie Marchand – C’est une série sur les enjeux du bien et du mal qui mélange philosophie, humour et suspense. 

Marie Causse – L’humour repose sur le comique de situation, les jeux de mots et l’absurde. Le ton va de l’humour potache à l’humour noir, en passant par des références assez pointues. 

Sébastien Charron – Cette série est aussi impertinente. Elle n’hésite pas à prendre des risques aussi bien sûr les thèmes abordés que sur la forme : par exemple, rendre crédible un vol de crevettes n’est pas évident en soi.

Au Bon Endroit, prononcer un mot grossier est physiquement impossible. Comment avez-vous traduit les jeux de mots qui font passer ces termes dans un niveau de langue courant ?

M. C. – « Fuck » ne se traduit pas toujours par « putain », cela dépend du contexte. Il fallait que ce soit la même chose pour « fork » (littéralement « fourchette »), qui est la manière dont « fuck » sort de la bouche des personnages au Bon Endroit. On a donc fait une liste de grossièretés qui nous passaient par la tête puis on a cherché pour chacune un équivalent en changeant une lettre ou deux. Ça a donné : « merle », « patin », « bretzel », « canard », « va te faire loutre », etc.

V. M. – Il fallait inventer des termes qui camouflaient le mot tout en le reconnaissant. Trouver le mot juste, c’est aussi trouver la référence qui va restituer l’esprit, l’idée recherchée dans la version originale. Sans oublier d’être synchrone, c’est-à-dire de respecter le mouvement des lèvres. 

A. D. – Il y a eu de nombreux échanges de mails, des séances de brainstorming… Dès que ça faisait rire toute l’équipe, on validait l’idée. Ces expressions sont récurrentes font une grande partie du charme de la série.  

Image représentant Mickael dans la série The Good place, avec en soustitre: -What the fork !
Michael Schur, The Good Place © Universal Television Group, 3 Arts Entertainment, Fremulon, 2016-2020

Comment transposez-vous les accents ?

V. M. – En doublage, on évite de jouer les accents pour ne pas tomber dans la caricature. Concernant le personnage de Tahani, on a essayé de transposer son accent anglais et son style « posh » dans son phrasé, son vocabulaire et son grain de voix. 

M. C. – La question est : que trahit un accent et comment le texte peut-il l’appuyer ?

A. D. – On adapte chaque personnage différemment pour qu’à défaut d’un accent, ils aient tous une particularité.

S. C. – C’est en général arrêté d’un commun accord entre le client, le studio de doublage, le directeur artistique et l’adaptateur.

Traduire l’humour absurde demande-t-il une réflexion particulière ?

V. M. – Les jeux de mots sont plus difficiles à traduire que l’humour absurde. L’une des différences avec la traduction littéraire est que nous bénéficions de l’image, et donc d’un contexte. Par ailleurs, le jeu du comédien porte la phrase et la colore pour lui donner vie.

M. C. – Avoir l’image n’est pas toujours un bénéfice. Parfois, les jeux de mots sont représentés à l’écran et trouver une solution est difficile. Par exemple, des fourchettes géantes apparaissent dans la saison 1 lorsque les erreurs d’Eleanor se matérialisent… En français, la référence disparaît puisqu’on n’a pas traduit « fork » par « fourchette ». Mais puisqu’on ne trouve pas de solution à tous les jeux de mots, on peut en ajouter de-ci de-là quand la version originale n’en propose pas. 

A. D. – La traduction est une autre version de l’histoire. On reste proche de la version originale mais être identique est impossible, de par la différence de langues, de références et de culture.

S. C. – Le sens de l’absurde est très différent selon les cultures et la transposition d’une langue à l’autre peut s’avérer catastrophique. Il vaut mieux avoir une meilleure maîtrise de l’absurde dans la langue de destination que dans la langue d’origine, au risque de ne faire rire que soi-même.

Transformez-vous les références citées par les personnages ? 

V. M. – Certains des personnages célèbres que cite régulièrement Tahani sont gardés, d’autres non, c’est à nous de faire le tri. La règle est de ne jamais choisir un équivalent français.

M. C. – Un traducteur est souvent plus imprégné de la culture de la langue source que la moyenne du public, alors, je demande autour de moi si telle référence parle aux gens. Il s’agit aussi de se demander à quoi sert la référence et comment rendre le même effet. Et parfois, on peut laisser une référence même si elle est un peu obscure et faire confiance au spectateur.

A. D. – Pour les références actuelles, je consulte les enfants et neveux d’amis pour savoir si une personne est connue des jeunes français. Ça fonctionne aussi pour les expressions. J’ai appris récemment que le verbe « friendzoner » était entré dans le langage courant des jeunes, alors je l’utilise dans mes adaptations. 

La traduction évolue-t-elle beaucoup entre doublage et sous-titrage ?

A. D. – En sous-titrage, la contrainte principale est le nombre de lettres : si la phrase est trop longue, le spectateur n’a pas le temps de la lire. Les adaptateurs de sous-titres doivent choisir l’information la plus importante et la traduire en priorité. En doublage, la contrainte principale est le synchronisme. 

V. M. – Il est donc normal de trouver certaines différences entre les deux propositions. Nous travaillons de plus en plus en concertation avec l’équipe de sous-titreurs grâce à des plateformes d’échange de données mais cela reste assez peu fluide de mon point de vue. Par exemple, les tutoiements et vouvoiements doivent être raccords, ainsi que les noms ou surnoms attribués aux personnages.

M. C. – L’humour est aussi une question de rythme. Pour moi, c’est l’une des plus grandes difficultés en doublage : il faut respecter la synchronisation labiale mais aussi la « synchronisation corporelle et faciale », c’est-à-dire un mouvement de bras ou de tête indiquant une direction, un changement fort d’expression du visage, typique du jeu des sitcoms. La structure de la phrase anglaise étant différente de celle de la phrase française, il n’est pas toujours évident de garder le rythme original sans obtenir un résultat artificiel.

Publié le 10/06/2020 - CC BY-NC-SA 4.0