Écrire, puis fuir ou mourir en Russie
Être journaliste indépendant·e dans la Russie de Vladimir Poutine relève du défi. Désigné·es comme « agents de l’étranger », celles et ceux qui exercent leur métier et cherchent à délivrer des informations justes et fiables risquent leur vie. La plupart ont fui leur pays. La programmation du documentaire My Undesirable Friends (2024) de Julia Loktev au festival du Cinéma du Réel est l’occasion de mettre les projecteurs sur ces héros et héroïnes de l’information.
« Ce message (matériel) est créé et (ou) distribué par une source étrangère de médias de masse faisant office d’agent étranger et (ou) une entité juridique russe faisant office d’agent étranger. »
TV Rain
Cette phrase, écrite en russe, en lettres capitales sur fond rose, était diffusée systématiquement avant chaque programme d’information sur TV Rain, une chaîne de télévision indépendante, qualifiée d’ « agent de l’étranger » par le Kremlin. C’est ce que montre My Undesirable Friends (2024), documentaire de Julia Loktev qui dresse le portrait de journalistes russes indépendant·es, « agents de l’étranger » également. Ces mots implacables sur fond rose pointent du doigt celles et ceux qui, en raison de leur liberté de parole, de leur métier, sont traité·es comme des criminel·les par le pouvoir tyrannique de Poutine. « Pour éliminer ses critiques et opposants, un certain nombre d’options s’offrent à un régime répressif : les envoyer en prison ou les chasser du pays, les exécuter ou les battre à mort. Toutes ces méthodes produisent deux effets recherchés : l’un, immédiat, en éliminant le fauteur de troubles ; l’autre, dressant à l’obéissance, en propageant la peur dans la société », résument Andreï Soldatov et Irina Borogan dans Exilés, émigrés et agents russes. Une histoire chaotique (2023).
Journaliste en Russie, un métier à haut risque
« Trois de mes collègues ont été tués car ils enquêtaient en Afrique républicaine centrale sur le groupe Wagner, sur le chef Yevgeni Prigozhin », confie la journaliste Irina Dolinina à la caméra de Julia Loktev.
La Russie occupe le 162e rang sur 180 du baromètre sur la liberté de la presse établi en 2024 par Reporters sans frontières. TV Rain, Novaïa Gazeta, et tous les autres médias indépendants sont interdits en Russie depuis le début de la guerre en Ukraine. Les journalistes délivrant des informations honnêtes et fiables sont persona non grata, tout comme les opposant·es comme Alexeï Navalny. Certain·es, Anna Politkovskaïa (1958-2006), Pavel Cheremet (1971-2016), Natalia Estemirova (1958-2009), ont été assassiné·es. D’autres, Ivan Safronov, Evan Gershkovich, Maria Ponomarenko, ont été emprisonné·es et torturé·es. Celles et ceux qui n’ont pas encore été arrêté·es ou tué·es poursuivent leur métier contre vents et marées, malgré la répression exercée par le Kremlin, comme on le voit dans My Undesirable Friends. La plupart ont quitté la Russie, comme Anna Nemzer, Elena Kostyuchenko, victime d’une tentative d’empoisonnement, Ksenia Mironova, compagne d’Ivan Safronov, Irina Dolinina, Alesya Marokhovskaya, Sonya Groysman, Olga Churakova, Eduard Burmistrov, Tikhon Dzyadko, Dmitry Mouratov. Toutes et tous ont leur nom inscrit sur le registre des « agents de l’étranger » en Russie.
La loi russe sur les agents de l’étranger
« Le régime de Poutine ne peut survivre qu’en assénant ses “lois” et ses règles, et en réduisant au silence opposants, militants et citoyens indignés. Il veut aussi imposer son discours et sa vérité à ses administrés, traités depuis des années non comme des citoyens mais comme des sujets soumis à l’arbitraire des policiers, des juges et des chefs. »
Marie Mendras, politologue, membre de la revue Esprit (Ils font vivre le journalisme en Russie ! Portraits de journalistes indépendants, 2021)
Depuis la loi sur les agents étrangers de 2012, toute organisation russe recevant des financements internationaux et exerçant des activités politiques est considérée comme « agent de l’étranger » et figure dans le registre public tenu par le ministère russe de la Justice. La loi a été étendue aux médias en 2017 et, en 2021, aux journalistes en tant que personnes physiques. Cette législation conduit, comme l’explique Françoise Daucé, sociologue du politique, à « la reprise en main des rédactions couvrant de près ou de loin l’actualité politique de façon indépendante et critique du pouvoir. […] Les sites des associations, des médias et les réseaux sociaux sont contraints de signaler par la formule consacrée que les contenus qu’ils publient « ont été produits ou diffusés par des moyens d’information ou des personnes morales remplissant la fonction d’agent de l’étranger ». »
Pour les journalistes indépendant·es, continuer à écrire et à « tendre à la société russe un miroir ressemblant », comme le souligne Johann Bihr dans Ils font vivre le journalisme en Russie ! Portraits de journalistes indépendants (2021), est un combat.
L’écriture, un combat
« Vous jetez les gens en prison et commencez les guerres. Souvenez-vous que nous avons aussi une armée, qui est grande. Je suis un traître national. Oui, je suis la 5e colonne. Ma Russie existe indépendamment de vous. »
This Will Pass (2020) de Pornofilmy
Les paroles de la chanson de Pornofilmy, groupe de punk rock présent sur le plateau de TV Rain dans le film My Undesirable Friends, traduisent la détermination à résister contre le régime tyrannique et liberticide de Poutine. Artistes et journalistes mènent le même combat. Par leurs écrits, avec leurs mots, ils crient haut et fort leur refus de se taire, d’abdiquer.
Dans son émission « Who’s got the power ? » (« Qui a le pouvoir ? »), Anna Nemzer recueille les témoignages de Russes qui ne mâchent pas leurs mots : « Parler de violence est mal », dit l’une ; « Nous vivons dans un pays qui est contre nous », dit une autre ; « Une cour a demandé que je supprime une vidéo dans laquelle je parle d’enfants élevés dans des familles de même sexe qui ne sont pas différents d’enfants élevés dans des familles hétérosexuelles », confie un journaliste indépendant.
Cette parole libre se paye cher en Russie, comme le prouve la confidence d’Anna Nemzer, formulée il y a quelques années devant la caméra de Julia Loktev : « Et maintenant, je me retrouve dans une situation où je me demande sérieusement que choisir entre la persécution criminelle et l’émigration ? »
Aujourd’hui, Anna Nemzer a quitté la Russie. Pour elle, comme pour tant d’autres, le combat de l’information se poursuit, mais au-delà des frontières.
Publié le 21/04/2025 - CC BY-SA 4.0
Pour aller plus loin
Ils font vivre le journalisme en Russie ! Portraits de journalistes indépendants
Johann Bihr (dir.)
Les petits matins, 2021
Portraits et témoignages d’une vingtaine de journalistes indépendants en Russie qui montrent que le journalisme y perdure en dépit des pratiques autoritaires du régime et des risques encourus. © Électre 2021
À la Bpi, 071 BIH
L'Affaire Navalny. Le complotisme au service de la politique étrangère
Jacques Baud
Max Milo, 2021
S’appuyant sur des documents officiels des renseignements américains, britanniques, russes, français et allemands, l’ex-agent des services secrets suisses analyse l’affaire Navalny, allant à contre-courant des affirmations relayées par les médias occidentaux. © Électre 2021
À la Bpi, 329.9(47) NAV
Dans les geôles de Poutine
Alyosha Deminn
Albin Michel, 2023
Née en Russie, l’autrice dénonce les dérives autoritaires de Vladimir Poutine. Proche de son principal opposant Alexeï Navalny, elle relate son combat contre le pouvoir en place, ses arrestations, ses condamnations ainsi que les sévices et humiliations qu’elle a subis dans les prisons russes. © Électre 2023
À la Bpi, 328(47) DEM
Hommage à Anna Politkovskaïa
Buchet Chastel, 2007
L’assassinat d’Anna Politkovskaïa, à Moscou, le 7 octobre 2006, a été un choc ressenti dans le monde entier. Elle a dénoncé la guerre en Tchétchénie, stigmatisant le régime de Vladimir Poutine et l’hypocrisie de l’Occident, la passivité du peuple russe et la faiblesse de l’opposition démocratique. Des écrivain·es, des journalistes et des intellectuel·les saluent ici son courage. © Électre 2007
À la Bpi, 079.2 POL
Qu'ai-je fait ?
Anna Politkovskaâ
Buchet Chastel, 2008
Recueil d’une trentaine de textes de la journaliste russe, assassinée à Moscou le 7 octobre 2006. Elle y évoque son opposition à la guerre en Tchétchénie, à la dérive autoritaire du régime du Kremlin, à la violence, à la corruption, à la xénophobie. S’y ajoutent le témoignage de son mari, d’une de ses amies et de sa plus proche collègue de la Novaïa Gazeta. © Électre 2008
À la Bpi, 328(47) POL
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