À la lecture d’un ouvrage de Chris Ware, le lecteur perçoit rapidement la minutie du travail de l’auteur, l’attention qu’il porte au fond et à la forme de l’objet livre pour proposer une expérience complète. Balises a demandé à Benoît Cousin, éditeur en littérature et bande dessinée, qui a suivi l’adaptation française d’Acme : récit complet pour les éditions Delcourt, comment se traduisait cette exigence dans ses rapports avec Chris Ware.
Comment avez-vous découvert le travail de Chris Ware ?
Je l’ai découvert en tant que lecteur avec la publication française de Jimmy Corrigan aux éditions Delcourt. J’ai travaillé par la suite dans cette maison d’édition, où j’ai été son interlocuteur éditorial pour un unique livre, Acme.
Quelle est l’histoire de ce titre ?
J’ai été recruté par les éditions Delcourt pour remplacer l’éditeur qui suivait notamment l’adaptation en français des ouvrages de Chris Ware. Je suis arrivé au moment où Acme entrait dans le programme de publication. Le lien entre Chris Ware et Delcourt existait déjà depuis un moment. Guy Delcourt, le fondateur des éditions Delcourt, était en contact direct et personnel avec l’auteur. Il a souhaité que cet album soit édité en France et me l’a confié pour que j’en assure le suivi éditorial. Je ne connaissais pas le livre en version originale auparavant.
Acme, dans sa version originale, c’est la reprise d’une sélection d’histoires parues initialement dans des petits fascicules de formats extrêmement divers publiés sous le nom générique d’Acme Novelty Library, et enrichie avec beaucoup de contenu inédit. Chris Ware n’est pas du genre à réaliser une simple compilation, sans réfléchir au minimum à l’objet final. Il a donc repensé le contenu pour cette publication et ajouté de nombreux éléments complémentaires, y compris dans les endroits les plus inattendus. Notamment, sur la tranche du livre, donc dans l’épaisseur de la couverture en cartonnage, on peut trouver des histoires qui, typiquement, n’auraient pas pu préexister sous cette forme dans un fascicule. De même, les pages de gardes étaient conçues de manière assez spécifique, et il y avait un bandeau recto verso dont tout est signifiant, y compris la mise en forme des informations techniques (code-barres, etc.) !
Le site des éditions Delcourt indique que les ouvrages de Chris Ware sont publiés dans leurs versions françaises à l’identique des originales. Comment avez-vous travaillé afin d’aboutir à un résultat similaire ?
Quand Guy Delcourt m’a confié ce livre à superviser, il m’a prévenu que Chris Ware était très exigeant. On m’avait aussi raconté, avant que j’entame l’adaptation d’Acme, combien la publication de Jimmy Corrigan avait été longue et laborieuse, au sens strictement étymologique du terme. C’était la première rencontre entre Chris Ware et les éditions Delcourt et toutes les bases du travail entre eux ont été posées avec ce premier ouvrage. Le maquettiste de l’époque avait dû faire de nombreuses versions différentes pour coller le plus possible au souhait de Chris Ware. Même chose côté traduction : Chris Ware voulait quatre lignes en français quand il en avait quatre dans la version anglaise. Il fallait y arriver. L’exigence n’était, en fait, pas démesurée. Il s’agissait des attentes normales d’un auteur qui voulait un produit le plus fidèle possible à la version originale. Quand j’ai travaillé sur Acme, la situation était donc défrichée et chacun connaissait la nature du travail et des attentes de l’auteur. Comme chacun connaissait son périmètre d’action, je n’avais qu’à faire l’intermédiaire. Je travaillais avec la traductrice et le maquettiste pour proposer une version compréhensible pour un lecteur français et fidèle aux attentes de Chris Ware. Quand un ensemble de pages était prêt, je l’envoyais à Chris Ware par mail pour validation. À aucun moment, il n’y a eu de demandes de retouches de Chris Ware. Tout s’est déroulé de manière extrêmement fluide et sympathique. Il a même passé son temps à s’excuser pour la somme de travail que ça représentait et nous dire qu’on avait fait du bon boulot.
D’ailleurs, une anecdote : je suis allé voir l’exposition consacrée à son œuvre au festival d’Angoulême 2022. Par le plus grand des hasards, Chris Ware était là quand je l’ai visitée. Il prenait des photos des visiteurs de son expo, le sourire jusqu’aux oreilles. Il ne venait pas en tant que président du festival d’Angoulême, il se faisait juste plaisir. Je me suis présenté en lui rappelant : « Souvenez-vous, il y a quinze ans… C’était moi, chez Delcourt, qui vous avait accompagné sur Acme ». Et ça n’a pas manqué ! La première chose qu’il m’a dite c’est : « C’est quand même un livre bizarre. Je vous ai donné du fil à retordre. C’était vraiment un bouquin compliqué. Franchement merci ! ». Il a recommencé à s’excuser. Il est adorable !
Combien de personnes travaillaient sur ce livre ?
Il y avait Anne Capuron pour la traduction, Franck Debernardi le maquettiste qui disposait du fichier d’origine pour réaliser la version française, moi pour le suivi éditorial, ainsi que l’équipe de fabrication de Delcourt, chargée du suivi habituel de fabrication. Mais l’équipe la plus impliquée, l’équipe pivot pour l’adaptation en tant que telle, c’était le trio traductrice, maquettiste et éditeur.
Quel était le travail du maquettiste ?
Fort de son expérience sur Jimmy Corrigan, le maquettiste savait qu’il ne fallait rien changer. Si Chris Ware a choisi telle police de caractère pour tel texte, on n’y touche pas. L’encombrement du texte devait être identique pour obtenir le même nombre de lignes, avec parfois une tolérance d’une ligne quand on ne pouvait pas faire autrement. Son travail consistait à faire couler du texte français, par nature plus long que l’anglais, dans un gabarit de texte anglais. Mais pas seulement ! Quand il y avait du lettrage dans un dessin, par exemple un logo de marque représenté sur une boîte dessinée, il avait à refaire les caractères pour former le nom en français. Ce n’était pas seulement un travail de maquette, c’était aussi du graphisme au sens pur, du dessin et de la mise en scène à réajuster pour se couler dans l’œuvre originelle tout en la rendant intelligible en français.
Quelles étaient les contraintes au niveau de la fabrication ?
La plus grosse contrainte était le temps. En effet, comme le livre est de très grand format, qu’il est un petit peu compliqué avec des dorures, par exemple, il partait en impression en Asie, car aujourd’hui, les imprimeries chinoises sont réputées, et économiquement très compétitives, pour les livres d’art, hors format, avec du façonnage complexe. Les livres en eux-mêmes étaient imprimés assez rapidement mais expédiés ensuite par bateau. Les délais étaient donc incompressibles pour honorer la date de publication prévue.
Est-ce que la publication d’un album de Chris Ware, bien différent d’un album de bande dessinée traditionnel, est à la portée de tous les éditeurs ?
C’est un budget sans commune mesure avec une traduction dite classique. Le texte est écrit en très petits caractères et il y a beaucoup à traduire. Les postes de fabrication ou éditoriaux sont souvent un peu élevés sur un ouvrage qui sort de l’ordinaire. Quand on a de gros coûts en amont, le levier sur lequel on peut agir en tant qu’éditeur, c’est généralement le prix de vente. Dans le cas d’Acme, le prix de vente un peu élevé se justifie complètement au regard de l’objet final, et permet de s’y retrouver économiquement. Et puis Jimmy Corrigan avait fait de belles ventes et reçu en 2003 à la fois l’Alph-Art du meilleur album de l’année au festival d’Angoulême et le prix de la critique de l’ACBD (Association des critiques et journalistes de bande dessinée). Même si Chris Ware n’avait pas encore la notoriété d’aujourd’hui, sa renommée commençait à se construire et cela garantissait un socle de ventes minimum sur lequel on pouvait tabler. Même si le livre ne générait pas une marge délirante, l’équilibre financier pouvait être atteint.
Est-ce que c’est un pari économique qu’auraient pu faire beaucoup d’éditeurs indépendants, à l’époque ?
Delcourt a été le premier grand éditeur à se lancer dans le chantier de la traduction de Chris Ware, parce que la maison d’édition avait une assise assez solide pour pouvoir éditer ce type d’ouvrage, épais, coûteux en traduction et en fabrication, et exigeant envers le lectorat. Un petit éditeur comme L’Association aurait peut-être pu le faire à l’époque, mais ç’aurait été leur livre de l’année, sur lequel ils misaient tout, pour des raisons financières. L’Association a d’ailleurs fait Quimby the Mouse plus tard.
Quels souvenirs gardez-vous du travail sur cet album ?
J’ai le souvenir d’un moment très agréable. On s’arrachait les cheveux parfois mais c’était assez drôle. Comme la fois où l’on a découvert avec la traductrice, Anne Capuron, qu’il y avait du texte sur la tranche du livre… Ça n’arrive jamais dans la conception d’un livre.
Quand j’étais étonné par la traduction d’Anne, elle me disait de lire la phrase à voix haute pour me rendre compte d’un jeu de mots, ou elle m’indiquait la référence faite à un autre jeu de mots quelques lignes ou quelques pages avant. Parfois, c’était moi qui lui faisais remarquer un « piège », en arrivant sur le texte avec un regard complètement frais. C’était bien de pouvoir travailler en binôme pour essayer de ne pas passer à côté d’un jeu de mots ou d’une allusion dont Chris Ware adore truffer ses textes. C’était un ping-pong créatif qui nous a pris beaucoup de temps tant les pages sont denses. Je retiens surtout ce plaisir de traduire ou d’éditer en tentant de composer avec la contrainte Ware. Travailler sur cet ouvrage est un des plus beaux souvenirs de ma carrière d’éditeur.
Qu’est-ce que votre position d’éditeur a changé dans votre rapport avec l’œuvre de Chris Ware en tant que lecteur ?
J’ai travaillé dans l’édition de littérature et de bande dessinée. J’ai constaté qu’au bout d’un moment, la fraîcheur de la position du lecteur disparaît un peu. Mécaniquement, quand on travaille dans l’édition, on relève tous les défauts (erreurs de traduction, de mise en page, répétitions, etc.) en lisant. C’est une déformation professionnelle assez classique chez les éditeurs. Mais le plaisir de lecture reste toujours là, heureusement.
Chris Ware, c’est un cas particulier. Je savoure son œuvre encore plus aujourd’hui. J’ai un prisme forcément un peu biaisé pour aborder son œuvre, mais dans le bon sens du terme, parce que j’ai, le temps d’un livre, connu les coulisses et ça m’amuse beaucoup. Par exemple, j’imagine, en lisant, les difficultés qu’a pu rencontrer la traductrice ou le traducteur.
Quand j’ai lu Building Stories, le challenge de fabrication m’a semblé sans commune mesure avec les autres albums. Le grand recueil Acme restait finalement un livre assez classique. Il y a toujours une dimension un peu ludique, de l’ordre du bricolage, dans l’œuvre de Chris Ware. Je sais que pour la jaquette dépliante de Jimmy Corrigan, qui se transformait en une sorte de mobile, les gens de Delcourt ont dû réaliser un prototype et monter l’objet eux-mêmes pour être sûrs qu’il n’y avait pas d’erreurs. Mais pour Building Stories, je me suis dit que le chef de fabrication de chez Delcourt avait vraiment dû s’arracher les cheveux devant la complexité de l’objet.
À quel genre de BD appartiennent les ouvrages de Chris Ware ?
Jimmy Corrigan et Building Stories sont clairement des romans graphiques. Pour Acme, aussi, ça s’y prête bien. Aujourd’hui, l’intitulé « roman graphique » recouvre tout ce qui est un peu hors normes, qui sort du classique quarante-six pages couleur, mais j’aime à croire que la dimension littéralement romanesque est un élément important de cette catégorie d’ouvrages. Il y a, pour moi, une ambition littéraire, à la fois dans le format physique, la construction et l’écriture. Chris Ware mérite vraiment d’être qualifié d’auteur littéraire.
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