Interview

Appartient au dossier : Chris Ware, objets dessinés Comment traduire une œuvre ?

En français dans le texte : traduire Chris Ware
Entretien avec Anne Capuron

Littérature et BD

Building Stories - Bee Daily, couverture, 2012 © Chris Ware

La complexité de l’œuvre de Chris Ware et l’exigence de lecture qu’elle nécessite apparaissent rapidement au feuilletage d’un album. Anne Capuron, traductrice des ouvrages édités chez Delcourt, en a découvert la richesse et les subtilités par l’immersion dans les textes de Chris Ware, dont le travail fait l’objet dune exposition à la Bpi à partir de juin 2022.

Comment avez-vous commencé à traduire l’œuvre de Chris Ware ?

Je travaillais occasionnellement pour les éditions Delcourt. Un jour, une personne de l’équipe m’a prêté Jimmy Corrigan (2000). Je ne connaissais pas Chris Ware à l’époque et ça a été un choc : je n’avais jamais vu un roman graphique comme celui-là ! Quand j’en ai discuté avec elle, je lui ai dit : « Je suis contente de ne pas être la personne qui va traduire ce livre ». Ce à quoi elle a répondu : « Tu ne veux donc pas le faire ? ».

Avez-vous eu l’occasion de le rencontrer ?

Non. Quand un traducteur a besoin d’éclaircissements, il passe généralement par l’éditeur français, qui s’adresse à l’éditeur anglo-saxon, qui s’adresse à l’auteur. Je ne l’ai donc pas rencontré mais j’ai passé de longs mois en compagnie de son cerveau.

Quelle a été votre liberté d’action par rapport aux textes ?

Mon objectif en tant que traductrice, c’est la fidélité. Cela ne veut pas dire faire du mot à mot, mais saisir au maximum tous les éléments du texte – le sens, le rythme, les sonorités. Si je traduis une scène d’action, la longueur plus importante des mots en français donne une sensation de ralenti. Pour retrouver le rythme, je travaille la ponctuation, le choix des mots, et je joue sur les synonymes.

Prenons un exemple dans Acme, récit complet (2007), un album en grand format, écrit en tout petit. À un moment, Chris Ware explique un pliage de feuille assez complexe sur une page et demie, soit l’équivalent de cinq feuillets tapés. Il m’est arrivé de faire des traductions de pliages et la plupart du temps, quand on essaie de suivre les instructions, on se retrouve avec une boulette en papier. Il faut alors reprendre le texte anglais, le compléter avec de nouvelles instructions rédigées à la manière de l’auteur jusqu’à réussir le pliage. Or, avec Chris Ware, il n’y a pas de raison de changer quoi que ce soit. Tout est parfait. Dans son mode d’emploi, pas un mot ne manque ou n’est de trop. En plus d’être pédagogique, c’est d’une grande classe, et agrémenté de remarques comme : « N’oubliez pas de respirer si vous ne voulez pas vous couper avec le cutter ». Le moindre écart que je pourrais faire donnerait un résultat moins bon que la version en anglais. Donc la liberté, je n’en veux pas. Je veux juste faire aussi bien que lui.

Reste le problème du foisonnement : les mots en français sont plus longs et il faut en ajouter pour la grammaire et les liaisons. On passe de cinq feuillets à six et le sixième ne rentre pas dans le livre. Je dois donc couper, sans qu’il manque un bout d’instruction ou la petite remarque rigolote qui est du pur Chris Ware. Je vais remplacer les « parce que » par des « car », épurer les structures de phrase, et bricoler jusqu’à rentrer dans la pagination.

Un autre exemple : dans Jimmy Corrigan, il a fallu que je traduise en premier lieu la première vignette, sur laquelle est marquée « Now ». Le réflexe est de se dire : « now » égale « maintenant », ce qui ne rentrera jamais dans le cartouche ! Mais le travail de traduction, c’est aussi remettre en cause les traductions automatiques. « Aujourd’hui » ne rentre pas davantage. Mais « now » peut aussi vouloir dire « or » ou « là »… On contourne les difficultés en se penchant sur le sens et non sur les mots, et il ne va rien y avoir de choquant à tomber sur ces autres mots en ouvrant le livre, même si ça n’est pas la traduction qu’on a apprise à l’école.

Chris Ware a-t-il fait des retours sur la traduction ?

Un journaliste lui a demandé ce qu’il pensait de la traduction française. Il a répondu : « Je n’en ai pas la moindre idée, je ne parle pas un mot de français ». En revanche, il était bluffé de ne pas voir de différences avec l’édition américaine. C’est un compliment pour l’édition française, considérant que le projet de Delcourt est de toucher aussi peu que possible à l’équilibre de la version originale. J’avais une consigne : respecter le plus possible le jeu texte/image.

Comment êtes-vous parvenue à créer une unité entre des textes très longs et d’autres bien plus ramassés ?

Qu’il s’agisse d’un texte de trois pages sur un flocon de neige, d’une liste à la Georges Perec constituée de soixante lignes, de petits mots ou d’un petit cartouche, le seul lien entre ces textes, c’est l’esprit « Chris Ware », bien sûr, et le fait qu’on y retrouve toujours la même précision et la même justesse. Pour le reste, l’exercice mental de traduction n’est pas le même pour chacun d’entre eux. 

Il y a deux types d’exercice quand on traduit Chris Ware : la traduction classique et celle des cases où ça part dans tous les sens, mais où les choses se renvoient les unes aux autres. Celles-là, il faut les tournicoter longtemps pour que ça fonctionne. Par exemple, on tombe parfois sur un personnage dans une case qui pense à plusieurs choses en même temps, où la sonorité d’un mot en appelle un autre en anglais, mais où ça ne marche pas en français. Et puis un mot peut être en gros et un autre en petit, et à la traduction, l’ordre n’est plus le même : le mot important ne tombe plus au bon endroit dans l’image. Ce n’est plus de la traduction au sens où on l’entend classiquement, ça devient une sorte de Rubik’s cube.

Jusqu’où peut-on modifier le texte sans rien trahir ?

Dans Building Stories (2012), Brandford l’abeille essaie de butiner des fleurs pour ramener de la saccharose à sa famille. Il échoue systématiquement, jusqu’à la fin où il trouve une flaque de sucre. Il s’écrie, sur quatre petits blocs de texte : « Such bounty! And free! And all for me, Brandford the Bee! Whee! » Si je traduis littéralement, ça donne : « Quelle abondance ! Et tout ça gratuit ! Rien que pour moi, Brandford l’abeille ! Youpi ! ». On retrouve tous les éléments de sens… mais ni la rime, ni le rythme. Et le graphiste ne pourra jamais faire rentrer le français.

J’ai donc tiré le fil des contraintes. Je suis partie du bloc de sens le moins souple à traduire : « all for me, Brandford the bee ». Mais si je garde « Brandord l’abeille », je m’impose des rimes en « eille », ça s’annonce compliqué ! Finalement j’ai déroulé le fil en partant de « rien que pour moi » et des rimes en « oi ». Un autre traducteur serait peut-être parti sur une autre portion de texte et aurait suivi un autre chemin. [NDLR : essayez-vous à l’exercice ou découvrez la solution d’Anne Capuron en fin d’article*]

À première vue, le résultat paraît éloigné de l’anglais, mais il fallait restituer à la fois le sens, les rimes et l’effet comptine, et un ton cohérent avec le caractère de Brandford.

Building Stories – Bee Daily, couverture, 2012 © Chris Ware – Cliquer en haut à droite de l’image pour l’agrandir.

Y a-t-il beaucoup de contraintes avec Chris Ware ?

Il y en a presque dans toutes les cases. Notamment dans les légendes. Pour Rusty Brown, j’ai passé 25 à 30 % de mon temps à calibrer chaque pavé, à vérifier de combien je déborde pour rectifier. Je fais un premier jet spontané que j’affine ensuite. Je dois presque faire du ligne à ligne. Si j’ai un mot long en fin de ligne, il va passer sur la suivante et créer une ligne en trop. Ça peut parfois se résoudre juste en changeant l’ordre des mots dans une phrase. Avec d’autres auteurs, on a souvent une marge de manœuvre. Chris Ware, lui, fait ses maquettes à l’équerre et on est totalement captif du cadre.

Acme, récit complet, par Chris Ware, Delcourt, 2007

Quel fut l’album le plus difficile à traduire ?

Certainement Acme, car c’est celui qui comporte le plus de contraintes. Par exemple, sur une petite vignette pseudo publicitaire, Chris Ware est capable de faire un texte qui paraît linéaire quand on le lit mais qui est complètement déstructuré dans la vignette et où, en français, on ne tombe jamais au bon endroit. À cause de l’ordre des mots dicté par le français, les mots-clés ne tombent plus là où on en a besoin dans l’image. Il faut casser la logique pour en trouver une autre.

Il cache aussi des bouts de texte dans tous les coins, jusque sur le petit bord d’une boîte d’allumettes dessinée… Ça a tendance à disperser l’attention.

Avez-vous reçu des consignes particulières pour travailler sur ces textes ?

La consigne était de garder tout à l’identique : la typographie, le corps des lettres… On ne changeait rien, il fallait que cela rentre, parfois au chausse-pied. Quand vraiment j’avais un doute, je m’adressais au graphiste : « idéalement, essaie de me caser cela ». Pour le cas où ça ne passait pas, je lui proposais une deuxième possibilité qui me satisfaisait moins.

Vous êtes-vous déjà égarée dans le labyrinthe des textes qu’il a conçu ou êtes-vous tombée dans ses pièges (un jeu de mots, un oubli…) ?

Les exemples qui me restent en tête viennent d’Acme. J’étais dans une sorte de paranoïa parce que Chris Ware cache des choses partout. Il y avait par exemple, à la fin d’une fausse publicité, une adresse postale : « Department U-FKD, Chicago, IL, USA ». Je traduis littéralement. À la relecture, je m’arrête sur le UFKD que je lis phonétiquement « you’re fucked ». Je l’avais raté. J’ai passé une demi-heure à traduire ces initiales, que personne ne lira jamais. 

Autre exemple, celui d’une référence à Muybridge, photographe du 19e siècle. Chris Ware a orthographié son prénom Edweard, avec un « e » avant le « a ». Comme « weird », qui se prononce pareil, veut dire bizarre en anglais – ce qui colle assez bien avec le personnage –, je suis sûre qu’il s’est amusé, alors je modifie le prénom en « Edzarb ». Six mois plus tard, je tombe sur une mention de Muybridge et je constate que son prénom est Eadweard, un pseudonyme qu’il a choisi. Mais Chris Ware l’a orthographié Edweard. A-t-il oublié le premier « a » ou l’a-t-il fait exprès ? Je ne le saurai jamais et il y a une bizarrerie dans les trois versions. On finit par soupçonner un sens caché partout quand on est plongé dans l’univers de Chris Ware.


* La traduction proposée par Anne Capuron est : « Un tel octroi ! Et sans exploits ! Tout ça pour moi, je suis le roi ! Ô joie ! ».

Publié le 13/06/2022 - CC BY-NC-ND 3.0 FR

Rédiger un commentaire

Les champs signalés avec une étoile (*) sont obligatoires

Réagissez sur le sujet