Faire vivre l’esprit critique sur YouTube
Géant mondial du streaming vidéo, YouTube est devenu un espace majeur de la diffusion des savoirs. Il regorge de chaînes de vulgarisation, telles que La Tronche en Biais et Info ou Mytho ?, qui ambitionnent d’éveiller l’esprit critique d’un large public. Une mission difficile face aux limites imposées par les algorithmes de la plateforme qui n’échappe pas à la désinformation ambiante.
Au milieu des années 2000, le déploiement de YouTube en France marque un tournant majeur dans la diffusion des savoirs. La plateforme d’hébergement de vidéos devient rapidement un nouvel espace de médiation scientifique et culturelle, accessible au grand public. Des vidéastes y expliquent des concepts, souvent complexes, dans des domaines aussi variés que les sciences, l’histoire, l’art ou le cinéma, participant ainsi à former l’esprit critique de celles et ceux qui les regardent.
L’esprit critique en format court et pop
En 2015, les éditions Milan lancent un format de courtes capsules vidéo animées qui décryptent l’actualité. La série « 1 jour 1 question », coproduite par France Télévisions, rencontre un important succès auprès des 8-12 ans. « On a vraiment marqué une génération d’enfants », raconte Marie-Anne Denis, directrice générale de Milan Presse. Sur YouTube, ces vidéos cumulent des millions de vues. La plateforme, qui souhaite alors promouvoir l’éducation aux médias auprès des plus jeunes, apporte son soutien à la chaîne. Rebaptisée Info ou Mytho ? en 2021, elle a pour objectif de renforcer l’esprit critique dès le collège et de lutter contre la désinformation.
L’esprit critique est aussi le moteur d’un autre projet sur YouTube : La Tronche en Biais. Porté par Thomas C. Durand, biologiste de formation, il promeut la zététique, une méthode intellectuelle qui consiste à questionner les raisons pour lesquelles on croit ce que l’on croit. Le vidéaste confie que cette philosophie du doute « n’est pas un remède miracle, mais peut aider à apaiser les débats quand on n’est pas d’accord ». Vaccins, réchauffement climatique, médecines douces, astrologie : il s’agit de debunker, c’est-à-dire démystifier, les théories, les croyances et les idées reçues avec des preuves et des faits vérifiables.
Mise en scène dynamique, références pop, humour et pédagogie sont les principaux ingrédients de ces vidéos efficaces et attractives. Les premières vidéos de La Tronche en Biais jouent ainsi sur la théâtralité, avec un dialogue entre une marionnette et un professeur en blouse blanche. De son côté, Milan fait notamment appel à la vidéaste scientifique Valentine Delattre (Science de comptoir), pour incarner les codes de la plateforme. Thomas C. Durand souligne néanmoins la limite de l’exercice : « les formats courts sont très utiles pour vulgariser, mais on ne peut pas parler de choses complexes en quatre minutes, à un moment, il faut offrir du temps à une experte sur un format long. » Marie-Anne Denis ajoute : « les ados peuvent être séduits par les contenus, mais ne pas en retenir grand-chose. Nos fiches pédagogiques téléchargeables ont justement été créées pour que les contenus puissent être travaillés en classe avec un professeur. »
Algorithmes et désinformation
Les créateurs et créatrices d’Info ou Mytho ? et de La Tronche en Biais revendiquent une indépendance totale dans le choix de leurs sujets. Ils et elles se laissent guider par l’actualité politique et sociale, mais aussi par ce qui circule sur les réseaux sociaux. Cette liberté éditoriale est rendue possible grâce à la diversification de leurs sources de revenus (publications, conférences, etc.). En revanche, les vidéastes qui vivent exclusivement de la monétisation de leurs contenus (recettes publicitaires générées par YouTube) sont soumis·es à la politique de la plateforme. Lorsque YouTube juge qu’un sujet est sensible ou controversé, il peut décider de limiter, voire refuser la possibilité d’en tirer des revenus, même quand il s’agit de contenus éducatifs.
Face à la propagation des théories du complot sur les réseaux sociaux, Marie-Anne Denis observe que « tous les sujets sont devenus délicats. La première vidéo de la série Mytho-théories, “On n’a jamais marché sur la Lune”, a subi des volées de commentaires complotistes alors qu’on pensait le propos acquis ! ». Thomas C. Durand fait le même constat en prenant exemple sur sa récente vidéo à propos des origines du Covid-19 : « la crise passée, je pensais que les gens se seraient calmés mais pas du tout. » Cette confrontation avec une partie de l’audience, souvent complotiste, autour de controverses scientifiques implique une modération accrue des commentaires. Pour le vulgarisateur scientifique, « le principal danger pour la démocratie, c’est la polarisation du débat. Il faut tenter de désamorcer », plaide-t-il. C’est là, tout l’enjeu de Ne nous fâchons pas !, « un format sur les idées qui énervent tout le monde », comme la cancelculture, le wokisme ou le complotisme.
Un milieu encore peu diversifié
En 2024, le Baromètre de l’esprit critique montre que 71 % des Français·es s’informent sur Internet, et 63 % des jeunes via les réseaux sociaux. En deux décennies, YouTube est devenu un espace majeur de démocratisation et d’accès à l’information. La chaîne Info ou Mytho ? dépasse ainsi largement sa cible initiale, à savoir les collégien·nes, au profit d’un public beaucoup plus vaste.
Cette démocratisation souffre néanmoins d’un manque réel de diversité. Le milieu de la vulgarisation en vidéo reste dominé par des hommes blancs éduqués, à l’image de leurs publics. Un constat partagé sur La Tronche en Biais : « le public ressemble a priori beaucoup à ceux qui font les contenus, la chaîne est regardée par 80 % à 90 % d’hommes, post-bac, plutôt issus des sciences dures. » La plateforme, pourtant récente, perpétue les stéréotypes de genre selon lesquels les femmes ne seraient légitimes que sur des thématiques dites « féminines », comme la beauté et le bien-être, quand la science serait réservée aux hommes. Thomas C. Durand reconnaît que c’est un vrai problème et plaide pour « renforcer la diversité et accorder aux femmes la place qu’elles méritent. [Cela permettrait] que le public soit plus vaste. » Plus largement, le créateur encourage une pensée critique transdisciplinaire, enrichie de profils et de compétences variés, pour limiter, entre autres, les angles morts, les stéréotypes et les biais de discrimination inconscients.
Les plateformes face à leurs responsabilités
Les réseaux sociaux (YouTube, Facebook, Instagram, TikTok) se sont aujourd’hui imposés dans le paysage médiatique. Mais ces nouveaux espaces d’information et de débat sont loin d’être neutres. En tant que filiales de Google ou Meta, ils font partie intégrante des GAFAM, entreprises détenues par une poignée de milliardaires qui imposent leurs règles et leurs intérêts. Les algorithmes sont d’ailleurs régulièrement accusés de favoriser la circulation de fakenews et d’influencer l’opinion publique. Dès lors, comment faire vivre l’esprit critique sur des plateformes privées et commerciales? « C’est la précarité du métier de youtubeur. Il est difficile de travailler de manière efficace avec des règles qui changent arbitrairement tous les six mois », explique Thomas C. Durand. Face à cette dérégulation du marché informationnel, décrite par le sociologue Gérald Bronner dans La Démocratie des crédules (2013), il est de la responsabilité de nos démocraties de garantir des espaces d’échanges communs, ouverts et pluralistes, respectueux de chaque individu.
Publié le 24/03/2025 - CC BY-SA 4.0
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