Article

Appartient au dossier : Pasolini, de fable en réel

Figures populaires chez Pasolini

Personnages naïfs, foules et habitants des pays en développement circulent de manière récurrente dans l’œuvre documentaire de Pier Paolo Pasolini, diffusée par la Cinémathèque du documentaire au printemps 2021. Si le réalisateur projette sur eux ses idéaux politiques, il n’oublie pas de questionner, par leur biais, l’acuité de son propre regard sur le monde.

Pier Paolo Pasolini développe, dans ses films documentaires comme dans son œuvre de fiction, une galerie de personnages profondément populaires, figures idéales et intemporelles qui prennent place dans sa cosmogonie. Lorsqu’il interroge les Italiens sur leur sexualité, qu’il monte des images d’actualité ou qu’il part filmer l’Afrique pour y réaliser une Orestie contemporaine, il ne se dépare jamais de ses idéaux politiques. Les figures du décolonisé, de l’enfant ou de la foule incarnent l’espoir d’un monde meilleur tandis que la voix-over du cinéaste, toujours présente, complète ces figures idéalisées d’un discours sur un monde en plein bouleversement.

Les « gens de couleur » et l’espoir d’un monde élargi

À travers la figure des « gens de couleurs », tels qu’ils sont nommés dans La Rage (1963), Pasolini fonde l’espoir d’un monde nouveau face à l’uniformisation des démocraties occidentales d’après-guerre, gagnées par le capitalisme.

« Joie après joie, victoire après victoire »… Exalté par la libération des peuples (Cuba, Tunisie, Togo, Tanganyika…), le cinéaste montre dans La Rage l’étendue de cet espoir à travers un montage d’images d’archives des actualités cinématographiques, accompagnées d’un commentaire. Ce documentaire témoigne d’une foi intacte en la révolution des plus humbles, et de la certitude qu’il n’y aura pas de paix tant que l’humanité sera divisée entre maîtres et esclaves. Il y célèbre ces « autres », qui devront devenir familiers pour « grandir la terre ».

Pasolini conserve cette foi dans Carnet de notes pour une Orestie africaine (1970) lorsqu’il parcourt quelques pays du continent africain pour y transposer le drame d’Eschyle, avec l’ambition de réaliser un film « profondément populaire ». À la recherche d’Oreste, d’Agamemnon ou du chœur, il filme un vieux paysan, des guerriers Massaï ou des danseurs Wagogo, faisant le parallèle entre l’Afrique contemporaine et la Grèce antique. Pour lui, l’Afrique dans sa globalité serait, à la fin des années soixante, sur le point d’abandonner un mode de vie archaïque pour entrer dans la modernité. Le continent incarne, sous sa caméra, l’espoir d’une nouvelle voie entre passé intemporel idéalisé et rupture capitaliste ; une vision remise en cause par un groupe d’étudiants africains de Rome, qui portent sur les images du réalisateur un regard critique.

Pier Paolo Pasolini, Carnet de notes pour une Orestie africaine © Fondo Pier Paolo Pasolini, ADAV, Images de la culture (CNC), BnF – Bibliothèque Nationale de France, Carlotta Films, Carlottavod, 1969

La foule, entre sagesse et conformisme

L’art de Pasolini est profondément marqué par son engagement marxiste. Aux antipodes du héros individualisé bourgeois, son cinéma exalte le collectif. Foules révolutionnaires dans La Rage, groupe de travailleurs dans 12 décembre (1972), bandes de jeunes gens romains, indiens ou congolais : le groupe est dépositaire d’une forme de vérité. Tout comme dans ses œuvres de fiction, on lit dans le documentaire pasolinien son idéalisation de la classe ouvrière, à laquelle il n’a lui-même jamais appartenu et qui le fascine depuis sa découverte des banlieues romaines défavorisées en 1950. Les personnages de ses premiers films de fiction sont ainsi des archétypes de la classe ouvrière, que l’on retrouve de manière anonyme dans ses œuvres documentaires. Dans Carnet de notes pour une Orestie africaine, il recherche un pendant au chœur antique, personnage pluriel s’il en est, qui représente la sagesse et la tempérance en contrepoint à l’hubris des héros.

Mais la foule est ambivalente. Elle incarne aussi la bien-pensance qui empêche les désirs de s’épanouir pleinement dans Enquête sur la sexualité (1964), celle qui opprime les femmes et condamne la marginalité. Elle est le miroir de la société qui, à de nombreuses reprises, a rejeté Pasolini : son exclusion du Parti communiste italien en 1948 après accusation de détournement de mineurs ou ses différents procès pour obscénité. Dans La Rage, sur les images de liesse après l’élection d’Eisenhower, il écrit : « La joie d’un Américain qui se sent identique à un autre million d’Américains dans l’amour de la démocratie : voilà la maladie du monde futur ! »

Innocents, mais pas ignorants

Une figure échappe à la « cruauté du monde » selon Pasolini : celle de l’innocent. Ses films documentaires montrent des personnages d’enfants, de jeunes ou de vieilles personnes, qui témoignent d’une certaine pureté face à la corruption du monde moderne. Souvent filmés en plan rapproché, ces personnages semblent être les témoins silencieux des changements des sociétés traditionnelles, de leur désagrégation.

Ils sont d’abord ceux qui ne savent pas, ou ne veulent pas savoir. Dans Enquête sur la sexualité, Pasolini interroge longuement, parmi une grande diversité de témoins – hommes, femmes, de Milan à la Sicile –, des enfants à qui il demande simplement « d’où viennent les bébés ». Ces derniers, filmés en plan rapproché, gênés d’abord, répondent avec la candeur de leur âge qu’ils sont apportés par les cigognes ! Les personnes âgées incarnent de leur côté celles qui savent, mais dont la sagesse relève désormais d’une ignorance volontaire. Elle se traduit souvent par la sentence « c’est comme ça », en particulier lorsqu’il s’agit de questions de mœurs. La réserve prend un autre sens dans Carnet de notes pour une Orestie africaine lorsque Pasolini recherche la figure d’Agamemnon. Derrière le silence, c’est l’ancien, le sage, qui détient la vérité « vraie » et représente les survivants d’un monde sur le point d’être souillé par la modernité.

Mais l’innocence ne permet pas toujours le salut. Dans La Séquence de la fleur de papier (1967), un jeune homme, fleur à la main, déambule dans les rues de Rome. Célébration de la jeunesse et de l’insouciance, il paraît échapper au temps et à la corruption, représentés en contrepoint par de terribles images d’archives. Soudain, une voix off rend ce qui semble être un jugement divin : « On ne pardonne pas aux innocents […] Ceux qui ne veulent pas savoir doivent être punis. […] L’innocence est une faute ». Le jeune homme s’effondre dans la rue, foudroyé par la colère divine.

Publié le 12/04/2021 - CC BY-NC-SA 4.0

Rédiger un commentaire

Les champs signalés avec une étoile (*) sont obligatoires

Réagissez sur le sujet