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Appartient au dossier : Images des troubles moteurs

Images des troubles moteurs #2 : dans l’art contemporain

Depuis le milieu du 20ᵉ siècle, plusieurs plasticien·nes et photographes ont fait du handicap moteur un thème récurrent, voire central, de leurs œuvres. Cette réflexion est particulièrement présente dans le monde anglophone, tant chez les artistes que chez les chercheur·ses, au croisement de l’histoire de l’art et des disability studies. Balises revient sur quelques exemples à l’occasion du cycle « Handicaps : une vie à part ? » proposé par la Bpi en 2023.

Photographie de la National Gallery de Londres sous le soleil avec, au premier plan, une esplanade à l'ombre et, à gauche sur une colonne de pierre, une statue en marbre d'une femme sans bras
Wally Gobetz, CC BY-NC-ND 2.0 via Flickr

Les personnes porteuses d’un handicap moteur sont présentes de longue date dans l’histoire de la peinture et de la gravure – citons par exemple Les Mendiants de Pieter Bruegel l’Ancien (1568), Les Gueux de Jacques Callot (1622-1623), Les Ménines de Diego Vélasquez (1656), Le Factionnaire suisse au Louvre de Théodore Géricault (1819), les autoportraits de Louis Joseph César Ducornet (vers 1825 et 1852), le portrait de Madeline Scott par Ford Madox Brown (1883), ou encore les évocations de mutilés de guerre nourries par le traumatisme du premier conflit mondial. Au 20ᵉ siècle, le handicap moteur devient un sujet prédominant chez plusieurs artistes, qui en multiplient les représentations picturales, sculpturales et photographiques.

Dans les années 1930 et 1940, la peintre mexicaine Frida Kahlo signe plusieurs autoportraits évoquant, sans que son œuvre ne s’y résume, son handicap – Souvenir de la plaie ouverte (1938), Ce que l’eau m’a donné (1938), La Colonne brisée (1944) et Arbre de l’espérance, tiens-toi droit (1946). L’artiste britannique Francis Bacon, quant à lui, dépeint un enfant paralytique dans Paralytic Child Walking on All Fours (from Muybridge) (1961) et After Muybridge – Woman Emptying a Bowl of Water and Paralytic Child on All Fours (1965), deux toiles inspirées des études de mouvement du photographe Eadweard Muybridge.

Photographies en dialogue

À la même époque, la photographe américaine Diane Arbus immortalise des scènes et individus jugés excentriques, marginaux ou inadaptés – en raison, parfois, d’un handicap moteur ou mental, en particulier dans sa série Sans titre, réalisée lors de pique-niques, bals costumés et fêtes d’Halloween dans des centres accueillant des personnes trisomiques entre 1969 et 1971. Ce motif du déguisement se retrouve également dans Masked Woman in a Wheelchair, Pa. (1970).

Les photographies de Diane Arbus pointent, en creux, l’origine sociale de cette étrange altérité, construite à la fois par le contexte de la prise de vue et par le regard normé de certain·es spectateur·rices. Comme le note l’historienne de l’art Ann Millett-Gallant, le géant Eddie Carmel est handicapé par son physique – sa morphologie l’obligeant par exemple à utiliser une canne –, mais aussi par un environnement social et architectural qui le marginalise, incarné par le salon trop petit et le regard déconcerté de ses parents dans A Jewish Giant at Home with His Parents in the Bronx, N.Y. (1970). D’autres images, à l’inverse, soulignent l’autonomie de leurs sujets, comme Russian Midget Friends in a Living Room on 100th Street, N.Y.C. (1963) ou Miss Makrina, a Russian Midget, in Her Kitchen, N.Y.C. (1959). La première montre trois personnes de petite taille dans un cadre amical et ordinaire pour elleux. Sur la seconde, la femme interrompue dans un geste du quotidien semble, elle aussi, à l’aise dans l’environnement familier de sa cuisine, dont le comptoir et les hauts placards sont rendus accessibles par un discret marchepied.

L’œuvre de Diane Arbus rappelle également, de manière controversée, les débuts de la photographie médicale et les freak shows des 19ᵉ et 20ᵉ siècles. Son portrait de Lauro Morales (Mexican Dwarf in His Hotel Room in N.Y.C., 1970) fait écho aux cartes de visite des freaks autrefois montré·es en spectacle et, plus largement, aux codes des premiers portraits photographiques – en particulier par l’usage d’accessoires évoquant le statut social ou la personnalité du modèle. Le sens du chapeau penché, de la bouteille à moitié vide, du lit défait et du drap de bain reste toutefois ambigu, alimentant ainsi l’érotisme de la photographie. L’ambivalence des portraits de Diane Arbus se manifeste aussi dans le cadrage. D’un côté, l’usage du plan rapproché semble créer un contraste ironique entre la petite taille du modèle et la place qu’il occupe devant l’objectif, reproduisant en cela les codes du freak show. De l’autre, l’angle horizontal – et non en plongée –, ainsi que le chapeau et le pied débordant du cadre, introduisent, selon Ann Millett-Gallant, une intimité brouillant la séparation entre spectacle et spectateur·rice et contredisant l’idée d’un point de vue unidirectionnel et voyeuriste.

Dans les années et décennies qui suivent, le photographe américain Joel-Peter Witkin développe, à son tour, une œuvre inspirée des illustrations médicales et des freak shows, mais aussi de la mythologie antique, des vanités, des motifs religieux, de l’imagerie érotique et des tableaux vivants des siècles passés. Citant Diane Arbus comme l’une de ses références, il partage avec elle une admiration pour le photographe allemand August Sander. Des personnes porteuses d’un handicap moteur posent ainsi fréquemment pour ses photographies de studio, en noir et blanc, nourrissant un corpus plus largement tourné vers « les agencements baroques de restes humains et de fruits, les présentations de corps endommagés, les modèles au physique ou à l’érotisme étrange ».

Joel-Peter Witkin livre ainsi une œuvre controversée, qui reproduit, en même temps qu’elle dénonce, l’objectification des corps handicapés par ces différentes traditions iconographiques. Pour Ann Millett-Gallant – elle-même amie et modèle de Joel-Peter Witkin –, la force salutaire de ces images vient à la fois des intentions de l’artiste et de l’agentivité de ses modèles, qui choisissent librement de poser en studio et de se transformer en spectacle. Les photographies deviennent ainsi une scène, un espace d’exposition progressive et assumée de corps dits anormaux.

Pensée sur plusieurs décennies, cette mise en scène des corps handicapés – davantage que des individus – intègre souvent des références aux sculptures antiques et néoclassiques – Madame X (1981), Bacchus Amelius (1986), First Casting for Milo (2003), Portrait of Greg Vaughn (2004)… Ce motif, qui interroge la normativité des corps véhiculée par l’histoire de l’art, est commun à d’autres artistes contemporain·es représentant les handicaps moteurs.

Vénus contemporaines

Le Torse du belvédère, une sculpture antique dont ne subsistent que le tronc et le haut des jambes, a influencé de nombreux·ses artistes. Il est considéré comme un emblème de perfection par Michel-Ange, qui y puise l’une des figures de son Jugement dernier (1536-1541). Il est aussi envisagé comme un symbole de l’art sculptural par Anne Vallayer-Coster (1769), et comme une source d’inspiration par Angelica Kauffman (vers 1778-1780) et Jean-Léon Gérôme (1849). Au début du 19ᵉ siècle, Francisco de Goya en fait explicitement un corps mutilé dans l’une des gravures de sa série Les Désastres de la guerre. Découverte en 1820, la Vénus de Milo fait également l’objet, au cours du 20ᵉ siècle, de plusieurs interprétations soulignant l’amputation des bras. En 1931, le peintre surréaliste René Magritte appose, sur une figurine en plâtre, une peinture colorée attirant l’attention sur les moignons. En 1962, la plasticienne Niki de Saint Phalle dirige ses Tirs vers une Vénus désormais ensanglantée.

La performeuse irlandaise Mary Duffy incarne elle-même la Vénus de Milo à plusieurs reprises, notamment dans sa série photographique Cutting the Ties that Bind (1987). Dans les années 1990, l’artiste britannique Alison Lapper questionne les perceptions du handicap et de la beauté à travers des autoportraits centrés sur son visage et son buste sans bras, soulignant là aussi une ressemblance entre son propre corps et celui de la Vénus de Milo. En 1999, elle pose pour le plasticien Marc Quinn, qui en tire une œuvre majeure, Alison Lapper Pregnant. Cette immense sculpture la représentant nue, enceinte de huit mois, est installée de 2005 à 2007 sur le quatrième socle de Trafalgar Square. La féminité du modèle tranche avec les modèles masculins des statues alentour, tandis que sa grossesse « montr[e] que le corps infirme peut être sexualisé et fécond ». La statue surplombe légèrement les passant·es, qui restent toutefois suffisamment proches pour remarquer son absence de bras, ses courtes jambes, son ventre rond et sa tête haute – à l’inverse, la colonne sur laquelle se tient Horatio Nelson, au centre de la place, est si haute qu’elle dissimule la manche flottante de ce vice-amiral, amputé du bras droit au cours d’une bataille navale. Marc Quinn et Alison Lapper interrogent ainsi la place des femmes et des personnes handicapées dans l’histoire britannique et dans l’espace public contemporain.

Installée devant la National Gallery, Alison Lapper Pregnant illustre également une réflexion plus large de l’artiste et du modèle sur l’histoire de l’art et la perception des corps handicapés. Elle s’intègre en effet dans une série intitulée The Complete Marbles (1999-2005), représentant des hommes et femmes aux bras et jambes courts ou manquants. Réalisées en marbre de Carrare, ces œuvres de Marc Quinn font écho aux sculptures néoclassiques représentant les corps idéalisés de sujets antiques, et aux statues fragmentées ou endommagées de la civilisation gréco-romaine – en particulier à la Vénus de Milo, communément perçue comme un idéal de beauté féminine dans l’histoire de l’art. Les autoportraits d’Alison Lapper et les marbres de Marc Quinn renouvellent donc doublement le regard, selon le chercheur américain Tobin Siebers : par leurs références aux statues antiques, ils soulignent la grande beauté des corps handicapés et transforment la Vénus de Milo en une représentation du handicap.

Publié le 09/04/2023 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

The Disabled Body in Contemporary Art

Ann Millett-Gallant
Palgrave Macmillan, 2010

Mêlant histoire de l’art et disability studies, la chercheuse américaine Ann Millett-Garland analyse, dans cet ouvrage, les représentations du corps handicapé dans l’art contemporain. Chacun des quatre chapitres est consacré à une étude de cas : les performances de l’artiste irlandaise Mary Duffy ; les statues du sculpteur britannique Marc Quinn ; les photographies de Joel-Peter Witkin ; et celles de Diane Arbus. Mis en dialogue avec des œuvres contemporaines, des images de freak shows et des photographies médicales, ces quatre exemples lui permettent d’interroger, plus largement, la place du corps dans l’histoire de l’art et la culture visuelle.

À la Bpi, niveau 3, 704-91 MIL

« La mise en images du corps handicapé dans l’art contemporain », par Simone Korff Sausse | Alter 4(2), 2010

« Quels sont les enjeux psychiques de la mise en images du corps handicapé ? La psychanalyse permet de dévoiler les représentations inconscientes, aussi bien collectives qu’individuelles, que suscite le handicap, toujours source d’inquiétante étrangeté. Constatant que le handicap devient un thème récurrent et un sujet d’intérêt pour nombre d’artistes contemporains, l’auteur fait l’hypothèse que ces œuvres, dans la suite du corps christique, ont une fonction de révélateur des différents aspects du corps atteint d’une anomalie et qu’elles produisent un renouveau du regard sur le handicap. »

« Disability aesthetics and the body beautiful: Signposts in the history of art », Tobin Siebers | Alter 2(4), 2008

« La découverte de sculptures classiques, fragmentaires, au XVᵉ et XVIᵉ siècles réoriente l’art vers les corps abîmés et transforme en même temps la nature propre de la sculpture en tant que forme esthétique. Ce déplacement dans la conception de l’idéal de beauté permet également l’émergence de l’esthétique du handicap, c’est-à-dire la reconnaissance que le corps handicapé devient une source de grande valeur pour la création et l’appréciation des formes nouvelles de l’art. On peut repérer cette idée de l’esthétique du handicap, au long de l’histoire de l’art dans certaines manières d’indiquer que les œuvres anciennes peuvent évoquer le corps handicapé et dans des œuvres modernes consacrées au handicap. Ainsi se manifeste un courant puissant qui met au jour le handicap comme valeur esthétique en soi. » [Article en anglais]

Joel-Peter Witkin. Enfer ou Ciel

Anne Biroleau (dir.)
Éditions de La Martinière et Bibliothèque nationale de France, 2012

Publié à l’occasion de l’exposition « Joel-Peter Witkin. Enfer ou Ciel » organisée à la Bibliothèque nationale de France en 2012, cet ouvrage bilingue (français-anglais) offre un aperçu de l’œuvre du photographe américain, en dialogue avec des estampes du 16ᵉ au 20ᵉ siècle. Trois essais d’Anne Biroleau, Jérôme Cottin et Séverine Lepape, suivis de nombreuses reproductions de photographies et gravures, éclairent l’univers et les inspirations de cet artiste contemporain – une thématique également abordée, douze ans plus tôt, par l’exposition « Joel-Peter Witkin, disciple et maître » organisée à l’Hôtel de Sully et elle aussi accompagnée d’un catalogue.

À la Bpi, niveau 3, 770 WITK

Marc Quinn

Cristina Garbagna (dir.)
MACRO, 2006

Publié en 2006 à l’occasion d’une exposition au Musée d’art contemporain de Rome (MACRO), ce catalogue contient plusieurs photographies de la série The Complete Marbles et de la statue Alison Lapper Pregnant accompagnées, pour cette dernière, de croquis préparatoires et d’images du sculpteur au travail. Les textes de l’ouvrage sont en anglais et en italien.

À la Bpi, niveau 3, 70″20″ QUIN 2

Diane Arbus Revelations

Doon Arbus et al.
Random House, 2003

Cet ouvrage réalisé avec les ayants droit de Diane Arbus offre un large aperçu de l’œuvre de cette photographe américaine : on y trouve environ deux cents photographies reproduites en pleine page, accompagnées d’une chronologie, d’entrées biographiques sur ses collègues et ami·es, de reproductions de ses lettres, cahiers de notes et autres documents de travail, et de deux essais par Sandra S. Phillips, alors conservatrice principale de la photographie au San Francisco Museum of Modern Art, et Neil Selkirk, photographe et seule personne autorisée à imprimer des images de Diane Arbus après sa mort.

À la Bpi, niveau 3, 770 ARBU

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