Série

Appartient au dossier : Claire Simon en 4 histoires Claire Simon, à voix haute

Les histoires de cinéma de Claire Simon

Intégrer une grande école de cinéma, consacrer un village au documentaire, mettre en scène son histoire devant une caméra… Plusieurs films de Claire Simon attirent notre attention sur les enjeux de la création et de la production cinématographiques. Balises se demande comment la cinéaste transforme ces sujets en histoires, tandis que la Cinémathèque du documentaire lui consacre une rétrospective à l’automne 2023.

Une petite foule de jeunes gens pénètre dans une cour en passant une grande grille en fer forgée ouverte.
Claire Simon, Le Concours (2016) © Andolfi / Mouvement

Des jeunes gens se tiennent sur le trottoir, derrière une grille majestueuse en fer forgé. On les aperçoit de loin et en surplomb, depuis l’intérieur d’une cour. La cour est celle de la Fémis, prestigieuse école de cinéma parisienne sise dans d’anciens studios. Les jeunes gens, ce sont les candidat·es qui, au long du Concours (2016), s’apprêtent à passer une suite d’épreuves pour tenter d’intégrer le cercle restreint des admis·es. Quant à la grille, elle fait office de ligne de départ pour celleux qui la franchissent en nombre dès qu’un appariteur vient l’ouvrir ; mais elle représente aussi, regardée d’en haut, la Fémis comme une tour imprenable et fermée sur elle-même. 

Claire Simon filme des microcosmes cinématographiques dans Le Concours, mais aussi dans Premières solitudes (2018), tourné avec une classe de lycéen·nes en option cinéma qui racontent des bribes de leur vie familiale, ou encore dans Le Fils de l’épicière, le Maire, le Village et le Monde (2020). Tiré d’une série en dix épisodes intitulée Le Village (2019), le film raconte la création de la plateforme de VOD documentaire Tënk et d’un ensemble d’infrastructures dédiées à la création documentaire à Lussas, village ardéchois qui accueille déjà un festival de cinéma.

Work in progress

Dans ces trois films accompagnés d’une série, qui forment quasiment un triptyque thématique, Claire Simon filme des processus. Recruter une promotion d’étudiant·es à la Fémis requiert, de la part du jury, de déterminer progressivement quel·les candidat·es seront les plus à même de s’épanouir au sein de l’école. Ces dernier·ères doivent se projeter en permanence pour justifier leur légitimité : défendre leur vision du cinéma et leur maturité, qui pourraient faire d’elleux l’élite cinématographique de demain, mais aussi imaginer sans cesse des histoires, des décors, des découpages ou une direction d’acteur·rices, puisqu’iels passent des épreuves techniques et artistiques de cinéma. Dans Premières solitudes, la projection passe par l’introspection : les lycéen·nes échangent en continu sur leur histoire familiale et intime, pour mieux imaginer l’adulte qu’iels pourraient devenir. Enfin, Le Village et Le Fils de l’épicière, le Maire, le Village et le Monde suivent Jean-Marie Barbe, véritable locomotive à prospection, tandis qu’il se démène pour mettre en ligne la plateforme Tënk, et pour faire sortir de terre un bâtiment dédié à la production et à la post-production de films documentaires.

À Lussas, les projets sont utopiques et leur mise en œuvre aussi incertaine qu’artisanale : les personnes qui les développent doivent faire preuve de la même foi en l’avenir que leur initiateur, ce qui n’est pas sans fragiliser la cohésion des équipes. Ici, comme dans Le Concours et Premières solitudes, il s’agit donc d’imaginer ce qui pourrait être – de se projeter certes, mais dans un avenir très incertain. Claire Simon met ainsi au cœur de ces trois films la capacité de la créativité à soulever des montagnes – réussir un concours extrêmement sélectif, s’émanciper d’une histoire intime douloureuse pour inventer sa propre identité, réunir des financements et fédérer pour réaliser un projet ambitieux. Ce faisant, la cinéaste souligne la puissance performative de l’imagination des protagonistes, mais aussi celle du cinéma, à même de représenter ce qui n’existe pas, ou n’est que virtualité. Si le monde du cinéma est le sujet des trois documentaires, ils constituent aussi de véritables réflexions sur le pouvoir du dispositif cinématographique.

Sur une route de campagne déserte, un panneau souhaite la bienvenue aux États généraux du film documentaire de Lussas.
Claire Simon, Le Village (2019) © Petit à Petit Production

Les limites du cadre

En même temps que les potentialités créatives du cinéma, Claire Simon en filme certaines limites. Dans Le Village et dans Le Fils de l’épicière, le Maire, le Village et le Monde, elle raconte une entreprise fragile, autant dans son modèle, qui se veut coopératif, que dans ses projets, toujours à relancer et à réajuster face à la lourde machinerie administrative des institutions publiques et du mécénat. Elle montre aussi des initiatives culturelles qui parviennent peu à intéresser sur le territoire ardéchois où l’association est implantée, et peinent à élargir leur public.

Un même sentiment de huis-clos social émerge de Premières solitudes. Les lycéen·nes en option cinéma de Vitry-sur-Seine, en banlieue parisienne, s’y débattent certes avec un passif familial souvent lourd, mais iels ont créé à l’image, en collaboration avec la cinéaste, un espace de rencontre, où tous·tes peuvent inventer leur propre manière d’être. Dans l’enceinte du lycée où se déroule le documentaire, le cadre est toujours composé pour mettre en valeur le groupe, les entrées et sorties de champ réfléchies pour circonscrire les séquences, les discussions scriptées pour que le dialogue conserve un rythme et une durée laissant la place à chacun·e dans ce film choral. Cette projection cinématographique de soi se heurte au réel durant les deux séquences qui se déroulent à Paris. Ces scènes font irruption dans le récit, en rupture avec la continuité narrative. Les lieux, plus contraints, se prêtent moins à la composition de l’image et laissent moins de place à l’interprétation que les protagonistes font d’elleux-mêmes. Dans une brasserie ou dans une rue parisienne, les personnages paraissent hors-sol. Les élèves n’ont fait que passer le périphérique, mais ont simultanément traversé une frontière symbolique : celle qui les relie à un monde moins confiné que l’école. Il s’agit d’une barrière sociale, pour ces lycéennes de banlieue impressionnées par la grande ville, qui n’ont pas (pour la plupart d’entre elles) les codes que requiert, à leurs yeux, une déambulation dans le centre de la capitale.

La stratification de la société au prisme du cinéma est également au centre du Concours. Ici, le cinéma n’est pas le révélateur formel d’une fracture sociale, mais un vecteur de discrimination. Au fur et à mesure que s’égrène le processus de sélection des étudiant·es, transparaît de plus en plus l’écrémage social et culturel qui opère simultanément. La forte sélectivité liée aux connaissances et aux compétences artistiques attendues en est partiellement responsable : les juré·e·s recherchent des élèves qui n’auraient plus rien à apprendre ou presque une fois dans l’école, c’est-à-dire des étudiant·es déjà passé·es par des classes préparatoires, des grandes écoles, ou des stages professionnels. Cependant, cette sélectivité n’est pas la seule en cause. Le cas d’un candidat en particulier, parvenu jusqu’au grand oral final, révèle le mélange de préjugés et de condescendance qui guette le jury. Ayant appris sur le tas, gouailleur, le candidat ne correspond pas au portrait typique d’un étudiant à la Fémis et le jury, dans ses discussions, explique craindre qu’il ne s’intègre pas et qu’il soit malheureux. La discussion est longue, les termes violents, et la tentation d’une reproduction des élites culturelles et d’un entre-soi cinématographique sourd à chaque instant.

Sous un préau brut de décoffrage, aux larges piliers olibques peints en bleu turquoise, trois lycéens marchent de dos.
Claire Simon, Premières solitudes (2018) © Sophie Dulac Productions / Carthage Films

Regarder le cinéma se regarder

Si le risque de l’entre-soi n’est pas limité aux grandes écoles de cinéma, c’est bien un milieu cinématographique fermé sur lui-même que filme Claire Simon. Les partis-pris de tournage et de montage de la cinéaste exacerbent cette impression de huis-clos. Premières solitudes se déroule presque uniquement dans l’enceinte du lycée, et les autres élèves que les protagonistes en sont absent·es. Le dispositif cinématographique élaboré par la réalisatrice et les lycéen·nes ouvre des possibilités formelles et narratives, mais coupe simultanément les protagonistes du monde. Paradoxe documentaire, les personnages sont extraits de l’espace et du temps, existant dans le pur présent de leur propre parole. Le geste cinématographique s’en trouve réduit à un exercice ; il manque aux portraits l’épaisseur d’une inscription dans la durée et de points de vue contradictoires.

Les décors du Concours sont ceux des épreuves passées par les candidat·es et, à la marge, quelques autres espaces de l’école ayant un lien avec le processus de sélection. Les scènes montrent les étudiant·es au travail, les juré·es en délibération, le personnel administratif annonçant les résultats. Les personnages du Concours, durant leurs oraux, laissent entrevoir ce que leur rapport au cinéma raconte d’elleux-mêmes ; mais chacun·e, candidat·e ou juré·e, expose aussi sa vision du cinéma. Il en ressort un panorama kaléidoscopique du cinéma d’auteur·rice français, vu par des professionnel·les ou celleux qui rêvent de le devenir. Si le film montre cet entre-soi avec lucidité, le solipsisme menace. Un certain cinéma, sujet et objet, se regarde lui-même, et l’on en vient à se demander quel public appréciera le film, si ce n’est celui qui a participé à sa création.

Le territoire dans lequel s’inscrivent Le Village et Le Fils de l’épicière, le Maire, le Village et le Monde est plus vaste et plus varié : on y traverse la commune de Lussas, entre village et zones maraîchères, et on y monte plusieurs fois à Paris. Cependant, les lieux filmés sont ceux investis par l’association Ardèche Images, dispersée dans Lussas, et les institutions de cinéma à Paris – Cnap, Scam, CNC, Bpi… Des villageois·es apparaissent dans le film, mais iels ne font que le traverser, à l’image de ce public local que le festival ne parvient pas à conquérir. Il y a bien Patrice, le cultivateur, ou encore un producteur de vin nature, qui permettent à Claire Simon de proposer un parallèle entre le processus de vinification et la production de vin biologique d’un côté, et de l’autre le mûrissement des projets portés par Jean-Marie Barbe et son équipe. Pour autant, les étapes de la culture maraîchère et viticole sont bien moins documentées, dans Le Fils de l’épicière, le Maire, le Village et le Monde, que le développement de Tënk et du bâtiment nommé L’Imaginaïre. Il en ressort une frustration de ne pas voir ces personnages de paysan·nes suffisamment exister, et du désintérêt pour les multiples péripéties financières, administratives et managériales propres à l’association de cinéma.

Seule la série Le Village développe dans toute sa durée le parallèle entre les projets documentaires et viticoles, et donne de l’épaisseur à cette galerie contrastée de personnages hauts en couleur. « Là, on rentre dans un univers qu’on ne connaît pas. On fait des trucs, on ne sait pas si on peut le faire. […] Dans le monde économique dans lequel on vit, c’est un modèle qui ne colle pas. » Cette réflexion provient de l’agriculteur, Patrice Bauthéac. En le montrant au travail, semant, récoltant et distribuant sa production, Claire Simon ne représente plus le territoire lussassois seulement au prisme du cinéma. Grâce au montage, elle ouvre le dialogue entre des hommes différents, et compare leurs projets utopiques et politiques. Elle ajoute ainsi de la vie au territoire qu’elle filme, et donne aux aventures de Jean-Marie Barbe l’universalité qui leur faisait parfois défaut.

Publié le 11/09/2023 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

photographie de Claire Simon en noir et blanc
Claire Simon © Sophie Bassouls

« Cinémathèque du documentaire à la Bpi - Claire Simon » : Entretien avec Marion Bonneau | Les yeux doc, septembre 2023

Cet entretien avec Marion Bonneau, programmatrice du cycle « Claire Simon, les rêves dont les films sont faits », est à retrouver sur Les yeux doc, la plateforme du catalogue national de films documentaires animée par la Bpi.

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