Sélection

Appartient au dossier : Comment écrire l’histoire ?

Des historiennes et historiens face à leur passé

Comment historiennes et historiens abordent-ils leur propre passé ? Et celui de leurs ancêtres ? Balises vous propose une sélection d’ouvrages pour découvrir le travail de ces chercheuses et chercheurs ayant fait de leur histoire intime et familiale un objet d’étude ou de réflexion, en écho à une rencontre avec Annette Wieviorka organisée en octobre 2022 à la Bpi.

En 1987, les éditions Gallimard publient Essais d’ego-histoire, un ouvrage collectif majeur dans le développement de ce genre nouveau. Dans l’introduction, l’historien Pierre Nora en propose une définition :

L’exercice consiste à éclairer sa propre histoire comme on ferait l’histoire d’un autre, à essayer […] d’expliciter, en historien, le lien entre l’histoire qu’on a faite et l’histoire qui vous a fait.

En parallèle se développe un genre littéraire marqué par les enjeux de mémoire et de transmission familiale, que le critique Dominique Viart qualifie en 1999 de « récit de filiation ».

Cet intérêt pour le passé familial est aujourd’hui manifeste dans la littérature comme dans les sciences humaines, ce qu’illustrent par exemple Les Disparus de l’essayiste et critique littéraire Daniel Mendelsohn (2006), Retour à Lemberg de l’avocat Philippe Sands (2016), Une famille française de la politologue Audrey Célestine (2018) ou encore Les Presque Sœurs de la romancière Cloé Korman (2022). Les écrits d’historiens sont également nombreux : certains font le choix d’un récit (auto)biographique nourri de souvenirs personnels, quand d’autres abordent leur histoire familiale en y posant le regard scientifique propre à leur discipline.

Publié le 03/10/2022 - CC BY-SA 4.0

Notre sélection

Tombeaux. Autobiographie de ma famille

Annette Wieviorka
Seuil, 2022

Dans la continuité d’un précédent livre consacré à son long séjour dans la Chine maoïste (Mes années chinoises, 2021), Annette Wieviorka livre ici un nouvel ouvrage personnel, entre biographie et hommage littéraire aux disparus de sa famille. Sont ainsi évoqués la difficile arrivée en France de ses grands-parents polonais ; les réseaux de sociabilité des immigrés juifs à Paris ; la complexité des engagements politiques et religieux dans cette première moitié du 20ᵉ siècle ; la montée des périls et les rafles ; les fuites et les déportations ; les difficultés de l’après-guerre et les fantômes des absents.

Annette Wieviorka s’appuie sur ses souvenirs et ceux de ses ascendants, sur de longues recherches en archives et sur ses connaissances d’historienne spécialiste de la Shoah. Si la méthodologie et les considérations de la chercheuse transparaissent au fil des pages, elle livre avant tout un récit intime, une œuvre de mémoire et de transmission.

Quelle histoire. Un récit de filiation (1914-2014)

Stéphane Audoin-Rouzeau
Éditions de l'EHESS, Gallimard et Seuil, 2013

Historien de la Première Guerre mondiale, Stéphane Audoin-Rouzeau revient dans cet ouvrage sur l’expérience des hommes de sa famille : « ceux de ma lignée dont la Grande Guerre a percuté la vie, directement ou non, j’ai tenté de diriger vers eux un effort historique, de retourner vers les miens des protocoles de recherche jusqu’ici réservés à d’autres ». Il s’appuie principalement sur des écrits familiaux : des lettres envoyées du front par son grand-père maternel, un récit des premiers combats rédigé par son grand-père paternel, les mémoires de son père écrivain surréaliste, un entretien enregistré des décennies plus tôt avec le grand-père de son épouse, etc.

Il retrace le parcours de soldat de ses deux grands-pères, mais aussi – en particulier du côté paternel – la période de l’entre-deux-guerres et du second conflit mondial : la difficulté de son grand-père à réintégrer la vie civile, l’incapacité de son père à appréhender l’expérience combattante… Il interroge enfin les disparités entre la mémoire familiale et les notes écrites, ou entre la vision de son père pacifiste et ses propres connaissances d’historien de 14-18.

À l'ombre de l'histoire des autres

Camille Lefebvre
Éditions de l'EHESS, 2022

Dans cet ouvrage issu de son projet d’habilitation à diriger des recherches, Camille Lefebvre retrace, en historienne, les trajectoires de ses quatre grands-parents. Ces expériences d’exil et d’engagement communiste dans l’Europe du 20ᵉ siècle conduisent à la rencontre « de la fille d’une jeune femme juive ashkénaze ayant grandi entre Odessa et Kichinev et du fils d’un couple de marchands de tissus juifs séfarades de Sidi-bel-Abbès », ainsi qu’à celle « de la fille d’un boucher de Seine-Maritime et d’un républicain espagnol fils de paysan de la région de Ségovie. »

Les quatre branches de sa famille font l’objet de quatre chapitres successifs. Camille Lefebvre s’appuie sur la mémoire familiale, dont elle interroge les récits aussi bien que les silences, mais également sur une large bibliographie, sur des entretiens, sur des lettres et documents privés et sur des archives publiques. L’ensemble est précédé d’une introduction dans laquelle l’autrice présente sa méthodologie et interroge son positionnement face à ce nouvel objet d’étude, tout en revenant plus largement sur le développement de ce type d’écrits autobiographiques et scientifiques.

Les Clés retrouvées. Une enfance juive à Constantine

Benjamin Stora
Stock, 2015

Benjamin Stora évoque ses premières années, de sa naissance en 1950 dans une famille juive de Constantine jusqu’à leur départ pour la France en 1962. Il revient sur l’histoire de cette ville millénaire ; sur la généalogie de sa famille, entre filiation berbère et héritage andalou ; sur l’atmosphère, les traditions et la vie quotidienne des quartiers juifs, musulmans et européens ; sur l’évolution des mentalités et des comportements à mesure que s’intensifie le combat pour l’indépendance ; ou encore sur l’irruption brutale de soldats – et, avec eux, de la réalité de la guerre – dans l’appartement familial donnant sur les gorges de Rummel.

Ses connaissances d’historien spécialiste de la guerre d’Algérie et du Maghreb viennent bien sûr enrichir la réflexion – il mentionne par exemple à plusieurs reprises les conséquences du décret Crémieux qui, en 1870, attribue automatiquement la citoyenneté française aux Juifs d’Algérie. Néanmoins, cet ouvrage s’apparente davantage à un récit personnel qu’à une production scientifique, né des souvenirs de l’auteur et d’une mémoire familiale.

À la Bpi, niveau 2, 961.233 STO

Composition française. Retour sur une enfance bretonne

Mona Ozouf
Gallimard, 2009

Née en Bretagne durant l’entre-deux-guerres, Mona Ozouf revient sur son enfance façonnée par trois influences souvent contradictoires : celle de l’Église catholique et de sa grand-mère pratiquante ; celle de l’école qui, au nom de l’universalisme républicain, tend à ignorer ou effacer les identités locales ; et celle d’une mère attachée à la langue bretonne et à la mémoire de son mari, militant de la cause bretonne décédé prématurément.

Il ne s’agit pas tant d’un livre d’histoire que d’un travail de mémoire et d’une réflexion politique sur la tension entre universalisme et particularismes, entre esprit national et identités locales – réflexion nourrie par les travaux antérieurs de Mona Ozouf sur l’histoire de l’école, au cœur de l’entreprise républicaine, et sur celle de la Révolution française défendant une nation une et indivisible.

À la Bpi, niveau 3, 840″19″ OZOU 4 CO

Histoire des grands-parents que je n'ai pas eus

Ivan Jablonka
Seuil, 2012

Entre démarche historienne et exercice littéraire, Ivan Jablonka retrace dans cet ouvrage le parcours des grands-parents paternels qu’il n’a pas connus : Mates et Idesa Jablonka, nés à l’aube de la Première Guerre mondiale dans une petite ville d’Europe orientale, engagés au sein du Parti communiste polonais puis exilés en France, déportés et assassinés comme des millions d’autres Juifs dans l’Europe nazie.

Ivan Jablonka s’appuie sur une vaste bibliographie, sur des observations de terrain, sur des archives conservées en Pologne et en France – sources communales, recensements, fichier de la Sûreté nationale, etc. – et sur des entretiens avec des membres de sa famille, des témoins et des descendants de témoins. Ce livre est donc à la fois une biographie familiale et un récit d’enquête, dans lequel l’auteur présente aussi bien la démarche que les résultats de ses recherches.

À la Bpi, niveau 2, 944-86 JAB

Sois sage, c'est la guerre. Souvenirs d'enfance, 1939-1945

Alain Corbin
Flammarion, 2014

Figure majeure de l’histoire des sensibilités, Alain Corbin se prête ici à un exercice inédit : « retracer les impressions et les émotions de la petite enfance », en couchant sur le papier ses souvenirs du second conflit mondial. Âgé de trois ans et demi lors de la déclaration de guerre de septembre 1939, le petit Alain a connu l’exode du printemps 1940 puis le retour dans sa Normandie natale, l’occupation allemande puis le débarquement des soldats alliés en 1944.

Au-delà des événements inscrits dans les manuels d’histoire, il raconte la vie quotidienne dans les bocages normands. La cuisine et l’hygiène, l’école et les loisirs, les musiques populaires et les chants religieux sont ainsi évoqués au fil d’un récit très personnel dont l’objectif est précisé dès l’avant-propos : « ce sont mes souvenirs d’émotions alors éprouvées que j’ai tenu à restituer, sans y imposer le voile de connaissances futures ».

Bientôt à la Bpi

Pour aller plus loin

« Souvenirs d’historiennes et d’historiens », Le Cours de l'Histoire | France Culture, 12-15 septembre 2022

Historiennes et historiens interrogent leur rapport au passé dans cette série de quatre entretiens avec Xavier Mauduit : Annette Wieviorka et Camille Lefebvre reviennent sur leurs histoires personnelles et familiales, tandis que François Hartog et Pierre Nora retracent leurs parcours intellectuels et professionnels.

« Berthe et Léna », L'Expérience | France Culture, 9 février 2020

Mathilde Raczymow nous fait entendre la recherche à l’œuvre dans cet épisode consacré à une enquête familiale : celle menée aux Archives nationales avec sa mère, l’historienne Annette Wieviorka, afin d’éclairer le passé de sa grand-tante Berthe, dénoncée et condamnée en 1946 pour son avortement clandestin.

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